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Interview de Samir Amin (2) | « Le socialisme, c’est plus que le capitalisme sans capitalistes »

par Ruben Ramboer

Publie le jeudi 1er novembre 2012 par Ruben Ramboer - Open-Publishing

Première partie ici

« En ces temps de capitalisme sénile, les protestations des mouvements sociaux amènent des changements politiques, pour le meilleur ou pour le pire, fascistes ou progressistes. » Telle était la conclusion de l’économiste marxiste Samir Amin dans la première partie de cette interview, publiée dans Solidaire n°38. Dans cette seconde partie, il aborde la question du dépassement du capitalisme en crise. « Il est temps pour la gauche d’avoir de l’audace  ! Elle doit construire un front contre les monopoles. »

Ruben Ramboer

Pour l’économiste Samir Amin, professeur honoraire, directeur du Forum du Tiers Monde à Dakar et auteur de nombreux ouvrages traduits dans le monde entier, « être marxiste implique nécessairement être communiste, parce que Marx ne dissociait pas la théorie de la pratique — l’engagement dans la lutte pour l’émancipation des travailleurs et des peuples ». C’est ce que fait Samir Amin : dans la première partie de cet entretien, il analysait la crise  ; ici, il aborde la lutte contre la toute-puissance des monopoles capitalistes et pour une autre société.

Quelles sont les caractéristiques de ce « capitalisme sénile » qui pourrait selon vous mener à une « nouvelle ère de grands bains de sang »  ?

Samir Amin. Il n’y a plus d’entrepreneurs créatifs, mais des « wheeler-dealers » (magouilleurs). La civilisation bourgeoise, avec son système de valeurs — éloge de l’initiative individuelle naturellement, mais aussi ses droits et libertés libéraux, voire même la solidarité au plan national — a fait place à un système sans valeurs morales. Voyez des présidents des États-Unis criminels, des marionnettes et technocrates à la tête de gouvernements européens, des despotes dans le Sud, l’obscurantisme (talibans, sectes chrétiennes et bouddhistes...), la corruption généralisée (dans le monde financier en particulier)... On peut décrire le capitalisme d’aujourd’hui comme sénile, qui peut inaugurer une nouvelle ère de massacres. Dans une telle période, les protestations des mouvements sociaux amènent des changements politiques. Pour le meilleur et pour le pire, fascistes ou progressistes. La crise des années 1930 a par exemple mené au Front populaire en France, mais aussi au nazisme en Allemagne.

Qu’est-ce que cela signifie pour les mouvements de gauche actuels  ?

Samir Amin. Nous vivons une époque où se profile une vague de guerres et de révolutions. Les victimes de ce système vont-elles réussir à former une alternative positive, indépendante et radicale  ? Tel est l’enjeu politique aujourd’hui. Il faut que la gauche radicale prenne l’initiative de la construction d’un front, d’un bloc alternatif anti-monopoles comprenant tous les travailleurs et producteurs victimes cette « oligarchie des monopoles généralisés », dont une grande partie des classes moyennes, les agriculteurs, les PME...

Vous affirmez que la gauche doit renoncer à toute stratégie qui aiderait le capitalisme à sortir de la crise.

Samir Amin. Il est temps d’avoir de l’audace  ! Nous ne sommes pas dans un moment historique où la recherche d’un « compromis social » capital/travail constitue une alternative possible comme dans l’après-guerre avec la social-démocratie des États-providence. Certains nostalgiques s’imaginent pouvoir « faire reculer » le capitalisme des monopoles sur leur position d’il y a quelques décennies. Mais l’histoire ne permet jamais de tels retours en arrière.

Nous sommes dans un moment historique ou la gauche radicale doit être audacieuse. Je parle de la gauche qui est convaincue que le système capitaliste doit être dépassé fondamentalement. Mais aussi une gauche qui ne perd pas de vue que le socialisme doit être inventé sans ayant nécessairement un modèle préexistant. Dans les pays du Nord, il y a les conditions objectives pour isoler le capital des monopoles. Cela commence par une alliance sociale et politique qui rassemble l’énorme majorité.

Cette audace existe-t-elle aujourd’hui  ?

Samir Amin. Le manque d’audace à gauche est terrible à l’heure actuelle. Vous vous rappelez comme les sociaux-démocrates ont été contents quand le régime soviétique s’est effondré, et avec lui les partis communistes d’Europe occidentale  ? Je leur ai dit : « Vous êtes stupides. La prochaine chute, c’est la vôtre, le capital avait seulement besoin de vous parce qu’il y avait la menace communiste. » Et, au lieu de se radicaliser, ils ont au contraire glissé à droite. Ils sont devenus sociaux-libéraux. Maintenant, que l’on vote social-démocrate ou à droite, c’est la même chose. Tous disent : « Nous ne pouvons rien faire, c’est le marché qui décide, les agences de notations, le super parti du capital des monopoles. »

Nous voyons même des segments importants de la gauche radicale accepter cela par crainte ou désarroi. Il y a même des gens qui se font appeler « communistes », mais disent qu’ils ne peuvent être qu’une aile gauche de la social-démocratie. C’est toujours la même logique d’accommodation du capitalisme. Une logique du « moins pire ». « C’est imposé par l’Europe » est l’argument par excellence. « L’Europe, ce n’est pas bon, mais la destruction de l’Europe ce serait pire. » Mais aller de moins pire en moins pire, c’est en arriver in fine au « plus pire ». Il y a deux ans, on disait aux Grecs, allez, une petite cure d’austérité et ça ira  ! On en est à la quantième  ? La huitième  ?

Quels pourraient être les mots d’ordre de « l’alliance sociale et politique » que vous prônez  ?

Samir Amin. L’idée générale est la création d’un bloc anti-monopoles. Il faut un projet global qui remette en question le pouvoir des « monopoles généralisés » (voir première partie de cette interview dans Solidaire n°38). Nous ne pouvons pas rêver que les individus puissent changer le monde juste par le miracle de leur action individuelle – idée que l’on retrouve dans plusieurs mouvements socialistes et chez des philosophes comme Toni Negri.

Cela commence par le fait d’expliquer qu’il existe des alternatives aux politiques d’austérité. Sous une forme populaire, cela revient à casser le discours du capital de « compétitivité et modération salariale ». Pourquoi ne pas dire l’inverse, que les salaires ne sont pas suffisants et les profits trop gros  ?

Dans le meilleur des cas, cela mène à une légère réduction des inégalités…

Samir Amin. Ce n’est naturellement pas assez. Une gauche authentique doit inverser le désordre social produit par les monopoles. Des stratégies pour assurer l’emploi maximal et garantir des salaires convenables, allant de pair avec la croissance. C’est tout simplement impossible sans exproprier les monopoles. Les secteurs clés de l’économie doivent donc être nationalisés. Les nationalisations sont, dans une première étape, des étatisations, le transfert de la propriété du capital privé à l’État. Mais l’audace consiste ici à « socialiser » la gestion des monopoles nationalisés.

Prenons ces monopoles qui contrôlent l’agriculture, les industries chimiques, les banques et la grande distribution. Les « socialiser » signifie que les organes de gestion comprennent des représentants des agriculteurs, des travailleurs de ces anciens monopoles bien sûr, mais aussi des organisations de consommateurs et des pouvoirs locaux (concernés par l’environnement, mais aussi l’école, le logement, les hôpitaux, l’urbanisme, le transport…)

Une économie socialiste ne se limite pas à la socialisation de son management. Le socialisme n’est pas juste le capitalisme sans les capitalistes. Il doit intégrer la relation entre l’homme, la nature et la société. Continuer dans la forme que le capitalisme propose revient à détruire l’individu, la nature et les peuples.

Que faites-vous de Wall Street et de la City  ?

Samir Amin. Il faut une « définanciarisation ». Un monde sans Wall Street, pour reprendre le titre du livre de François Morin. Cela implique impérativement la suppression pure et simple des fonds de spéculations et des fonds de pensions, devenus des opérateurs majeurs dans la financiarisation. L’abolition de ces derniers doit se faire au bénéfice d’un système de retraites par répartition. Il faut repenser entièrement le système bancaire. Ces dernières décennies, le système bancaire est devenu beaucoup trop centralisé et seuls quelques géants font la loi. Dès lors, on pourrait concevoir une « banque de l’agriculture », ou une « banque de l’industrie » dans lesquelles les conseils d’administration élus sont composés des clients industriels et des représentants des centres de recherche et des services de l’environnement.

Comment voyez-vous le rôle de mouvements comme Occupy, les Indignés et les syndicats dans la lutte contre les monopoles  ?

Samir Amin. Qu’il y ait aux États-Unis un mouvement comme Occupy Wall Street est un signal magnifique. Que l’on n’accepte plus comme ça les injonctions « il n’y a pas d’alternative » et « l’austérité est obligatoire » est très positif. Idem pour les Indignés en Europe. Mais ce sont des mouvements qui restent faibles, qui ne recherchent pas suffisamment des alternatives. Les syndicats jouent un rôle important, mais ils doivent se redéfinir. Les mots d’ordre d’il y a cinquante ans sont dépassés. Il y a cinq décennies, quatre travailleurs sur cinq avaient un emploi sûr et stable, et le chômage n’existait quasiment pas. Aujourd’hui, seuls 40 % ont un job stable, 40 % travaillent avec un contrat précaire et 20 % sont au chômage. La situation est radicalement différente. Les syndicats ne peuvent donc pas se limiter à des revendications qui ne concernent que la moitié de la classe des travailleurs. Il est absolument nécessaire que l’on prenne en compte le droit des chômeurs et des personnes sous contrat précaire. Il s’agit souvent de gens d’origine immigrée, de femmes et de jeunes.

Comment voyez-vous la relation entre la lutte des classes dans le Nord et dans le Sud  ?

Samir Amin. Les conflits capitalisme/socialisme et Nord/Sud sont indissociables. Le capitalisme est un système mondial et les luttes politiques et sociales, si elles veulent être efficaces, doivent être menées simultanément dans l’arène nationale et sur le plan mondial. C’est-ce que Marx voulait dire avec « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous  ! ». Être communiste veut également dire être internationaliste.

Il est absolument indispensable d’intégrer la question du climat, des ressources naturelles et de l’environnement dans le conflit Nord-Sud. L’appropriation privée de ces ressources et l’usage abusif de la planète mettent en danger le futur de toute l’humanité. L’égoïsme des oligopoles dans le Nord a été brutalement exprimé par Bush qui a déclaré « The American way of life is not negotiable » (le mode de vie américain n’est pas négociable). Cet égoïsme revient à nier l’accès aux ressources naturelles au Sud (80 % de l’humanité). Je crois que l’humanité ne pourra pas s’engager sérieusement dans la construction d’une alternative socialiste si l’on ne change pas ce « way of life » dans le Nord, ce qui ne veut pas dire que le Sud n’a qu’à patienter. Au contraire, les luttes dans le Sud réduisent la rente impérialiste et affaiblissent la position des monopoles dans le Nord, ce qui renforce les classes populaires du Nord dans leur lutte pour la socialisation des monopoles. L’enjeu dans le Nord est alors que l’opinion générale ne doit pas se limiter à la défense de ses privilèges vis-à-vis des peuples du Sud.

Les économies de pays émergents comme la Chine, le Brésil, la Russie et l’Afrique du Sud ne menacent-elles pas déjà quelque peu le pouvoir des « monopoles généralisés »  ?

Samir Amin. Depuis 1970, le capitalisme domine le système mondial par cinq avantages : le contrôle de l’accès aux ressources naturelles, le contrôle de la technologie et de la propriété intellectuelle, l’accès privilégié aux médias, le contrôle du système financier et monétaire et, enfin, le monopole des armes de destruction massive. J’appelle ce système « apartheid on a global scale » (apartheid à l’échelle mondiale). Il implique une guerre permanente contre le Sud, une guerre entamée en 1990 par les États-Unis et ses alliés de l’Otan lors de la première Guerre du Golfe. Or les pays émergents, surtout la Chine, sont en train de déconstruire ces avantages. D’abord, la technologie. On passe de « Made in China » à « Made by China ». La Chine n’est plus l’atelier du monde pour des succursales ou les associés du grand capital des monopoles. Elle maîtrise la technologie à développer par elle-même. Dans certains domaines, notamment les domaines d’avenir de l’automobile électrique, le solaire, etc., elle possède des technologies de pointe en avance sur l’Occident.

Par ailleurs, la Chine laisse le système financier mondialisé se détruire. Et elle finance même son autodestruction en finançant le déficit américain et en construisant en parallèle des marchés régionaux indépendants ou autonomes à travers le « groupe de Shanghai », qui comprend la Russie, mais potentiellement aussi l’Inde et l’Asie du Sud-Est. Sous Clinton, un rapport de la sécurité américaine envisageait même la nécessité d’une guerre préventive contre la Chine. C’est pour faire face à cela que les Chinois ont choisi de contribuer à la mort lente des États-Unis en finançant leur déficit. La mort brutale d’une bête de ce genre serait trop dangereuse.

Et les pays d’Amérique du Sud  ?

Samir Amin. Les démocraties populaires en Amérique latine ont sûrement affaibli la rente impérialiste. Mais ils auront des difficultés pour aller plus loin dans leur développement tant qu’ils berceront l’illusion d’un développement national capitaliste autonome. On le voit clairement en Bolivie, en Équateur ou au Venezuela. On le voit moins au Brésil parce que c’est un très grand pays qui a des ressources naturelles gigantesques. Ils ont amorcé la coopération entre eux avec l’ALBA. Mais l’ALBA reste très modeste jusqu’à présent en comparaison de la coopération militaire, économique et diplomatique du groupe de Shanghai, qui se déconnecte de l’économie mondiale dominée par les monopoles occidentaux. Par exemple, rien n’y est payé en dollars ou en euros. L’Amérique du Sud peut aussi se « découpler » du capitalisme des monopoles. Ils ont des possibilités techniques et les ressources naturelles pour faire du commerce Sud-Sud. Ce qui était impensable il y a plusieurs décennies.

Version raccourcie d’une interview de Samir Amin parue dans Études marxistes n° 99. La première partie de cette interview est parue dans le Solidaire n° 38 et figure également ici.
Lire aussi Samir Amin, Sortir de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en crise ?, Le Temps des cerises, 2009.

http://www.ptb.be/weekblad/artikel/interview-de-samir-amin-2-le-socialisme-cest-plus-que-le-capitalisme-sans-capitalistes.html