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Jeff le Démineur

par Duval Gil Garcin

Publie le vendredi 16 août 2013 par Duval Gil Garcin - Open-Publishing

J.K. à la fin de sa vie

Il y a ceux qui fabriquent les mines, ceux qui les vendent, ceux qui les achètent, ceux qui les posent, ceux qui tentent de les éviter, avec ou sans succès, et… ceux qui les détectent, les désamorcent et les neutralisent. Jeff Knaebel, Ingénieur des Mines (diplômé de la Cornell University et de la School of Mines du Colorado) a côtoyé les décideurs et les banquiers, les fabricants et les marchands, les trafiquants et les poseurs, les destinataires et les victimes sur les fronts guerriers de son temps. La guerre du Viet Nam (il a servi comme Officier de la US Navy), les mines de cuivre de l’Alaska et les puits de pétrole ont eu recours à ses services qualifiés et il s’est efforcé de bien faire ce qu’attendaient de lui les hommes de pouvoir de sa surpuissante nation.

Un jour pourtant, il a réalisé qu’il y avait mieux à faire dans ce monde que de tenter de soumettre des peuples, de creuser des montagnes et de vider les poches souterraines des boues fossiles du Jurassique et du Crétacé. Sans doute s’est-il rendu compte par lui-même que derrière les combattants en armes vivaient des femmes et des enfants et qu’en réduisant en poussière de roches un massif entier c’est à la vie même dans sa globalité qu’on porte atteinte de façon irréversible. Jeff, lassé d’être le serviteur des hommes de l’ombre, s’est alors tourné vers les visages de l’humanité de son pays et de son Continent.

Au contact des Amérindiens, survivants des diverses tribus confinées dans leurs réserves, il a découvert, intactes, les principales qualités des hommes de lumière. Il n’en revenait pas de retrouver là, dans les humbles demeures de ses nouveaux amis la sagesse, la lucidité, la tolérance, la bienveillance, la compassion, entretenues avec soin comme les braises d’un feu sacré par les Anciens, au profit de leurs Jeunes et des Sept Générations à venir. Jeff s’est ouvert à la lumière portée par les paroles des sages.

Il a entendu le message de Rolling Thunder, « Tonnerre Grondant », Indien Cherokee du Nevada, qui dès 1947, au sortir de la seconde guerre mondiale, alertait sur les dangers de la civilisation du pétrole et disait du moteur à explosion : « la pire découverte faite par l’homme jusqu’à ce jour ». Jeff a compris qu’il fallait cesser d’alimenter ce moteur et qu’il importait de rester sourd aux injonctions de l’ogre insatiable qu’il véhicule en tous lieux des terres et des mers, et même en direction d’autres planètes. Il a cherché à se rendre utile auprès de ses nouveaux compagnons d’existence.

Jeff a été l’un des administrateurs de l’Union Spirituelle des Tribus créée par les Anciens. Il a ainsi participé au Rassemblement des Sages de nombreuses Nations, désireux de guider l’Humanité sur les sentiers divers de la paix et de la prospérité, hors des autoroutes du progrès hyper-industriel qui conduisent les populations aux pièges fatals que l’on sait. Jeff a ainsi participé à des actions de résistance visant à la conservation des écosystèmes et de leurs gardiens traditionnels, en Alaska, dans l’Etat du Nouveau-Mexique, au Mexique. Il a vécu avec les indiens Zunis, Hopis et Huichols, les aidant à protéger leur culture et le couvert forestier de leur Terre Sacrée.

C’est finalement un formidable sentiment de honte et de colère qui l’a poussé hors de son pays d’origine ; honte d’avoir participé malgré lui, directement ou indirectement, aux désastres des guerres liées au développement économique de sa Nation ; colère d’avoir été abusé trop longtemps par les hommes de pouvoir, politiciens corrompus et businessmen cyniques.

C’est en Inde, à 56 ans, qu’il a choisi de tenter d’être utile à la préservation de ce qui lui paraissait être plus qu’un temple ou un sanctuaire : la vivante tradition rurale du partage et de la solidarité. A la source des paroles du Bouddha et sur les pas de Gandhi, il a choisi de marcher vers la paix de village en village, comme le fit Vinoba Bhave. Non pas en simple pèlerin, mais en actif démineur, expliquant inlassablement sur son passage aux populations les dangers du développement « à l’américaine », conflictuel et porté par le libéralisme économique des pays du nord, n’hésitant pas à se mettre lui-même en danger, comme tout démineur : sa pratique de la non-violence l’exposant de fait à la violence de l’Etat Guerrier d’où il vient ; sa foi dans le recours à la désobéissance civile l’exposant aux sanctions de la Nation où il a choisi de s’adresser en homme libre à ses frères d’existence.

Difficile de ne voir dans l’histoire de Jeff le Démineur qu’un conte moderne ajoutant quelques pages aux livres qui nous ont rapprochés de l’Inde Eternelle, comme le Siddharta d’Herman Hesse. Elle vient à nous avec cette question : « Sommes-nous si lâches pour que l’un d’entre nous doive ainsi déployer un aussi grand courage, pour s’opposer au pire dont semble fait désormais le quotidien des peuples ? ».

Ceci dit avec la volonté de faire écho au point de vue d’Eva Wissenz, sa jeune traductrice, clairement exprimé dans sa Préface de La décision de résister qui réunit quelques-uns des précieux textes (conférences, articles, lettres) de Jeff Knaebel et des amis qui soutiennent son combat non-violent : « On pourra trouver quelque chose d’extrême dans la position de Jeff, mais que l’on songe alors que si nous étions plus nombreux à aller fermement dans le sens de la liberté et de la recherche de la vérité, son effort n’aurait nul besoin d’être si exemplaire ». Il y a dans cette formule un appel exemplaire à faire désormais (et à exiger de nos représentants) le meilleur usage possible de la démocratie. A méditer.

D. Gil Garcin, Mai 2013.

Post-scriptum : En 2009, Jeff a reçu une équipe de journalistes américains dans son refuge de l’Himachal Pradesh. Filmé sur le sentier menant à son chalet, il s’efforçait d’attirer la caméra vers la beauté du monde selon lui, la forêt de cèdres environnante et la vallée profonde sous les sommets himalayens, le paysage le plus cher à son coeur. Au cours d’un long entretien enregistré indoor, il a évoqué l’un des faits fondateurs de sa dissidence et de sa mission d’éveilleur : à l’époque où il opérait comme pilote bénévole pour la Lighthawk-The Wings of Conservation, participant à une mission d’information et de préservation de la dernière forêt primaire de la Sierra Occidentale du Mexique, menacée par le projet d’exploitation d’une usine de pâte à papier appuyé par la Banque Mondiale, le Chef d’un village Tarahumara lui avait dit : « Nos jeunes veulent se battre, mais je leur dis de rester calmes et d’être patients, car l’Homme Blanc est en train de se détruire lui-même ». Jeff a compris à cet instant qu’il faisait partie du problème et non de la solution.

Peut-être est-ce sa part du problème qu’il a choisi d’éliminer, afin d’échapper à l’obligation de nationalité dont le refus l’exposait depuis des années, et exposait ses amis indiens tentés de l’accueillir sous leur toit, aux poursuites des autorités. Le fait est qu’il a choisi, le 25 janvier 1911, à 72 ans, de s’immoler par le feu, à la manière des bonzes du Tibet acculés au désespoir, dans les ruines d’un ancien temple bouddhiste du Rajasthan, près de Jaipur. Cet homme courageux, altruiste et volontaire, était miné par la culpabilité ineffaçable d’appartenir à la Nation qui, après l’horreur thermonucléaire d’Hiroshima et de Nagasaki, l’agent orange défoliant répandu par centaines de milliers de tonnes sur la jungle vietnamienne, et tout ce qu’il savait des horreurs militaires et civiles liées à la possession des matières premières, en venait à déverser des cargaisons de bombes sur les populations d’une population irakienne devenue l’otage de ses propres ressources pétrolières. La dernière mine qui a fini par le détruire, Jeff le démineur la portait en lui.

* “Interview with Jeff Knaebel”- June 2009 » : vimeo.com / 6612501

http://www.jeffknaebel.org/books/Message-From-A-Moral-Sovereign.pdf