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Derniers de cordée

par BASTAMAG

Publie le vendredi 4 janvier 2019 par BASTAMAG - Open-Publishing

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Accident du travail :

« Si vous n’y allez pas, vous n’êtes pas des hommes ! » : enquête sur la mort de Quentin, jeune technicien cordiste

par Franck Dépretz 4.01.2019

Ils étaient tous débutants, intérimaires et à peine formés. Ils devaient détacher d’énormes blocs de résidus de céréales dans des silos mal aérés et obscurs de l’agro-industrie, au sein desquels ces cordistes descendaient en rappel. L’un d’eux n’est jamais remonté : Quentin Zaraoui-Bruat est mort enseveli sous 370 tonnes de grains, le 21 juin 2017, dans la Marne. Il avait 21 ans. Pour la première fois, ses collègues des derniers instants témoignent. Nous poursuivons notre enquête sur les accidents mortels subis par les techniciens-cordistes, et les graves défaillances qu’ils révèlent en matière de sécurité.

« Pour des questions de rendements, on a envoyé des cordistes à la mort dans un silo bien trop plein, au lieu d’attendre que la matière s’écoule toute seule. » Ce 21 juin 2017, Éric Louis, cordiste intérimaire, était à deux doigts de prendre la relève quand son collègue de l’équipe du matin se faisait emporter sous 370 tonnes de résidus de céréales, dans l’un de ces énormes silos qui font partie du paysage le long des routes champenoises. Quentin Zaraoui-Bruat, cordiste de 21 ans, travaillait pour Cristanol, une filiale du deuxième groupe sucrier français Cristal Union – qui exploite les marques Daddy ou Erstein... –, installée à Bazancourt, dans la Marne (sur les conditions de travail des techniciens cordistes, lire notre enquête détaillée ici).

À Bazancourt, la distillerie Cristanol se présente comme l’« un des leaders de la production de bioéthanol en Europe », un biocarburant obtenu à partir du blé et de la betterave. Dans ses silos, les résidus de céréales s’agglomèrent le long des parois et forment d’énormes blocs – qu’on appelle la « drêche ». Le travail de Quentin et ses collègues consistait à casser ces blocs, afin d’évacuer cette matière servant ensuite à l’alimentation des bovins. Toute la journée, ils tapaient à la pioche, à la houe, à la pelle, au marteau-piqueur, sous une chaleur étouffante, dans une atmosphère poussiéreuse, éclairés par une simple frontale.

Un silo de mauvaise augure

Le jour où Quentin est enseveli, le silo est anormalement plein. « Il était bien rempli aux deux tiers. Toute cette poussière formait comme un brouillard », se souvient Anthony, l’un des cinq membres de l’équipe. « Ces grosses dunes s’effondraient pour un rien », précise François. Quand ce dernier descend avec Raphaël, l’explosimètre s’affole, signifiant aussi bien que la teneur en oxygène est trop faible ou que la concentration de poussières est trop importante. Le binôme doit remonter en urgence, comme le veut la procédure, en laissant les cordes en vrac, à même la drêche.

PhotoAnthony, de l’équipe de Quentin.

Le silo est aéré une demi-heure. Au tour de Quentin et Anthony de descendre. Leur mission ? Installer les cordes pour l’équipe de l’après-midi, puis remonter. Simple formalité, à priori. Mais, scénario improbable, l’une des cordes abandonnées au moment de la remontée de Raphaël et François est comme « aspirée dans la matière », selon Anthony. Ce dernier la tire de toutes ses forces, avec Quentin, mais elle continue de se faire ensevelir. Quentin descend un peu plus sur la pente de cet entonnoir géant formé par la drêche, il descend pour avoir plus d’appui, ça ne suffit toujours pas, il retire son descendeur – se désencorde – pour arrêter l’effet de lévitation. C’est à ce moment qu’il crie : « Je m’enlise ! »

Un traumatisme qui ne cesse de les poursuivre

« En l’espace de quelques secondes, revoit Anthony, il s’est fait prendre un peu en dessous des genoux, puis au niveau des cuisses, puis de la taille. Puis il avait les mains en l’air. Le temps que j’arrive vers lui, il avait déjà disparu, sa lampe frontale était encore allumée... » Les collègues qui se trouvent sur le toit du silo descendent alors à toute vitesse pour creuser dans les granulés aux côtés d’Anthony, tandis que le chef d’équipe veille sur eux au sommet du silo. « J’avais peur de tomber sur son casque en piochant, de tomber sur le corps », dit François. Ils creusent durant peut-être un quart d’heure, qui leur paraît être une éternité. Des coups de pelles désespérés, dont ils ne se sont toujours pas remis.

Anthony ressortira de là avec une déchirure musculaire aux pectoraux : « J’ai une brûlure à l’épaule qui me gêne dans la vie de tous les jours que ça soit pour m’habiller, me laver, conduire. Je ne supporte même pas le poids de la ceinture de sécurité. » Raphaël a une discopathie dégénérative : « Mes lombaires me font un mal de chien. Rien que porter un harnais, c’est impossible. Les médecins ne comprennent pas ce que j’ai. » La médecine du travail a refusé de prolonger leur arrêt du travail, considérant pour Anthony que son « taux d’incapacité permanente n’est pas suffisant » pour poursuivre son indemnisation, et pour Raphaël que son « mal de dos n’est pas lié à l’accident » – alors que la qualité de travailleur handicapé lui a été reconnue par la Maison départementale des personnes handicapées.

photo François, de l’équipe de Quentin.

Tous les deux touchent désormais le chômage ou le RSA. Raphaël passe actuellement une formation pour animer des ateliers de vélo auprès de collégiens, en contrat aidé. S’il l’obtenait, ce serait son premier job depuis juin 2017. Anthony, lui, n’arrive pas à reprendre le travail. « Il y a des fois où je me demande si j’ai eu du bol. Le bol, c’est de ne pas être mort, juste blessé ?, lâche-t-il, blasé. Et j’ai 33 ans, je vais peut-être encore vivre 50 ans comme ça ? C’est moche. » Il n’y a pas que les blessures physiques qui font mal, plus d’un an après le drame. Il y a ce souvenir indélébile, qui ne cesse de les poursuivre. Des trois qui sont descendus dans le silo pour sauver Quentin, François est le seul à avoir repris les travaux sur cordes : « Tous les jours, j’y pense au moins une fois. Ça fait comme des flashbacks. Parfois, je craque. Des sanglots, comme jamais je n’en ai eu dans ma vie. »

Des trappes qui s’ouvrent sous les pieds des cordistes

Au moment où l’équipe, totalement exténuée, abattue, décide de remonter sans Quentin, voilà qu’Anthony commence à s’enliser à son tour. D’abord jusqu’à la taille. Puis jusqu’aux épaules. Lui est bel et bien encordé, pourtant. Alors, pour quelle raison est-il aspiré ? Pour les cordistes, cela ne fait aucun doute : « Il y a forcément quelqu’un chez Cristanol qui a ouvert une trappe de vidange par erreur, depuis la salle de contrôle, au moment où les collègues travaillaient dans les silos », résume Éric Louis, de l’équipe de l’après-midi. Le scénario du précédent accident mortel de Bazancourt se répéterait-il à l’identique ?

photoEric Louis, de l’équipe d’après-midi le 21 juin 2017.

En mars 2012, deux cordistes étaient également emportés dans le fond des silos de sucre (voir toujours notre précédent article). Une erreur dans le verrouillage des trappes de vidange serait à chaque fois à l’origine de l’éboulement. Anthony est catégorique : « Dès que les employés de Cristanol ont crié de l’extérieur qu’il fallait fermer les trappes, j’ai arrêté de m’enfoncer. Ça s’est joué à quelques secondes. Si ces trappes n’avaient pas été ouvertes, ou si au moins il y avait eu un bouton d’arrêt d’urgence, tout cela ne serait jamais arrivé. Quentin serait encore vivant. » Mais Quentin sera enterré une semaine plus tard.

Avant l’accident, la pression de la direction

Pourquoi descendre dans un silo au sein duquel on ne se sent pas en sécurité ? C’est qu’on n’a pas vraiment laissé le choix aux principaux concernés. À Bazancourt, les cordistes constituent la dernière pièce d’un immense jeu de sous-traitance en cascade, telles des poupées russes. Si le donneur d’ordre se nomme Cristanol – dont l’actionnaire majoritaire est Cristal union –, le travail est en fait confié à la société « Entreprise de travaux en hauteur » (ETH), basée dans le Pas-de-Calais. ETH passe elle-même par des sociétés de travail temporaire pour recruter ses cordistes. Pour Quentin, il s’agit de Proman. Mais ce n’est pas fini : l’agence de recrutement passe elle-même par une autre boîte d’intérim, sa filiale spécialisée en travaux sur cordes : Cordial interim.

Un fonctionnement ordinaire dans une profession reposant pour moitié sur les entreprises d’intérim. Ils seraient 8625 cordistes en France, dont 4200 intérimaires. Un chiffre qui a bondi de 53 % entre 2009 et 2016 – contre 51% pour les titulaires, selon un recensement du Syndicat français des entreprises de travaux en hauteur (SFETH) [1]. Toujours selon cette étude, le chiffre d’affaires des 726 entreprises spécialisées en travaux sur cordes réunies (1,5 milliards d’euros en 2016) aurait progressé de 260 % sur la même période. Et de 142 % pour les 28 entreprises de travail temporaire répertoriées.

« Les deux dernières semaines avant l’accident, grimace Raphäel, on a clairement senti une pression de plus en plus forte de la part de la direction. Elle exigeait qu’on soit toujours plus réactifs, plus productifs... » Lors de cette période, un cadre de Cristanol, calepin à la main, sort spécialement des bureaux toute une après-midi pour observer la façon dont ses employés travaillent. Les cordistes ne l’avaient encore jamais vu sur le terrain. « Il nous fera diplomatiquement comprendre qu’on est payés à rien faire, sans chercher plus loin », se souvient François.

« Ça ne s’était encore jamais fait de démarrer un nouveau chantier en fin de poste »
La chasse aux temps morts est alors déclarée par Cristanol. Lorsque le silo se vidange, les cordistes ne doivent plus attendre sur le côté que la matière s’évacue avant de reprendre leur travail. Ils doivent tout de suite enchainer par un autre silo, plein. Finies les pauses, même forcées. Le jour du drame, alors que les cinq sont soulagés d’en avoir enfin terminé avec le silo 12 – « Une semaine et demie qu’on était dessus, à galérer au marteau piqueur pour péter les falaises formées par la matière » – ils apprennent qu’ils doivent trimballer directement leur matériel vers le 10. « Ça ne s’était encore jamais fait de démarrer un nouveau chantier en fin de poste, assure Raphaël. On était tous sur les nerfs. On avait qu’une envie c’était d’en finir au plus vite. » Lorsque Quentin descend pour la dernière fois, en fin de matinée après avoir commencé à 5h30, il lui reste environ un quart d’heure de travail...

photo Des silos de Cristanol à Bazancourt.

Ces dernières semaines, il n’est pas rare que les journées de travail s’étirent sur 11 heures. Officiellement, Cristanol n’oblige pas à travailler autant. « Si on se "contentait" de faire nos 35 heures, le responsable de Cristanol nous faisait comprendre qu’on ne pourrait pas quitter notre poste plus tôt le vendredi, révèle un ancien intérimaire pour ETH, que l’on surnommera Marc. Or, pour un cordiste qui doit encore se taper trois heures de route, partir à 13 heures au lieu de 17 heures, ça change tout. On s’arrangeait donc pour effectuer, au préalable, le maximum d’heures supplémentaires légales autorisées : ça faisait des semaines de 48 heures... »

Le « parking hôtel », choix de nombreux cordistes

« De toutes manières, ajoute-t-il, quand tu es payé une misère, que tu ne peux pas rentrer chez toi le soir et qu’on te propose de faire des heures sup’, tu ne craches pas dessus. » 10,50 euros de l’heure : c’est ce que touchait en moyenne l’équipe de Quentin. Autant dire qu’ils évitaient l’hôtel pour « économiser » la prime de déplacement : 60 euros par semaine, ainsi... qu’un panier repas le vendredi, pour ceux qui habitent à plus de 50 km. Venu des Côtes-d’Armor, Quentin rentrait rarement chez ses parents les week-ends. Il logeait chez sa grand-mère, plus proche du chantier. « Une fois en rentrant un vendredi, [Quentin] nous a raconté qu’il s’est endormi au volant », confiera-t-elle à Éric Louis, la veille des obsèques de son petit-fils [2].

43 % des cordistes seraient obligés d’effectuer plus de 50 km entre leur domicile et leur chantier. Seul un tiers des cordistes, qui ne peuvent pas rentrer chez eux après leur chantier, choisirait l’hôtel, tandis qu’un quart opterait pour le camping et un autre quart pour un véhicule aménagé – comme certains cordites qui dormaient sur le parking de Cristanol. Ces deux dernières « solutions » d’hébergement augmenteraient respectivement de 1,9 et de 1,6 fois le risque de se blesser lors de la journée de travail, par rapport à un hébergement en « dur » [3].

Forte concurrence

Courant juin 2017, c’est un secret de Polichinelle pour tous les cordistes : ETH est clairement menacée par Cristanol de perdre le marché. D’autres entreprises de travaux en hauteur sont sollicitées. L’une d’elle refuse, au motif que les « procédures de sécurité posent problème, invoque sa responsable au téléphone. On n’a pas envie de mettre en jeu la vie de nos techniciens. » Une boîte de cordes nordiste viendra quant à elle « démarcher Cristal Union sur [sa] propre initiative, reconnait son directeur, qui souhaite rester anonyme. J’ai observé quelques anomalies lors de ma visite sur le site. J’avais des réserves quant aux équipements, installations et configurations », affirme-t-il, tout en restant vague.

Néanmoins, le directeur de cette société tient à mettre en avant « leur sérieux » et « leurs procédures de sécurité très cadrées ». Et de préciser : « Cristanol n’y est pour rien dans cet accident. Et je ne dis pas ça parce que c’est un de mes clients ! » Plusieurs sociétés donneuses d’ordres, de même que des cordistes déçus par ETH, se seraient tournés vers lui. Ce patron aurait ainsi, affirme-t-il, « récupéré dix sites qui appartenaient à ETH rien que pour l’année 2016 », ainsi que « sept à huit cordistes de chez ETH dans l’année qui a précédé l’accident, et trois autres suite à l’accident ».

« Si vous n’y allez pas, vous n’êtes pas des hommes ! »

Jefferson, de l’équipe d’après-midi le jour de l’accident, fait partie de cette seconde vague de départs. Ce qui l’a poussé à aller voir ailleurs ? « Un manquement à la sécurité. À ETH, on était obligés d’utiliser notre propre matériel, qui n’était jamais vérifié. Bien avant l’accident de Quentin, on descendait avec des cordes qui avaient des marques d’usure, des coups... » Et puis, il y avait cette titularisation qu’on lui promettait, chaque fois repoussée. Et qui jamais ne viendra : « Quand on avait besoin de moi par rapport à mes qualités d’artisan couvreur, on m’embauchait en CDD. Sinon, le reste du temps, j’étais intérimaire. »

Comme beaucoup de cordistes, Jefferson dit avoir payé de sa poche les frais de matériel pour pouvoir travailler, soit 1350 euros sur un an. Une charge financière pourtant censée revenir à l’employeur ou à l’entreprise de travail temporaire pour les intérimaires, selon le code du travail. Quand il se plaignait des conditions de travail, voilà, selon lui, ce que la direction lui aurait répondu : « Si tu veux pas travailler, tu n’as qu’à ouvrir ta boîte. Tu n’as pas ton matériel ? Pas de compétence ? Au revoir. Demain, tu ne travailles plus pour nous. »
Marc confirme la manière dont la direction aurait taclé les revendications des ouvriers : « Chaque fois qu’on craignait pour notre sécurité, chaque fois qu’on travaillait dans des silos par 40 degrés dehors, ou sous des tôles d’amiante, le patron d’ETH, Julien Seillier, nous disait textuellement : "Vous êtes des tapettes. J’ai été cordiste, je l’ai fait avant vous. Si vous n’y allez pas, vous n’êtes pas des hommes !" Les titulaires qui osaient se plaindre étaient invités à donner leur démission. Quant aux intérimaires, c’était plus simple : à la moindre remarque leur contrat n’était pas renouvelé le lundi. » Sollicité à de multiples reprises, Julien Seillier n’a jamais souhaité nous répondre.

Tous intérimaires, débutants et à peine formés

A Bazancourt, d’autres aspects surprennent. Comme le fait que les cinq membres de l’équipe de Quentin étaient tous intérimaires, débutants et à peine formés. Le chef de chantier lui-même n’avait pas le Certificat de qualification professionnelle de niveau 1 (CQP1), soit le minimum requis qu’un cordiste doit maîtriser avant d’entrer dans la profession. Cordiste depuis six mois, il avait été nommé chef par ses supérieurs « par pure formalité administrative, parce qu’il en fallait un sur le papier », nous glissera-t-on. Quant aux plus expérimentés, ils avaient, au mieux, un an de travaux sur cordes dans les pattes... Appelé « en renfort » à 16h pour travailler le lendemain matin à 6h, Anthony a effectué sa première journée de travail à Bazancourt – sa onzième en tout et pour tout – sans le moindre briefing. Cristanol était censé lui délivrer un point « accueil sécurité » l’après-midi. Après l’accident, donc.
« Cristanol a demandé à ETH de gonfler ses effectifs pour sortir plus de matière, pour être plus productif, rapporte Éric Louis. Si lundi ETH ne mettait pas douze personnes sur le site, Cristanol allait faire appel à une autre boîte. Deux jours avant l’accident, on est donc passé sur deux équipes – matin et après-midi. » Deux équipes qui comptaient un seul et unique titulaire.

Un centre de formation reconnu par la profession

Situation paradoxale, juste à côté d’ETH, exactement à la même adresse, se trouve sa filiale, FTH, pour « Formation travaux en hauteur ». Difficile de croire que, pendant qu’ETH envoie des débutants trimer dans des silos de dizaines de mètres de hauteur sans leur délivrer de formation ou de consignes de sécurité, FTH est reconnu comme le tout premier organisme de formation du nord de la France à avoir été agréé par la très officielle association de Développement et de promotion des métiers sur cordes (DPMC), qui auto-régit la profession [4]. Les deux sociétés sont dirigées par la même personne, Julien Seillier. « Il a d’autant moins d’excuses d’être touché par ce genre d’accident, alors qu’il vend de la sécurité », juge Marc, qui a travaillé deux ans dans cette entreprise.

Le président du DPMC a préfacé le Petit mémento du cordiste, guide référence en matière de prévention à la sécurité dans le métier, qui a été écrit par Antoine Heil, le fondateur de FTH. « Les deux hommes étaient en conflit ouvert : quand Antoine Heil pointait les problèmes de sécurité pour tenter de les résoudre, Julien Seillier comptait l’argent, pensait à ses intérêts économiques », poursuit Marc. Contactés, Antoine Heil n’a jamais répondu à nos sollicitations. Julien Seillier a quant à lui raccroché juste après que nous ayons exposé l’objet de notre appel. Quant au DPMC, Marc Gratalon, son référent national, refuse de se prononcer sur le fond du dossier, mais garantit que le gérant de la société du Pas-de-Calais « est certainement la personne la plus affectée » par l’accident.

Un trophée « pour la sécurité » deux jours avant l’accident
Juste après l’accident, pourtant, alors que tout le monde est sous le choc, Anthony raconte avoir aperçu Julien Seillier, « furieux qu’il y ait eu un mort. Il en voulait à Quentin. Il n’arrêtait pas de demander pourquoi il s’est détaché. » Jeune cordiste, Maxime, de l’équipe d’après-midi, quittera ETH « écœuré » par la réaction de son employeur : « Il avait peur qu’on quitte la société, il faisait tout pour qu’on continue de bosser pour lui. Il nous parlait de boulot, de l’avenir de sa boîte sur le lieu de l’accident. » François croise de son côté le directeur de Cristanol – remplacé au moins à deux reprises depuis [5]. « Il ne m’aurait pas demandé si ça va ? La seule chose qu’il m’a dite c’est : "Alors, il était encordé ? Il était encordé ?" Tout le reste, on aurait dit qu’il s’en moquait. »

Si Quentin s’est vraisemblablement désencordé, la direction a-t-elle, pour sa part, respecté les procédures qui ont valu à son entreprise « un trophée consacrant ses efforts pour la sécurité » ? Le 19 juin 2017, dans un article intitulé « 261 jours sans accident chez Cristanol à Bazancourt », voici ce que déclarait le directeur de la distillerie aux quotidiens L’union et L’Ardennais : « L’objectif ultime est toujours le "Zéro accident". On doit agir sur nos comportements les plus anodins. Prendre le temps de faire les choses bien, au lieu, parfois, de vouloir gagner du temps et prendre des risques. » Deux jours plus tard, Quentin mourrait enseveli.

Deux mises en examen pour l’accident de 2012

Depuis l’accident, les silos de Bazancourt semblent toujours à l’arrêt. Nous avons constaté, en nous rendant sur place, qu’ils sont vides. À ce jour, l’enquête préliminaire est cloturée. Matthieu Bourrette, le procureur de Reims, nous fait savoir que « le dossier est en phase d’étude terminale par [son] parquet ». Un juge d’instruction sera-t-il saisi, des mises en examen prononcées ? La suite de la procédure dépend du magistrat qui étudie en ce moment le dossier. Mais pour Emmanuel Ludot, avocat de la mère de Quentin Zaraoui-Bruat, le choix d’avoir confié l’enquête préliminaire à la gendarmerie de Bazancourt pose déjà question : « Une enquête comme celle-ci aurait dû être confiée à la police judiciaire de Reims, de manière à éviter toute concomitance géographique. Vous imaginez sérieusement les gendarmes de Bazancourt venir fouiller chez le géant Cristanol ? »
Collègues et proches de Quentin redoutent aussi la lenteur de la justice. Le précédent accident mortel, qui a emporté Arthur Bertelli et Vincent Dequin, deux autres cordistes, dans le fond des silos de Bazancourt en 2012, sera jugée le 11 janvier 2019 devant le tribunal correctionnel de Reims. Soit près de sept ans après les faits... Dans cette affaire, Cristal Union et son prestataire, la société de nettoyage Carrard Services, sont inculpés en tant que personne morale, ainsi que leurs responsables de l’époque, pour « blessures et homicides involontaires, par violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité ou de prudence ».

Une association pour « être moins isolés, se serrer les coudes et lutter ensemble »
Tout juste créée, l’association Cordistes en colère, cordistes solidaires invite à cette occasion toute la profession à se rassembler en solidarité devant le palais de justice de Reims et à participer, le lendemain du procès, à un weekend de rencontres, afin « de tisser un réseau de solidarités, imaginer des outils pour se défendre, être plus forts et moins isolés face au boulot, [se] serrer les coudes et lutter ensemble ! » Dans une profession dominée par le Syndicat français des entreprises de travaux en hauteur, constitué des dirigeants des 37 principales entreprises de travaux en hauteur du pays, le collectif entend être « un contre-pouvoir qui portera la parole des cordistes auprès des instances qui chapeautent le métier, toutes d’émanation patronale » [6].

Initiée par les proches et collègues d’Arthur, Vincent et Quentin, soutenus par l’avocat Emmanuel Ludot, l’association se veut une plateforme de soutien pour tout cordiste ou proche de cordistes qui subissent des conditions de travail dangereuses et précaires et ont besoin d’ « être épaulé moralement, psychologiquement et juridiquement ». L’objectif de la structure est d’être reconnue d’utilité publique afin de pouvoir se constituer partie civile lors de procès qui opposeraient des cordistes à leurs employeurs, « d’apporter au cordiste des avancées sociales et des garanties de sécurité dans l’exercice de son métier », et de briser l’omerta qui règne autour des accidents de cordistes, qui continuent de se produire, comme ceux, mortels, de Nîmes en mars 2018 et de Nice l’été dernier.

Franck Dépretz
*Prénom modifié.
Photos : Franck Dépretz
 Sauf photo de une : www.vuedici.org
Sur le même sujet :
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 « Quentin, un bon gamin, mort enseveli dans un silo à l’issue d’une pénible journée d’un travail ingrat »
Notes
[1] Il s’agit du dernier recensement de la profession, effectué en 2016 : « Cordiste, une profession précaire pour les uns, rentable pour les autres ».
[2] Anecdote extraite d’On a perdu Quentin, récit rédigé par Éric Louis pour les Éditions du Commun. Cordiste pendant plus de deux ans, il a définitivement cessé cette activité au lendemain de l’accident. Dans un style tranchant, il avait précédemment raconté l’envers du décor du métier dans le journal nordiste indépendant La Brique. Lire ici, là ou encore là.
[3] Selon une Étude épidémiologique des blessures chez les cordistes français, Université Lyon 1, juillet 2017.
[4] DPMC est une émanation directe du Syndicat français des entreprises de travaux en hauteur (SFETH), soit un syndicat patronal. Seuls ses 37 membres, tous exclusivement chefs d’entreprises, peuvent faire partie du conseil d’administration du DPMC.
[5] Ce dernier est parti au Brésil, quelques temps après l’accident, diriger la zone sud-américaine de Lesaffre, qui se présente comme « le leader mondial sur le marché de la levure ».

[6] Les précédentes formes d’organisations collectives des cordistes ont été un Syndicat des salariés scaphandrier et cordistes, affilié à la CFDT au début des années 2000, et la création d’une CGT-cordistes créée il y a deux ans.

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