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Avec Pasolini, une Médée en plein blues

Publie le mardi 13 janvier 2004 par Open-Publishing

Reprise en copie neuve du film décrié, dans lequel joue la Callas, et dont
on découvre l’aridité folk.

Médée, de Pier Paolo Pasolini, avec Maria Callas, Massimo Girotti, Margareth
Clémenti, 110 mn.
Médée n’a pas bonne réputation. Pas seulement la femme magicienne,
personnage capricieux déjà chargé dans la tragédie d’Euripide, mais le film
de Pasolini lui-même, déclenchant à sa sortie en 1970 la stupéfaction des
fans de la Callas. Ceux-ci ne voyant pas très bien ce que leur icône était
allée chercher là, sous le soleil cruel du désert de Turquie (c’est que
Callas n’est plus alors tout à fait une jeune femme), à se faire dévisager à
tout bout de champ par un cinéaste qui mettait plus de soin et de passion à
regarder les paysans fantômes anonymes à qui Pasolini semble en permanence
consacrer le film, comme un poème au peuple.

Noces. Comble de provocation, Pasolini n’offrait-il pas à la « voix du
siècle » un rôle quasi aphone il faut une bonne heure avant d’entendre
Maria Callas articuler quelque chose qui ressemble à un tonnerre. Quant aux
cinéphiles, même les plus énamourés de l’oeuvre pasolinienne commençaient à
voir dans ce film, qui à l’affiche sentait fort le projet impersonnel, le
mariage de producteur (Franco Rossellini en l’occurrence, qui avait
précédemment tenté de réunir la Callas et Antonioni le temps d’un Macbeth
jamais abouti), quelque chose comme la répétition d’un motif, les noces du
sacré et du profane, sur lequel il lui serait difficile de surpasser
l’Evangile selon saint Matthieu ou Théorème. De fait, passé les politesses
d’usage, comme toujours lorsqu’un objet culturel met tout en oeuvre pour
écraser son monde, le Médée de Pasolini fut oublié.

C’est un tout autre film qui s’offre à nous aujourd’hui. Sans que cela soit
jamais imputable à la seule qualité d’une copie neuve qui restitue à son
summum la photographie d’Ennio Guarnieri. Non, c’est seulement que sous ce
Médée depuis longtemps décrié, on réalise que Pasolini avait tenté là la
traduction cinématique la plus proche possible du blues. Un blues
d’inspiration africaine et orientale, minerai musical que Pasolini donne à
entendre comme extrait directement de la terre d’où il était parti refonder
ses mythes. La légende (en récit : Euripide ; en corps : Callas) ne pèse
plus grand-chose après que le film l’a exposée à l’aridité folk que Médée
porte en opéra du (tiers) monde.

« Salammbô ». Si l’on se souvient du morceau de bravoure de l’Evangile selon
saint Matthieu qui, six ans plus tôt, tenait déjà tout entier dans la scène
d’un miracle lépreux exécuté sous les incantations d’un Sometimes I feel
like a motherless child, on aura une idée déjà plus précise de ce que
Pasolini réussit là, étirant ce tour de force ethnomusical en un film qui
n’a plus pour objectif que la puissance d’une incantation répétée sur deux
heures de temps. L’éclat provocant des ors, les blessures du regard, le
désir rouge-feu qui habite tous les personnages, rappellent plus l’entame du
Salammbô, le péplum de Gustave Flaubert, que la surproduction opératique
maniérée à la Toscan. Et les gros plans assenés comme des coups de poignard
instaurent moins la Callas en nouvelle icône religieuse qu’ils n’en
dévoilent le destin de femme photographiée ici dans toute sa passion.

Elégie. La beauté incandescente de Margareth Clémenti, dans le rôle de
Glauce, fille de Créon roi de Corinthe, avec qui Jason trompera Médée et
déclenchera ses foudres, finit d’entraîner le film vers une autre rive du
cinéma, un versant underground où l’attendent, en ce tout début des années
70, les Philippe Garrel et autre Werner Schroeter, premiers cinéastes d’une
génération bientôt en fraternité avec cette élégie du désert et des visages.

Libération