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Trois ans dans la peau d’un intérimaire du BTP

Publie le lundi 11 février 2008 par Open-Publishing

A l’heure où les entreprises du bâtiment déplorent une pénurie chronique de main d’œuvre, où les initiatives pour séduire les jeunes se multiplient, où le management de l’égalité des chances est mis sur le devant de la scène et où la sécurité devient "l’affaire de tous", le sociologue Nicolas Jounin livre dans "Chantier interdit au public, enquête parmi les travailleurs du bâtiment", Par Nicolas Jounin,* une lecture abrupte du quotidien des chantiers.

Le jeune chercheur au laboratoire Urmis (unité de recherches migrations et société) s’est glissé trois ans - de 2001 à 2004 - dans la peau d’un intérimaire des chantiers de gros oeuvre parisien.

D’abord manœuvre puis ferrailleur, il relate un vécu âpre, une immersion parfois brutale avec un quotidien teinté de précarité, de discrimination, de cet humour raciste "assez plaisant pour être objet de rires et assez ambigu pour être porteur de sens". Les nombreux témoignages qui étayent l’analyse de l’auteur - ouvriers, chefs de chantier, conducteurs des travaux, commerciaux d’agence d’intérim, responsables de ressources humaines…- illustrent les contradictions de la profession : pénibilité du métier, pratiques illégales d’employeurs, dispositions sécuritaires sacrifiées sur l’autel du rendement...

S’il n’a pas la prétention de décrire le quotidien de tous les chantiers de France (nous sommes bien dans le "gros oeuvre parisien"), l’auteur, en se plaçant au bas de l’échelle sociale et au sommet de celle de la précarité, décrypte au fil des pages les mécanismes qui conduisent à l’ "ethnicisation des tâches" (correspondance entre poste et origine ethnique) et souligne les dissonances entre travail intérimaire et sécurité.

Certes, les problèmes soulevés par Nicolas Jounin ne sont pas nouveaux. Pour certains d’entre eux, comme la pénurie de main d’oeuvre, ils sont même récurrents. Et l’auteur ne prétend pas avoir de solutions clés en main qui permettrait au secteur de chasser ses vieux démons. Néanmoins, si l’on veut bien aborder cette enquête, non pas comme un énième procès des pratiques du BTP mais comme un éclairage cru de la réalité, il en ressort, et cela n’étonnera personne, que la profession ne pourra progresser sans l’implication de tous les acteurs. (...)

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VERBATIM

Quelques témoignages extraits de "Chantier interdit au public, enquête parmi les travailleurs du bâtiment" , aux éditions La Découverte.

"Je travaille dur. Je voudrais me faire embaucher quand même parce que l’intérim, c’est bon quand tu es jeune. Mais si tu es vieux, ils ne veulent plus de toi. Même s’il y a du boulot , on ne veut pas te le donner parce que tu es déjà fatigué."
Keita, 30 ans, manœuvre depuis 6 ans

"Maintenant, on a 50% de production propre, c’est plutôt important, parce qu’une entreprise générale aujourd’hui c’est plutôt 70-30. 70 % d’activité sous-traitée, 30% de production propre."
Le DRH d’une entreprise francilienne

"Il n’y en a pas beaucoup des Français dans le bâtiment. A l’époque, dans les années 1960, il y en avait. Mais les Français ne veulent plus faire de bâtiment. Moi, mes enfants font des études, je leur interdis d’entrer dans le bâtiment, je leur interdis même de toucher le bâtiment."
Chabane, coffreur, 20 ans de métier

"Un exemple, demain un ferrailleur va m’énerver, je vais le virer. Parce qu’il est intérimaire. J’ai ce pouvoir. C’est un pouvoir d’ailleurs qu’on ne devrait pas avoir. Parce qu’il a faim."
Daniel, chef de chantier

"C’est caractériel vous savez les gens du bâtiment. C’est des métiers un petit peu durs, parce qu’il y a le froid, il y a tout ça, donc ils (les intérimaires) prennent leur sac et ils s’en vont du chantier. Vous voyez, ils voient pas qu’ils sont envoyés par une entreprise (d’intérim), ils s’en foutent de tout ça. […] Alors nous, il faut rechercher, retrouver, dire au client qu’on s’excuse, enfin bon. C’est pas un métier facile."
Une commerciale d’une agence d’intérim

"Avec l’intérim, on n’ose plus mettre "apte sous réserve". C’est pas qu’avec les patrons habituels ce soit facile, mais là, on est sûr que la boîte d’intérim ne le reprend pas."
Un médecin du travail

"Un chef de chantier, c’est un meneur d’hommes. Et il y a deux techniques pour être meneur d’hommes. La première, c’est la confiance : tu mets en confiance, t’instaures un climat sympathique en faisant comprendre que si tu travailles c’est pour le bien de tout le monde. Ce serait la manière idéale. Et puis il y a la manière en gueulant, en se montrant pas sympathique, alors que des fois on l’est mais faut pas le montrer, gueuler tout le temps, instaurer un climat presque de terreur, pour faire avancer les équipes comme ça".
Un conducteur de travaux

"S’il y a des inspecteurs du travail qui passent, ils donnent des lunettes, ils donnent les masques, ils donnent tout ce qu’il faut. Mais les autres jours, on n’a rien. On a seulement la brouette et la pelle, c’est tout."
Bemba, ouvrier

"Il y a une espèce de contradiction entre planning et sécurité. C’est quelque chose qu’on arrive pas forcément à vendre, par exemple, au client, quand on fait le planning. "Je peux le faire en dix-huit mois, mais pour le faire vraiment en sécurité, il me faudrait vingt mois", il va te dire : "faites-le en dix-huit mois." Parce qu’il s’en fout. C’est quelque chose qu’on arrive pas à vendre."
Bruno, conducteur de travaux