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Protection des travailleurs du nucléaire : La CRIIRAD tire la sonnette d’alarme

Publie le jeudi 24 juillet 2008 par Open-Publishing

1. les contaminations accidentelles ne sont pas des évènements anodins et doivent être déclarées comme accidents du travail.

2. la répétition d’incidents sur les installations nucléaires traduit un manque de culture de sûreté particulièrement préoccupant.

 www.criirad.org

En moins de 15 jours, la CRIIRAD a eu connaissance de 4 dysfonctionnements concernant 4 centrales nucléaires EDF et ayant entraîné, au total, la contamination accidentelle de 126 travailleurs : contamination de 7 salariés d’entreprises extérieures le 11 juillet à la centrale nucléaire de Nogent-sur-Seine ; contamination de 4 salariés d’entreprises extérieures détectée le 12 juillet à la centrale nucléaire de Gravelines ; contamination de 15 salariés d’entreprises extérieures découverte le 18 juillet à la centrale nucléaire de Saint-Alban-Saint-Maurice ; contamination de 100 salariés qui intervenaient dans le bâtiment réacteur le 23 juillet à la centrale nucléaire du Tricastin.

NB : ce dossier mériterait un traitement approfondi.

Les remarques ci-dessous ne constituent qu’un premier niveau de commentaires.

1. Concernant la nature des informations diffusées par l’exploitant

Les communiqués diffusés par EDF soulèvent plus de questions qu’ils n’apportent de réponses.

Si l’on prend l’exemple du Tricastin : les personnes intervenaient dans le bâtiment réacteur de l’unité 4 de la centrale nucléaire. Le réacteur était à l’arrêt depuis le 12 juillet pour déchargement du combustible irradié, rechargement en combustible neuf et réalisation des opérations de contrôle et de maintenance. La contamination aurait été provoquée par l’ouverture d’un circuit ou d’un tuyau, ouverture qui a entraîné la dispersion instantanée de poussières radioactives dans l’atmosphère.

La CRIIRAD attend des précisions sur les caractéristiques des balises d’ambiance et le déclenchement de l’alarme : dépassement d’une limite de débit de dose (si oui laquelle ?) ou d’une limite de contamination volumique de l’air ? Dans ce cas, sur quel paramètre s’est produit le dépassement ? Activité bêta totale, alpha totale, radionucléides spécifiques ? Quels sont les radionucléides identifiés, quelles sont les activités volumiques ? Quel délai s’est écoulé entre le déclenchement de l’alarme et l’évacuation du dernier intervenant[1] ? Les salariés disposaient-ils de protections respiratoires (si oui lesquelles, si non pourquoi ?) ? Dans quelles conditions s’est déroulée l’intervention sur le « tuyau » qui a provoqué la contamination ? Pourquoi n’y avait-il pas de SAS de confinement ? Les opérateurs étaient-ils informés des risques de dispersion ? Quelle est la nature et la fonction exacte du conduit incriminé ? etc.

2. Concernant les niveaux de contamination et les risques

Les deux communiqués mentionnent de « faibles traces » de contamination.

Plutôt que des appréciations subjectives, d’autant plus discutables qu’elles sont émises par l’exploitant, le laboratoire de la CRIIRAD souhaiterait des données objectives, chiffrées sur : 1/ les radionucléides impliqués dans la contamination, 2/ les niveaux de contamination mesurés (avec les marges d’erreur) et, pour les radionucléides potentiellement présents dans l’air inhalé mais non détectés chez les salariés, les limites de détection, 3/ les moyens métrologiques utilisés pour évaluer les activités incorporées, etc.

Des expositions très inférieures à la norme admissible selon l’ASN

Des expositions inférieures au centième, au quarantième, au vingtième de la limite de dose selon EDF.

L’exploitant et l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) sont revenus à leur communication habituelle : dès lors que les doses ou les rejets dans l’environnement sont inférieurs aux limites prescrites, l’absence de dépassement des limites réglementaires est mise en avant comme preuve d’innocuité ou d’absence d’impact.

Lors du rejet de SOCATRI – qui a représenté plus de 17 fois[2] la limite maximale annuelle ! – ni l’exploitant ni l’ASN n’ont fait la moindre référence ni à la limite, ni à son dépassement, les chiffres du rejet radioactif dans l’environnement étant même donnés en kilogramme alors que les limites réglementaires sont établies en becquerels, ce qui empêchait les non spécialistes de prendre conscience de l’importance de la fuite.

Rappels concernant la signification des limites de dose réglementaire

Les limites réglementaires de dose – de 20 milliSieverts par an (mSv/an) pour les travailleurs de catégorie A et de 6 mSv/an pour les travailleurs de catégorie B – ne correspondent pas à une limite de non risque mais à un niveau de risque maximal admissible.

Sur la base du facteur de risque cancérigène officiel de 4 x 10-2 x Sv-1 pour les travailleurs exposés, la limite de dose efficace de 20 mSv/an correspond à un risque annuel de décès par cancer de l’ordre de 8 x 10-4. Cela correspond pour 274 000 travailleurs[3] qui seraient exposés à 20 mSv/an à 219 décès par cancers radio-induits (des cancers qui apparaîtront avec un temps de latence de quelques années pour les leucémies à plusieurs décennies pour les tumeurs solides). C’est bien un risque maximal et non pas un risque nul. D’où l’obligation de réduire les expositions au maximum en dessous des limites réglementaires. La limite n’est pas un niveau à partir duquel le risque commence mais un niveau de risque maximum.

C’est écrit en toutes lettres à l’article R. 231-75 du code du travail (partie exposition aux rayonnements ionisants) : « Les expositions professionnelles individuelles et collectives aux rayonnements ionisants doivent être maintenues en deçà des limites prescrites par les dispositions de la présente section au niveau le plus faible qu’il est raisonnablement possible d’atteindre. »

Par ailleurs, la limite de dose correspond au cumul des expositions sur 12 mois consécutifs. Pour pouvoir comparer l’exposition d’un travailleur à la limite réglementaire, il faut ajouter à la dose reçue lors de la contamination accidentelle, les doses reçues au cours des 364 jours précédents.

C’est, là encore, inscrit en clair dans le code du travail : article R. 231-76. « La somme des doses efficaces reçues par exposition externe et interne ne doit pas dépasser 20 mSv sur douze mois consécutifs. »

EDF affirme que la contamination subie par les travailleurs n’a pas de conséquence sur leur santé.

En employant le présent, elle rassure à bon compte les lecteurs peu attentifs. S’agissant d’expositions à de faibles doses de rayonnement, il n’y a en effet aucune manifestation clinique immédiate. La question n’est pas de savoir si la contamination a aujourd’hui des conséquences sur la santé des travailleurs concernés (la réponse est clairement non) mais si elle en aura à terme. Certes les niveaux de dose déclarés par EDF sont faibles et la probabilité de développer un cancer induit par cette exposition est également faible. Pour autant elle n’est pas nulle (d’autant qu’en matière de contamination interne, les évaluations de risque sont entachées de très nombreuses incertitudes).

De façon très schématique : les particules radioactives qui ont été incorporées (inhalées) ont été pour partie éliminées et pour partie se sont fixées dans certains organes (les organes cibles, et la durée de l’irradiation dépend de la nature des radionucléides incorporés). La particularité des atomes radioactifs est de se désintégrer en émettant des rayonnements très irradiants capables de créer des lésions au sein des cellules (d’où leur nom de rayonnements ionisants). Heureusement, les cellules sont dotées de systèmes de réparation très efficaces. Malheureusement, un certain nombre de lésions ne seront pas ou mal réparées. L’irradiation peut ainsi transformer une cellule normale en cellule précancéreuse ou promouvoir un processus de cancérisation déjà à l’œuvre. Il est impossible de prévoir si une contamination sera à l’origine d’un cancer ou favorisera son développement. On ne peut qu’estimer la probabilité que cela arrive. Aux niveaux de doses mentionnées par EDF, cette probabilité reste faible (en tout cas selon les modèles et coefficients de risque officiels qui comportent de nombreuses zones d’ombre) mais elle n’est pas nulle. Affirmer qu’il n’y aura pas, à terme, d’impact sanitaire relève de la désinformation.

Qu’EDF méconnaisse les effets des faibles doses de rayonnements ionisants et les principes de radioprotection est déjà choquant. Que l’Autorité de sûreté nucléaire – qui a en charge non seulement la sûreté mais également la radioprotection – tombe dans les mêmes travers est encore plus préoccupant.

La Commission Internationale de Protection Radiologique (CIPR) qui édicte des recommandations qui servent de base à l’élaboration de la réglementation européenne (directives et règlements Euratom) a insisté dans sa publication n°90 sur le fait que la limite maximale de dose était considérée « très souvent, mais de façon erronée, (…) comme une ligne de démarcation entre ce qui est sans danger et ce qui est dangereux », (§124), expliquant qu’elle constituait en fait une frontière entre l’inacceptable et le tolérable (§150).

3. Recommandation aux salariés concernés

Compte tenu des temps de latence entre l’exposition et l’apparition éventuelle de manifestations cliniques, compte tenu de la nécessité de tirer tous les enseignements du dysfonctionnement, il est important que les contaminations accidentelles soient déclarées comme accident du travail. L’expérience montre que le chef d’entreprise refuse généralement de faire cette déclaration, déclaration qui déclenche une enquête du CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail).

Rappelons qu’à défaut, si l’entreprise ne procède pas à la déclaration, chacun des salariés concernés peut adresser une déclaration à la CPAM dont il dépend, sur papier libre, précisant les conditions dans lesquelles il a été contaminé et les doses de rayonnement qu’il a reçues. La déclaration doit être faite par voie de recommandé avec accusé de réception. Le délai est de 2 ans à compter de la date de la contamination.

Il est important de conserver la trace de toutes les expositions, que ce soit par voie externe ou suite à des incorporations (inhalation, ingestion ou blessures). Il importe de faire le cumul des doses reçues sur les 12 derniers mois (afin de les comparer à la limite annuelle), mais aussi de tenir compte de l’ensemble des expositions sur toute la vie professionnelle. A ce jour, officiellement, seules les pathologies cancéreuses sont reconnues comme pouvant être radio-induites (et la transmission de maladies génériques à la descendance). Cependant, d’autres effets des contaminations internes commencent à être documentés (fatigabilité, perturbations du fonctionnement des systèmes nerveux, cardiaque, immunitaire, endocrinien, etc). Par ailleurs, le dossier médical doit bien mentionner l’exposition à l’ensemble des produits toxiques et cancérigènes ( et pas seulement aux rayonnements ionisants) car il faut tenir compte des phénomènes de synergie (encore mal connus mais avérés)..

4. Evolutions préoccupantes

La CRIIRAD reçoit de plus en plus d’appels de travailleurs du nucléaire, qu’il s’agisse des salariés des grandes entreprises du nucléaire, de salariés et d’intérimaires des entreprises de sous-traitance dénonçant la dégradation de leurs conditions de travail et des pressions croissantes, en particulier lors des arrêts de tranche des centrales nucléaires (qui ont été considérablement raccourcis). Ces travailleurs disent leur désarroi et soulignent les conséquences potentielles de ces difficultés pour la sûreté des installations.

Bien des signes viennent confirmer ces déclarations verbales ou écrites, signées ou anonymes reçues par la CRIIRAD. Ainsi, l’article 21 de la loi du 13 juin 2006 stipule que le rapport annuel d’activité établi par l’exploitant d’une installation nucléaire « est soumis au comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail de l’installation nucléaire de base, qui peut formuler des recommandations. Celles-ci sont annexées au document aux fins de publication et de transmission. ». Voici, à titre d’exemple, ce qu’a mentionné le CHSCT d’AREVA NC (site de Tricastin) au bas du rapport de 2007 :

« Le CHSCT décide de ne pas faire de recommandations sur ce rapport 2007 car l’expérience de 2006 a démontré que ses recommandations n’intéressent personne. De plus, le CHSCT déplore que ce rapport soit utilisé comme outil de propagande ». (sic)

Par ailleurs, la CRIIRAD a pu recueillir le témoignage de salariés de différents sites nucléaires qui – dès lors qu’ils ont été contaminés ou exposés à des irradiations externes significatives et qu’ils tentent d’obtenir des informations ou la reconnaissance du détriment qu’ils ont subi – sont traités comme des parias par leur hiérarchie et, trop souvent, par leurs propres collègues.

Il est important que les expositions ne soient analysées par rapport aux risques qu’elles entraînent pour l’image de marque de l’entreprise mais pour la santé des travailleurs. C’est la radioprotection qui doit être placée au centre des préoccupations. Pour cela de nombreux changements doivent être mis en œuvre. Il est en particulier indispensable de garantir l’indépendance des services de médecine du travail vis-à-vis de l’exploitant qui est aussi leur employeur. Il faut également mettre à plat le dossier de la protection des travailleurs des sociétés de sous-traitance, et en particulier des intérimaires. On ne peut en effet s’empêcher de remarquer que dans 3 des 4 cas mentionnés ci-dessus les travailleurs contaminés appartiennent à des entreprises extérieures. Il est, par exemple, indispensable que les sociétés de sous-traitance soient correctement représentées aux CHSCT des entreprises dont elles sont prestataires.

Il est également urgent de faire adopter une loi garantissant la protection des lanceurs d’alerte, avec un statut de salarié protégé pour ceux qui permettront d’identifier des dysfonctionnements susceptibles de mettre en danger la santé ou la sécurité publique.

Ces questions devraient être largement débattues et interpeller le grand public. En effet, on parle souvent des barrières matérielles successives censées garantir le confinement des matières radioactives mais la première des barrières est constituée par les travailleurs eux-mêmes.


[1] Dans le passé, des intervenants étaient restés en milieu contaminé pendant plusieurs heures après le déclenchement de l’alarme du bâtiment réacteur.

[2] Sur la base des chiffres officiels revus à la baisse (les premiers chiffres diffusés correspondaient à un dépassement de plus de 100 fois la limite).

[3] Ce chiffre correspond au nombre de travailleurs sous surveillance dosimétrique en 2005 (source IRSN). Heureusement les expositions réelles sont très inférieures à la limite.

CRIIRAD 24/07/2008
 Contaminations à répétition dans les centrales EDF