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"Sarkozy l’Italien"

9 avril 2009, 14:58

"Dans l’Italie de Berlusconi, les dévots du culte mussolinien redressent la tête. Il y a quelques jours, près de Rimini, ils inauguraient une Maison du souvenir. Le révisionnisme menace.

Les repas de famille, c’est toujours un peu gênant quand on n’en fait pas partie : on se sent facilement de trop.

Mais bon, ce dimanche 29 juillet, le sangiovese est bien frais, la pasta al dente et l’humeur plutôt rigolarde autour des tables, à l’ombre des pins.

Dans le parc de la villa Carpena, située sur la commune de Meldola, à une soixantaine de kilomètres à l’ouest de Rimini, au cœur d’une Europe oublieuse tant elle croit la démocratie indestructible, ils sont moins de 200 à célébrer, ce jour-là, l’ouverture d’une Maison du souvenir.

Pour les convives, l’occasion est historique. Ici, dans cette demeure de paysan romagnol enrichi, désormais transformée en musée, a vécu « le plus grand des Italiens, celui qui a aimé la patrie plus que tout », Benito Mussolini.

Sa veuve, Rachele, y a habité jusqu’à sa mort, en 1979, entourée du clan familial et des sympathisants soudés dans la même ferveur.

« Je ne suis pas fasciste, je suis mussolinien », explique Domenico Morosini, l’un des trois associés à l’initiative de cette réhabilitation.

Les deux autres sont Romano Mussolini, le dernier fils encore vivant, et un mystérieux partenaire resté anonyme. « Mussolini est un grand homme, au moins du niveau de César, Garibaldi, Napoléon », ajoute-t-il. On se pince. Aurait-on abusé du sangiovese ?

Quoi ? Ce dictateur fasciste, complice des horreurs du nazisme, ce pantin ridicule, avec ses coups de menton et ses gesticulations, piètre stratège dont les soldats eurent tant de mal à défaire les malheureux guerriers du négus, lors de la conquête de l’Ethiopie, et qui attendit, prudemment, l’effondrement de l’armée française, vaincue par l’Allemagne, pour, à son tour déclarer la guerre à un pays écrasé, l’égal de l’Empereur ? « C’est comme au football : quand on perd la partie, on vous accable de tous les maux. Son histoire a été écrite par les vainqueurs et l’Histoire doit être revue », rétorque Morosini, pas peu fier de poursuivre le tour du propriétaire.

En bas, passé la salle à manger, on entre dans le bureau du Duce, dans lequel est suspendu un portrait géant de son fils Bruno en uniforme d’aviateur, mort dans un vol de routine près de Pise. Puis on pénètre dans sa bibliothèque, où ce violoniste rangeait ses partitions. A l’étage, les chambres : celle qui abrite le lit conjugal croule sous les bondieuseries. Et partout, des portraits de l’ancien « nouveau César », casqué et botté ou en civil, mais toujours le menton en érection.

Petit patron de Lodi, Morosini est, à 61 ans, représentatif de ce milieu d’entrepreneurs lombards et vénètes qui, à la sueur de leur front, ont fait du nord de l’Italie la région la plus riche d’Europe.

A l’égal de beaucoup d’entre eux, il « n’est pas longtemps allé à l’école » et se reconnaît dans le combat de la Ligue du Nord, conduite par Umberto Bossi, naguère partisan de l’indépendance de la « Padanie » (la plaine du Pô) et aujourd’hui ministre du gouvernement de Silvio Berlusconi.

Violent pourfendeur de « Rome, la voleuse » et d’un Etat italien à juste titre critiqué pour son inefficacité, Bossi, « un ami », dit Morosini, suscite l’admiration de ce dernier : « C’est le premier à avoir organisé de grandes manifestations populaires dans le pré. » Encadrées par ses... camicie verdi (chemises vertes).

A Meldola, ce sont les chemises ou polos noirs qui prédominent, bien évidemment.

Par fidélité aux uniformes des milices fascistes.

Avant le déjeuner, une foule plus importante s’était retrouvée, toujours autour de la famille, à la chapelle du cimetière de Predappio, à quelques kilomètres, dans le village où, le 29 juillet 1883, naquit leur idole, d’un père maréchal-ferrant et cafetier et d’une mère institutrice.

C’est dans ce même cimetière que reposent, depuis 1957, ses restes. Auparavant, les autorités, pour empêcher tout désordre, avaient tenu secret le lieu de la sépulture provisoire, un couvent de capucins, près de Milan. Dans la crypte de la famille Mussolini, les pèlerins, en short, armés de leur appareil photo, se mitraillent devant le tombeau et signent le livre d’or. Deux solides gaillards au crâne rasé, enveloppés dans leur cape noire, entretiennent la flamme. C’est la « Garde d’honneur ». Une association privée sur le modèle de celle qui, à Rome, au Panthéon, veille sur les tombeaux des rois d’Italie. Pour en être membre, encore faut-il souscrire à son catéchisme.

Extraits : « La Garde d’honneur accompagne avec discrétion l’hommage et le recueillement d’un peuple envers Celui que l’on n’a pas oublié. [...] Le respect et l’amour vont vers un homme qui fut et reste encore un symbole : celui d’une Italie qui n’a pas à rougir de soi, par sa générosité, son refus du calcul ou du gain, par sa loyauté, par son courage, par son sens des responsabilités », etc.

A la sortie de la crypte, trois adolescents arborent des tee-shirts où l’on peut lire de fières et profondes paroles du Duce, gravées pour l’éternité : Boia chi molla (Mort aux lâches) ; Me ne frego (Je m’en fous) ; O con noi o contro di noi (Avec nous ou contre nous).

« On ne peut pas parler de Mussolini à l’école et on ne nous en dit rien, raconte un petit blond. Mais je sais qu’il a beaucoup aimé l’Italie. » Il a les cheveux mi-longs et un piercing sur l’arcade sourcilière, comme d’autres garçons de son âge. Réglementaire, vraiment ? « Je suis un fasciste moderne », crâne-t-il. Plus loin, un fasciste à l’ancienne vante « ce temps où l’Italie était la deuxième puissance au monde [sic]. A l’époque, nos valeurs, c’étaient ?Dieu, patrie, famille ?. A présent, c’est ?drogue, argent, terrorisme ?. »

Comme si les horreurs du passé étaient effacées par cinquante ans d’Histoire, les dévots du culte mussolinien ne rechignent plus à s’afficher.

« En 1983, témoigne Monica Mussolini, veuve de Vittorio, l’un des fils du Duce, pour fêter le centenaire de sa naissance, nous avions organisé un banquet semblable, ici, villa Carpena. Mais entre nous. Les journalistes n’avaient pas été conviés. »

Dix-huit ans après, les portes sont grandes ouvertes. Vestale du feu sacré, adorée par les siens, Monica a confiance : « L’Histoire est en train d’être revue. La guerre qu’on reproche tant à Mussolini n’est pas sa faute : il y a été entraîné malgré lui. Car il était bien supérieur à Hitler. »

Parmi la classe politique italienne, Monica ne cache pas ses préférences : « Fini [le dirigeant de l’Alliance nationale, issue du mouvement postfasciste désormais reconverti en parti conservateur et où siège, comme députée, la petite-fille du Duce, Alessandra] est intelligent, mais Silvio Berlusconi me plaît beaucoup : c’est un gros travailleur. »

Et tant pis si l’actuel Premier ministre a toujours affirmé venir d’une « famille antifasciste ». Derrière la veuve, un homme, en jean et tee-shirt noirs, résume le credo : « L’idéologie fasciste est la synthèse de toutes les idéologies. Nous voulons que les gens compétents gouvernent et que les hommes politiques se contentent de gérer les partis. »

L’ère du refoulé s’achève. « Le siècle est terminé, les nouvelles générations sont curieuses, confirme l’historien Sergio Romano, éditorialiste au quotidien Il Corriere della Sera. Il y a aujourd’hui, en Italie, un débat sur la nature du communisme et du fascisme. Faut-il tout rejeter dans le fascisme ? Et, d’ailleurs, n’y a-t-il pas eu plusieurs fascismes ? »

Les premières fissures dans la condamnation brute du Ventennio - les deux décennies où, entre 1922 et 1943, Mussolini exerce le pouvoir - ont été provoquées, il y a près de trente ans, par les travaux de l’historien Renzo De Felice, maintenant disparu.

Cet intellectuel de gauche a, le premier, rompu avec l’orthodoxie imposée par les communistes, qui avaient sacralisé la résistance italienne antifasciste, étendue à la vaste majorité du peuple.

A rebours, De Felice a souligné l’extraordinaire consensus dont a bénéficié le régime fasciste, probablement jusqu’aux premières défaites, où il apparaît alors que l’Axe ne gagnera pas la guerre. Il met en pièces le mythe d’une opposition de masse, rappelle qu’au moment de la guerre d’Ethiopie, en 1936, même la gauche applaudit le régime.

Des exilés reviennent. Contre ceux qui dépeignent le fascisme comme le sommet de l’inculture, De Felice rétorque que le père du futurisme, le poète Filippo Tommaso Marinetti, a été fidèle au Duce jusqu’après sa chute.

Dans les milieux universitaires, l’historien est alors violemment attaqué : on l’accuse de légitimer l’ancien régime. Deux décennies plus tard, cette relecture de l’Histoire est pour une bonne part passée dans le grand public et admise, en partie au moins, par la plupart des historiens.

Emerge désormais, derrière la dictature, l’image d’un grand bâtisseur qui assécha les marais Pontins, construisit la gare centrale de Milan, mit en valeur les forums impériaux à Rome, couvrit la péninsule d’un tapis d’autoroutes et créa les studios de cinéma de Cinecitta, que Walt Disney est venu copier.

Un homme d’Etat admiré, dans le Londres d’avant-guerre, par le conservateur Winston Churchill comme par le travailliste James Ramsay MacDonald et par des intellectuels tels que Kipling ou Shaw. Un visionnaire que visitèrent, en 1931, le Mahatma Gandhi et, en 1934, le dirigeant sioniste Chaïm Weizmann. Un modèle, enfin, qui inspira à Franklin Delano Roosevelt sa politique économique du New Deal.

Des lois raciales adoptées en 1938 et des mesures antijuives qui s’ensuivirent, comme du désastre d’une guerre où l’Italie, le 8 septembre 1943, change brutalement de camp pour rejoindre les Alliés, provoquant une crise morale sans précédent - « La plus grande trahison de l’Histoire », juge le général américain Eisenhower, abasourdi par le machiavélisme italien - le Duce reste souvent exempté avec une étonnante complaisance.

Le responsable est montré du doigt : c’est la faute de l’Allemagne nazie. « En France, Chirac a condamné en bloc Vichy parce qu’il est l’héritier du gaullisme, estime Sergio Romano. Toutefois, en Italie, nous arriverons à un moment où Mussolini sera jugé comme partie prenante de l’histoire italienne, d’une Italie qui se cherche en commettant des erreurs, bien sûr, mais qu’il faut replacer dans un contexte où compte l’influence d’éléments extérieurs. Hitler est un personnage inclassable. Pas Mussolini. Néanmoins, il faut du temps. Croyez-vous que les Français auraient pu juger sereinement Napoléon III cinquante ans après sa mort ? »

Dans le recueil de contributions A quoi sert l’Italie ? (1), l’essayiste Giovanni Orfei, sous un chapitre intitulé « Comment on apprend l’Italie à l’école », note : « Dans nos manuels souffle encore le vent de l’antifascisme militant, qui, même remis à jour, relève plus de la condamnation morale que de la critique historique. »

Cela devrait changer.

Durant la dernière campagne électorale, celui qui préside actuellement la région du Latium, Giorgio Storace (Alliance nationale), réclamait une révision des manuels scolaires d’histoire. Il devrait bientôt en avoir l’occasion si la réforme portant sur l’autonomie des régions (notamment en matière d’enseignement) est adoptée, comme attendu, cet automne. « Il ne s’agit pas de censure, précise le député Gustavo Selva (Alliance nationale). Mais il faut sortir du manichéisme actuel où, dans ces mêmes manuels, le communisme est blanc et le fascisme est noir. A mes yeux, le bilan des années Mussolini est globalement négatif ; cependant, faut-il, pour autant, que les jeunes Italiens ne puissent connaître les réalisations sociales et culturelles positives de cette période ? »

Un peu partout, en Italie, le tabou est levé.

A Salo, tranquille cité balnéaire posée sur le lac de Garde, la municipalité, avec l’aide de la région lombarde, prévoit l’ouverture prochaine d’un mémorial destiné à expliquer ce que fut l’ultime avatar du fascisme agonisant qui trouva refuge ici, entre la libération de Mussolini par les Allemands, à l’automne 1943, et son exécution, le 28 avril 1945, par des partisans.

A la sortie de Rome, sur la via Appia antica, à l’ombre des pins parasols, derrière la grille du parc, un aigle en bronze monumental fiché sur le gazon accueille le visiteur. La somptueuse propriété de l’éditeur de livres d’art Dino Salvatore abrite plusieurs salles aux murs couverts de tableaux et de photos à la gloire du Duce et ouvertes, sur rendez-vous, au public.

Mais c’est encore à Predappio, le village natal, que ce culte de la personnalité est le plus délirant.

Dans la rue principale se succèdent d’étranges magasins de souvenirs. Dans ces bazars de toutes les extrêmes droites, rien ne manque à la panoplie du petit facho. Le manganello, le gourdin cher aux miliciens fascistes, ici décrit comme « le meilleur avocat » ; la boucle de ceinture frappée d’un « M » ; la chemise noire réglementaire ; la bouteille de gros rouge avec l’effigie du Duce sur l’étiquette ; assez d’aigles pour remplir une volière ; un Duce casqué en porte-clefs, etc.

Grand succès, indémodable : le calendrier de l’année nouvelle, enrichi de puissants axiomes qui feront le bonheur des petits chefs de bureau, tiré à 200 000 exemplaires et vendu, pour la première fois, en kiosques. Mais à côté on trouve aussi la miniature de la limousine de Hitler. Des insignes SS. Des croix gammées. Tout est en vente libre.

Où finit le carnaval ? Où commence l’épouvante ? A quel point la relecture de l’Histoire doit-elle s’arrêter pour ne pas aller trop loin et tomber dans un inquiétant révisionnisme ?

C’est le débat qui devrait s’ouvrir désormais en Italie.

Oui, les Italiens ont su gré, jusqu’à la guerre, à Mussolini d’avoir apporté la paix civile.

Non, les mesures antijuives n’étaient pas de façade, ainsi que l’ont confirmé des travaux récents, et contrairement à l’illusion générale dont se bercent les Italiens, sauf dans quelques endroits comme le sud de la France occupée.

Faut-il souscrire à la thèse du « bouclier », énoncée, avant sa mort, par De Felice ? Celle qui voudrait que, à Salo, le Duce, malgré son épuisement, se soit sacrifié, pour une cause qu’il savait perdue d’avance, afin d’empêcher Hitler de raser les grandes villes du Nord, en représailles à la trahison italienne.

Auteur d’une récente biographie de Mussolini, l’historien Pierre Milza juge « exagéré » ce rôle de « bouclier », même s’il note qu’ « il semble bien que l’essentiel se soit joué sur l’idée qu’il n’y avait pas d’autre moyen d’éviter le pire que celui qui lui était dicté par Hitler » (2). Et que penser de la volonté du Duce, sur la fin, de transmettre son héritage à ses premiers compagnons, les socialistes : « Là où j’ai échoué, je souhaite que ce soient les socialistes, après la guerre, qui réussissent. Ce sont eux qui doivent faire le plus vite possible ce que je n’ai pu faire » ?

Dans le parc de la villa Carpena, ce dimanche, comme l’après-midi touche à sa fin, les carabinieri en faction depuis la matinée rentrent pour se rafraîchir. On leur offre des pin’s frappés du drapeau de la République de Salo : ils les acceptent, chacun, en remerciant.

A l’écart, un jeune homme joue avec un garçonnet. Il a 33 ans, se nomme Caio Giulio Cesare Mussolini.

C’est l’arrière-petit-fils du dictateur. « Bien sûr, aujourd’hui, je suis heureux de vivre dans une Europe démocratique. Bien sûr, la responsabilité politique de Mussolini, sur la guerre et les lois antijuives, est entière puisqu’il était le chef. Mais, si toute son œuvre devait être condamnée, on n’en parlerait pas aujourd’hui. »

En écho d’outre-tombe, l’avertissement du Duce, lu dans la crypte, revient alors en mémoire : « Rien de ce qui a été fait ne pourra être annulé. »

(1) Sous la direction de Michel Korinman et Lucio Caracciolo. La Découverte/Limes. (2) Mussolini, par Pierre Milza. Fayard.

http://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/l-inquietant-fan-club-de-mussolini_492804.html?p=4