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> Moi, négationniste ? C’est un malentendu.

15 mai 2006, 22:25

Handke, une affaire salutaire

par Louise L. LAMBRICHS
Libération : lundi 15 mai 2006

Louise
L. Lambrichs essayiste et écrivaine.

"Voyage au pays sonore ou l’Art de la question, tel est le titre de la pièce déprogrammée de Peter Handke, titre qui laisse rêveur le lecteur attentif de son oeuvre et de son engagement politique. Tout le monde s’empresse de clamer ­ notre ministre de la Culture en tête ­ que cette pièce n’a « rien à voir » avec la guerre de Yougoslavie, puisqu’elle fut écrite en 1989. Divines certitudes. Pour avoir lu d’assez près le travail de Handke (1), je parierais plutôt ­ et c’est bien là la question de l’art, et de toute création artistique sans doute ­ que cette pièce renvoie très subtilement à la question qui taraude (ou a taraudé) Peter Handke, et qui permet de comprendre aussi bien les discours des diverses propagandes contradictoires qui ont sévi depuis quinze ans que le sens de cette guerre. Car pour ce qui concerne l’art de la question, il faut bien se rendre à l’évidence : Handke pratique avec une rare subtilité l’art de ne pas poser les bonnes. Ce faisant, il continue à propager ses thèses délirantes, qui relèvent d’un néonégationnisme plus partagé en France qu’on ne pourrait le croire.

Si, depuis quinze ans, nous avons été quelques-uns (Annie Le Brun en tête, et précisément dans Libération) à dénoncer le national-communisme de Milosevic, nous avons eu dans ce pays bruyant beaucoup de mal à nous faire entendre et jusqu’à très récemment, contrairement à ce que croit Peter Handke, nous sommes demeurés très isolés. J’en veux pour preuve le courageux silence qui a salué Nous ne verrons jamais Vukovar (2), lu pourtant par toutes les rédactions. Ainsi Peter Handke apprendra-t-il que la « censure » (ou l’autocensure, ou le politiquement correct) n’est pas forcément aujourd’hui, sur la question que soulève son cas, du côté qu’il suppose.

Qui a lu attentivement « Parlons donc de la Yougoslavie » (Libération du 10 mai) aura peut-être repéré un « détail » qui, à mes yeux, n’en est pas un : c’est que pour Peter Handke, le « seul crime pour lequel convient le mot génocide » est « le massacre du Noël orthodoxe 1992-1993, commis par les forces musulmanes à Srebrenica, un massacre aussi contre femmes et enfants [serbes] de Kravica ». Nous sommes là au point d’abjection central, qui a organisé pendant quinze ans tous les discours pour ne pas dire les propagandes sur cette guerre, et qui reste la question que personne ne soulève et qui fut au coeur de mon élaboration : comment se fait-il qu’en Europe, une génération après la Shoah, ait pu se produire pendant trois ans, sous les yeux de toute la communauté internationale et des troupes de l’ONU, le génocide d’une population civile musulmane, laïque, parfaitement européenne ? (Je rappelle à ceux qui l’ignorent encore que plus de quatre cents charniers ont été mis au jour en Bosnie et que les Bosniaques continuent, dix ans après Srebrenica, de rechercher et d’enterrer leurs morts, sans parler des corps des Albanais du Kosovo, non encore rendus par Belgrade à leurs familles.)

C’est autour de ce mot, génocide, de son usage et de son abus, que se sont organisées les positions des uns et des autres, qui, grâce à cette affaire Handke qui n’est jamais qu’un symptôme de notre temps, commencent heureusement à bouger. La question que soulevait Nous ne verrons jamais Vukovar n’a toujours pas été abordée en France : c’est celle du négationnisme des nationalistes serbes (car c’est à ce négationnisme-là que Handke souscrit aveuglément, et il est loin d’être le seul). Les documents historiques issus des archives de Belgrade, commentés par l’historienne croate Ljubica Stefan, et que j’ai publiés à ce sujet car ils étaient inédits en France, sont si stupéfiants, ils renversent à tel point nos représentations, ils éclairent si bien ce qui s’est passé, qu’il serait important de les porter à la connaissance de tous, et particulièrement de la jeunesse serbe qui manifeste aujourd’hui, contre Milosevic et n’est pas allée lui rendre hommage à ses obsèques.

Que la Serbie de Milan Nedic ait collaboré de façon très zélée avec les nazis ne remet pas en cause le fait qu’il y eut aussi des résistants serbes. Mais cela détruit le mythe qui court encore en France et qui gouverna François Mitterrand, le mythe qui durant plus de quatre ans justifia aux yeux de l’opinion ­ et trop souvent de la presse ­ la politique française en ex-Yougoslavie (et, me semble-t-il, la politique anglaise). Le temps paraît venu, et l’affaire Handke en offre l’occasion, de dépasser les querelles partisanes pour convenir d’une évidence effrayante : à savoir que nous avons eu sous les yeux, en Serbie, en Bosnie, en Croatie, ce que peut produire le négationnisme, l’absence de travail de mémoire, la manipulation éhontée de la mémoire collective, et nous avons eu ainsi pour la première fois dans l’histoire européenne l’illustration, à l’échelle collective, du mécanisme freudien suivant lequel le déni engendre la répétition.

Si le peuple serbe avait eu connaissance de son passé, si le travail de mémoire avait pu s’accomplir sous la Yougoslavie titiste, les élites politiques nationalistes serbes n’auraient jamais pu prétendre avec autant de succès que les Serbes avaient été victimes d’un génocide comme les juifs, qu’ils n’avaient jamais rien fait aux juifs, que l’histoire était là pour l’attester

(voir la lettre de Vuk Draskovic aux écrivains israéliens de 1985), et que cela allait recommencer ­ discours terrifiant qui, martelé avec force pendant des années, a évidemment affolé les populations et déroulé le tapis rouge aux milices tchetniks comme à l’armée captée par Belgrade (hommage aux déserteurs serbes).

Lorsqu’on dit, en Croatie ou en Bosnie, que cette guerre est une répétition déplacée de la Seconde Guerre mondiale, la plupart des gens accueillent cette interprétation comme une évidence. Ils ajoutent même : vous ne pourrez rien faire, cela recommencera encore. La question qui se pose ­ que je leur pose quand je vais là-bas faire des conférences et que je pose à la France et à l’Union européenne ­ est donc : à quoi sommes-nous prêts pour éviter que ce mécanisme de répétition fasse encore son oeuvre ?

Construire la paix dans les Balkans suppose d’avoir de cette guerre une lecture rigoureuse, mais celle-ci ­ bousculant les idées reçues comme les cadres d’expertise traditionnels ­ ne pouvait que rencontrer le mur du déni, solide, que Peter Handke a contribué à consolider, avec un certain nombre de signataires de la pétition d’Anne Weber. Grâce à Bruno Bayen et à Marcel Bozonnet, cette « affaire » salutaire l’ébranle. De quel côté tombera-t-il ? Au moins les voix qui s’élèvent éclairent-elles, d’une lumière un peu sombre parfois, les positions des uns et des autres."

(1) Voir le Cas Handke, éd. Inventaire-Invention, 2003.

(2) De l’auteur. Philippe Rey éditeur, 2005.