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> 10 objections majeures au commerce équitable

15 juillet 2004, 11:56

En réaction à cet article, publié il y a déjà plus d’un an, je souhaite diffuser ce contre-argumentaire rédigé par un militant de commerce équitable.

Nous avons pleinement conscience des limites du CE et notre démarche s’enrichit de ces débats et objections, mais merci de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain !

"D’abord, je précise que je n’ai aucunement qualité pour parler au nom de l’ensemble du Commerce Equitable ! C’est une nébuleuse qui comprend de nombreuses organisations (beaucoup plus à l’étranger qu’en France, d’ailleurs) et il est évidemment impossible de garantir que toutes sont absolument indemnes de tel ou tel travers dénoncés dans ce texte. Mais tout de même, celui-ci m’a semblé écrit de façon souvent inexacte et relativement tendancieuse, pour ne pas dire parfois tout à fait injuste ; d’où les réactions ci-dessous – qui ne sont que les miennes, mais que sans doute beaucoup d’autres membres de ces associations feraient leurs (en rappelant aussi qu’ils sont presque tous bénévoles, et peuvent donc avoir des perceptions assez diverses concernant le sens de leur engagement…)

Tout d’abord, première remarque, j’ai nettement l’impression que vous vous trompez de priorités – et je me demande bien pourquoi. Car s’il est clair que ni le Commerce Equitable ni Artisans du Monde ne sont parfaits (et Max Havelaar peut-être encore moins …), ils ont tout de même le mérite d’exister, et de chercher à apporter des réponses concrètes à des problèmes bien réels. Alors, même si on peut leur faire remarquer quelques faiblesses ou déviations – et pourquoi pas, encore mieux, leur proposer des améliorations de leurs pratiques – je ne pense pas que cela puisse constituer “des objections majeures” à opposer à leur existence. Sauf évidemment de la part des Parfaits évoqués par Madeleine Nutchey dans le dernier numéro de Silence ; mais si ces derniers ont par hasard connaissance de ce texte, je les prie de bien vouloir me pardonner : je ne m’adresse ici qu’au commun des mortels, dont je fais partie. Et tous ceux-là ne sont que de pauvres pécheurs, avec “les mains sales” à force de les plonger dans cette triste réalité quotidienne qu’ils veulent faire évoluer ! Par contre, si vous êtes à la recherche de combats essentiels à mener, il vous suffit de regarder autour de vous : des “objections majeures”, vous en trouverez à faire ! Aux incinérateurs, à la clim’, aux 4x4, au nucléaire, etc : simplement, faites attention à la qualité de vos arguments, car ceux qui sont énumérés dans votre page de reproches m’ont semblé parfois assez malvenus…

Et c’est ma deuxième remarque : si vous le voulez bien, on va reprendre tout ça ensemble, à partir de vos affirmations :

1 - Le commerce “équitable” est inéquitable : là, assez d’accord : on peut trouver que ce mot est inadapté – ça dépend du sens qu’on lui donne. D’ailleurs, pour la centrale d’achats d’Artisans du Monde, il s’agit tout simplement de commerce “plus équitable”. L’équité, pour moi, c’est comme l’Ouest, ou comme la démocratie : c’est une direction dans laquelle on peut avancer, mais pas question de penser qu’on n’a plus à progresser dans ce domaine… Ceci étant, je me permets de vous faire observer que si en théorie vous avez raison, dans la réalité concrète votre exemple ne tient pas debout : si on décidait de payer 19 € au petit producteur, son café serait évidemment invendable. Et du coup, les foules de paysans qui comptent sur les débouchés qu’on leur offre n’auraient plus qu’à crever de faim devant leurs récoltes : peut-on croire que l’équité en sortirait renforcée ?
Bon, ce qui est tout à fait vrai, c’est qu’au lieu de travailler pour notre superflu et notre économie de rapine, mieux vaudrait qu’ils consacrent leurs forces et leur potentiel agricole à des productions vivrières adaptées à leurs besoins. Oh oui ! Mais ce n’est pas en leur cassant les reins qu’on y parviendra ; cependant, si vous pouvez faire des propositions concrètes et réalisables, susceptibles de leur fournir la transition dont ils ont cruellement besoin pour passer de l’une à l’autre de ces formules, elles seront les très bienvenues : c’est justement de ça qu’on manque – et eux encore plus ! En attendant, au quotidien, on essaie d’agir pour un peu moins d’iniquité ; ce n’est pas très glorieux, mais on essaiera de faire mieux dès que quelqu’un saura nous dire de quelle façon il faudrait s’y prendre : c’est promis !

2 – Le commerce équitable favorise la concurrence déloyale : mais non, ce n’est pas le commerce équitable ! La preuve ? Supprimez le CE, et cette concurrence “déloyale” continue à exister. Car celle-ci tient aux échanges entre régions du monde dont les conditions de production sont différentes – quelles que soient les raisons de ces différences, et nonobstant les faiblesses de la théorie des avantages comparatifs de Ricardo. Et tient aussi à l’absence d’une véritable organisation mondiale du commerce (bien sûr, pas la triste caricature qui pour le moment porte ce nom, et n’est en réalité que le faux nez des multinationales). Précisons encore que de tels échanges continueront sans doute à exister (à un niveau forcément beaucoup plus limité) même après la fin du pétrole, après l’avion et tous les autres fossoyeurs de la planète : depuis des millénaires, l’humanité en a perçu l’intérêt et trouvé les moyens, pas de raisons qu’elle s’arrête – sauf si elle disparaît bientôt, ce qui ne me semble d’ailleurs pas du tout inconcevable… Mais ceci est une autre histoire.

3 – Le CE ne tient pas compte des coûts écologiques : tout à fait vrai. Sur ce plan, il a exactement le même défaut que le commerce classique (il n’a d’ailleurs jamais prétendu y apporter une solution). Mais là aussi, supprimez le CE, vous n’avez pas résolu un iota de ce problème. En outre, il est peut-être utile de rappeler que le CE représente quelque chose comme 0,01 du commerce mondial ; je suis bien d’accord sur le fait qu’il y a beaucoup à faire pour une meilleure “gestion des ressources de la planète” (et pour le respect de la biosphère), mais je pense aussi qu’il vaudrait mieux essayer de traiter les problèmes par ordre d’importance… Pour parler crûment, je dirai que sur ce plan, les défauts (indiscutables) du CE ne sont guère plus qu’une chiure de mouche par rapport à l’océan de merde qui menace de nous engloutir…

4 – Le CE favorise l’appauvrissement de la biodiversité : non, il ne la “favorise” pas (le premier dictionnaire venu vous expliquera que favoriser, cela consiste à “traiter de façon à conférer un avantage”). Tout au plus pourrait-on dire qu’il y contribue – exactement de la même façon que le commerce classique, et dans les proportions rappelées ci-dessus. Mais je n’arrive pas à croire qu’en supprimant le CE, nous pourrions favoriser la biodiversité… y aurait-il quelque chose que j’ai mal compris ?
En outre, permettez-moi de vous faire remarquer que votre exemple n’en est pas un ; car ce qui a induit la disparition de la plupart des variétés de pommes (et de fraises, et de tomates, etc), c’est la consommation de masse de productions agricoles industrialisées En effet, les grandes surfaces qui les distribuent exigent des produits beaux à voir, calibrés, standard, pas fragiles, dont la maturation est suffisamment lente pour réduire les pertes au minimum… d’où la mise au point des variétés modernes, et la disparition des débouchés pour les autres – que la plupart des producteurs ont abandonnées simplement parce qu’ils ne pouvaient pas les vendre. Là, le CE n’y est vraiment pour rien !

5 – Le CE accompagne la “déculturation” de la production : disons que ce n’est pas totalement faux, et l’exemple des vêtements peut illustrer ce phénomène (je passe sur l’exemple du Népalais écoeuré de retrouver en France des vêtements de chez lui : un peu faiblard comme argument, non ? ) Mais pourquoi refuser cette évolution pour ceux qui la souhaitent ? De mes années au Sahel, j’ai ramené une sorte de T-shirt très aéré, fabriqué au Burkina à partir de tissage local, et que je trouve très confortable en plein été ; de même, pendant la dernière canicule, j’ai regretté de ne pas avoir de sarouel, sûrement plus adapté que le pantalon habituel (un jean, bien pratique aussi même s’il est né dans l’Ouest américain… mais je présume que vous n’en avez jamais porté, puisqu’il est lui aussi un métèque ? ) – et tant pis pour celui qui m’aurait dit que ce vêtement ne devait pas être porté hors d’Afrique du Nord. Au fait, une question : les Nord-Africains vivant en France seraient-ils admis à le porter, eux ? Et finalement, vouloir que chaque tribu continue pieusement à porter les mêmes vêtement que ses aïeux, est-ce que ce n’est pas le raisonnement des organisateurs du tourisme de masse, qui organisent pour leurs clients des “visites culturelles” dans les villages des Hmongs ou les réserves des Cheyennes, dont les habitants sont payés pour sortir alors de leurs coffres les tenues traditionnelles… qu’en fait ils ne portent que pour ces occasions ? Ou encore comparable à l’attitude de ces chefs d’entreprise qui contestaient à leurs employées le droit de mettre un pantalon plutôt qu’une jupe ? J’ai l’impression que là, on s’éloigne de la réflexion à faire sur les améliorations souhaitables du CE, et qu’on se rapproche dangereusement d’un raisonnement étroitement conservateur, du type “C’était comme ça autrefois, c’était tellement plus beau qu’il ne faut surtout rien y changer ! ”

6 – Le CE nous éloigne de l’essentiel : relocaliser l’économie : enfin un argument à prendre en compte ! Car il est bien clair que la survie de l’humanité passe par sa capacité à redécouvrir les modalités d’un fonctionnement économique le moins prédateur possible ; et donc, à mettre en place cette fameuse décroissance conviviale – dont la “relocalisation de l’économie” est une des conditions (et constituera une clé, eu égard aux coûts écologiques du transport). Mais il faut rappeler aussi que ce n’est pas le CE qui a créé cette course à la délocalisation dont les ravages sont encore maintenant trop mal connus. En effet, il est né voici bientôt 40 ans, et je présume qu’à l’époque, fort peu nombreux étaient ceux qui percevaient les problèmes qui devaient naître de ce phénomène ! Moi, en tout cas, je n’allais guère au-delà de René Dumont, connaissais très mal les apports de Jacques Ellul ou d’Ivan Illitch, moins encore ceux de François Partant et de Nicholas Georgescu-Roegen – et, par la force des choses, ignorais évidemment Serge Latouche !
Ceci étant, bien vrai qu’il reste à ouvrir vers cette décroissance un chemin praticable par le plus grand nombre ; mais là aussi, je pense qu’il est plus utile de réfléchir (comme le fait donc Madeleine Nutchey) pour essayer d’inventer les transitions qui seront nécessaires, que de simplement prononcer des condamnations contre les pécheurs ignorants que nous sommes tous plus ou moins. Et j’avoue avoir bien du mal, lorsque je parle des déséquilibres Nord-Sud, à déboucher sur des suggestions concrètes qui ne soient pas un peu dérisoires si on les compare à l’énormité du problème. Si vous avez des idées à me donner pour améliorer ma pratique, je suis preneur !
Ceci dit, il est assez vraisemblable que tous les militants du CE n’ont pas encore une bonne perception de ce problème, et il n’est pas illégitime de se demander si leur engagement ne risque pas de le leur “masquer”. Mais personnellement, j’ai plutôt l’impression inverse : il me semble que pour beaucoup, c’est à partir de leur petite pratique dans nos boutiques qu’ils sont amenés à s’intéresser à ce qui se passe au-delà, et qu’il est alors plus facile de les faire réfléchir sur ces thèmes ; encore faut-il faire cet effort “pédagogique”, c’est vrai ; et là, on a sûrement encore à progresser !

7 – Max Havelaar cautionne la grande distribution : l’exemple donné n’est malheureusement pas invraisemblable, et quand on connaît les ravages dus à la grande distribution, on peut effectivement se demander s’il est très astucieux de travailler avec elle… En tout cas, c’est mon avis – mais visiblement, celui de Max Havelaar est différent. Ceci étant, pour être honnête, il ne faut pas se contenter de montrer le passif d’un bilan, mais aussi son actif ; et je suis bien incapable de dire si au final, on pourra dire que cette collaboration a été plus néfaste qu’utile : à eux de s’en expliquer – avec des arguments qui tiennent la route, SVP !

8 – Le CE cautionne la mondialisation : non, trop simple ! Même si toutes les organisations du CE n’ont pas la même activité contre la mondialisation, même si on peut être réservé sur certaines attitudes d’ATTAC ou autres, on ne peut pas jeter le bébé avec l’eau du bain, et oublier que si tout ça n’existait pas… le mouvement altermondialiste en serait affaibli. Il est vrai que le CE doit être très prudent face aux risques de “récupération” encourus : bien connu, il faut une longue cuiller pour dîner avec le diable ! Et c’est clair qu’en aucun cas, il ne doit se contenter d’un fonctionnement qui le réduirait au rôle de “voiture-balai de la mondialisation libérale” : je vous rassure, on est un certain nombre à s’être promis d’y veiller. Mais je vous remercie de nous rappeler que nous devons être très attentifs à ce risque !

9 – Le CE est une forme de néocolonialisme : généralisation abusive ! Il y a sans doute fort peu de vos Patrick et Nathalie parmi les militants du CE ; et croyez-moi, j’en connais quelques-uns ! Peut-être choisissez-vous mal vos fréquentations ? Mais la consommation irraisonnée, compulsive et “compensatoire”, est effectivement un piège qui nous menace en permanence ; tous, et pas seulement les “bobos” qui se seraient convertis au CE. Et par ailleurs, celui-ci doit évidemment se garder d’agir comme si les pays du Sud devaient continuer indéfiniment à mettre leurs capacités productives au service du Nord, comme au beau temps du colonialisme. Même si certains des échanges mondiaux sont vraisemblablement appelés à perdurer, cela passera nécessairement par des réajustements majeurs – où l’équité (notion d’ailleurs à redéfinir) devra évidemment être la première règle !

10 – Le CE participe à l’idéologie de la soumission : là aussi, généralisation abusive ! Bien sûr, il est possible qu’après nombre d’années dans la même activité, certaines personnes aient du mal à jeter sur elle un regard critique – et votre Thierry me semble être de ceux-là. Mais le problème est plutôt celui de sa propre rigidité intellectuelle, qu’on retrouve aussi bien du côté des scientistes, du fanatisme religieux… que chez certains jusqu’auboutistes de l’écologie radicale (sur le mode “Puisque j’ai raison, tous les autres ont tort ; mieux vaut donc les détruire que risquer d’être contaminé en cherchant à comprendre leurs arguments ! ”

Pour conclure :

Soyons clairs : l’utilité du CE ne sera jamais proportionnelle à son chiffre d’affaires – même si, pour le petit producteur du bout de la chaîne, le faible complément de revenu qu’il en tire peut être essentiel (ainsi que l’occasion d’’apprentissage de l’autonomie“ liée à l’activité collective). Mais pour nous, dans nos pays, l’essentiel est de faire avancer la prise de conscience des énormes menaces qu’entraînent les déséquilibres mondiaux –- de toute nature. Et pour cela, notre petite pratique boutiquière est un support essentiel, parce qu’elle nous donne accès à des endroits, à des moments, à des ”instances de la personnalité” (traduisez “des préoccupations de l’interlocuteur”), où il est possible de faire entendre ces propos. A nous de faire en sorte que ce soit avec le plus d’efficacité possible ! Et bien sûr, sans oublier qu’il est d’autres lieux d’action : en particulier ceux où se développe l’effort de tout le mouvement altermondialiste. Certes, nous devons ne pas nous faire trop d’illusions sur nos résultats ! Mais pour changer le monde, il faut faire en sorte que soient changées les pratiques des hommes qui y vivent ; et pour cela, il n’y a que deux méthodes : la force des armes (il y a beau temps que je n’y crois plus) – ou la persuasion : c’est bien peu, mais je ne connais pas d’autre méthode…

Louis Pinsard