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Allégories de guerre sur l’échiquier islandais

Publie le dimanche 4 février 2007 par Open-Publishing
5 commentaires

Bobby Fischer est un génie, mais comme propagandiste du monde libre il est tout ce qu’il y a de plus contre-productif

Prisonnière des lieux communs, la presse de l’époque opposa la grisaille d’au-delà du rideau de fer de l’hamlétique Spassky à la "métaphysique de la liberté" incarnée par Fischer. Des schématismes erronés, imposés par le conflit latent entre USA et URSS. David Edmonds et John Eidinow réévoquent dans "Bobby Fisher part en guerre" le climat de tension qui entoura la célèbre partie d’échecs qui vit, en 1972 à Reykjavik, la victoire de l’Américain sur le Soviétique Spassky.

de Massimo Raffaelli traduit de l’italien par karl&rosa

Viktor Sklovskij écrivit dans un apologue intitulé "Le score de Hambourg" que dans la ville capitale du catch tous les matchs étaient régulièrement truqués : mais une fois par an, la nuit, dans la parfaite clandestinité d’une taverne à huis clos, les lutteurs se battaient à armes égales et le score qui en découlait établissait – officieusement mais inéluctablement - quelle était leur valeur réelle. La dispute répondait aussi bien à une exigence égalitaire (à savoir, en rétablissant des conditions de départ équitables) qu’à la nécessité très humaine de formuler un jugement technique et de fonder dessus une hiérarchie sportive.

Les mécanismes de clivage de la Guerre Froide ont longtemps maintenu de telles occasions de rendre des comptes dans leurs stricts milieux d’appartenance, empêchant des confrontations qui n’auraient pas été médiatisées par la présence de « forces tierces », neutres ou de toute façon au moins formellement équidistantes comme dans le cas des Jeux Olympiques ou des Championnats du monde concernant les plus importants jeux d’équipe.

Un défi en terrain neutre

Ce fut au moment du déclin de la Guerre Froide et devant un échiquier qui traduisait le conflit en allégories féodales, que les USA et l’URSS s’affrontèrent et se remirent à diviser le monde par l’intermédiaire de deux champions, Bobby Fischer et Boris Spassky et d’un défi en terrain neutre, dans la ville perdue de Reykjavik, qui dura du 11 juillet au 1er septembre 1972 pendant vingt parties au total.

Les lecteurs les moins jeunes ne devraient pas avoir de mal à s’en souvenir : ce fut en Italie un été relativement chaud, suivant toutefois des élections politiques où à un modeste succès du PCI avait correspondu la nette avancée du MSI d’Almirante et un déplacement ultérieur vers la droite de la DC d’Andreotti et de Fanfani ; le pays, même si l’expression n’était pas encore entrée dans le sens commun, se trouvait en plein dans ce que l’on nomma la « stratégie de la tension ». Je rappelle une première page de « Paese sera » (c’était le quotidien où écrivaient Pasolini, Sanguineti, Gianni Rodari, y compris un narrateur de culture libérale mais aux inspirations imprévisibles comme Arrigo Benedetti : c’est aussi pourquoi, à l’époque, nombre de jeunes du Centre - Sud lisaient le journal romain, dont le grand format était très inconfortable, et aimaient en exhiber la bandelette rouge noire presque comme un symbole d’appartenance certaine mais non d’alignement schématique) : en bas de cette page il y avait le dessin stylisé de l’échiquier islandais avec le diagramme de la partie en cours tandis que, en remontant la page, elle se divisait en un hermès à deux têtes : le bel ovale de Spassky se superposait, en se déformant, à la tronche vaguement porcine de Leonid Brejnev tandis que le profil imberbe et creusé de Fischer doublait, en s’aplatissant, la gueule plus ou moins de gangster de Richard Nixon.

Entre gel et hypocrisie.

Non seulement les jeunes des mouvements mais de larges couches de l’opinion publique tenaient chacun des deux leaders pour irrécupérables de même que les systèmes dont ils étaient l’expression : l’un témoignait de l’échec de la déstalinisation et avec lui du retour à un gel qui comportait ipso facto la dictature du Parti sur la société parce qu’il était l’homme qui avait mis sous procès Daniel et Sinjavskij, qui diffamait chaque jour Soljenitsyne, déjà connu de ce côté-ci du Mur, même si ce n’était que pour un seul livre, terrible et merveilleux, "Une journée de Ivan Denisovitch" ; l’autre était l’anti-Kennedy, une claque dans la figure du Rêve Américain, c’était le politicard corrompu, l’homme de l’hypocrisie puritaine et, en même temps, des bombardements en tapis sur le VietNam.
C’est tout cela que racontent, convergeant par cercles concentriques sur le défi aux échecs, deux journalistes de la BBC, David Edmonds et John Eidinow, dans le livre Bobby Fisher part en guerre. Fisher-Spassky, le titre mondial des échecs et la guerre froide (traduction italienne de Andrea Buzzi, Garzanti, 419 p., 22 €), un reportage consistant, écrit à l’anglo-saxonne, c’est-à-dire ancré dans l’humble science de la chronologie, tissé seulement de faits qui s’appuient sur des documents toujours de première main : un beau livre d’histoire qui n’a pas du tout la prétention d’en être un.

Autrement dit, un livre surprenant avant tout parce qu’il démonte le plus invétéré des lieux communs selon lequel Spassky, le perdant, aurait représenté la grisaille de l’au-delà du rideau de fer, la morgue soviétique, tandis que Fisher, le gagnant, aurait incarné la métaphysique de la liberté, un esprit tellement hors loi et indépendant qu’il frôle l’anarchie, ou mieux l’utopie d’un romantisme absolu. Que les choses ne se soient pas passées ainsi et même qu’elle aient contredit de manière embarrassante le stéréotype en question des champions, c’est ce que Edmonds et Eidinow développent, documentation à l’appui, dans la première moitié du livre, dédiée au roman de formation des deux hors classe.

Et il faut dire ici tout de suite que cela ne faisait pas vraiment les affaires de la presse de l’époque, entraînée par un fait qui augmentait quotidiennement attention et consensus, de déroger au lieu commun et d’attester par exemple de la façon dont Spassky, le supposé bureaucrate, la machine-à-échecs, disposait en réalité d’un spectaculaire répertoire, qu’il était fort d’un talent où se combinaient mémoire et inventivité, de nature à évoquer, à plus d’une occasion, le nom téméraire de Mozart, tandis que Fisher, l’artiste proclamé, aimait compenser le peu de fantaisie de ses ouvertures (limitées au point de le faire prendre parfois pour un professionnel quelconque) par une conduite de jeu prudente et même avare, toutefois menée à son terme par une obsession cognitive capable de cadences hypnotiques. (pour le dire en termes de tennis, le soviétique porte des coups à la Mc Enroe, quand l’étasunien, fidèle à son métronome, ressemble en tous points à Bjorn Borg "ramasseur de balles" sublime).

Ils ont eu tous deux une enfance difficile et des rapports controversés avec le système, tous deux, dans des mesures différentes, connaissent la dure condition d’orphelin. Spassky est né à Léningrad en 1937 ; à 19 ans, dans le monopole soviétique il s’avère être déjà parmi les cinq premiers joueurs d’échec du monde ; il gagne le championnat du monde en 1969 en battant l’Arménien Tigran Petrosian, vieille gloire socialiste, glacial et infiniment concentré, un magicien du match nul ; Par ailleurs, Spassky, sans être un dissident, n’est pas inscrit au Pcus, on dirait qu’il ne parle en public que pour embarrasser les bureaucrates, il dit qu’il aime Dostoïevski et qu’il obéit exclusivement aux dogmes de l’Eglise orthodoxe ; à Reykjavik, enfermé dans un hôtel, il n’a pas envie de s’entraîner, il a la pâleur du prince Hamlet, refuse la "protection" du Kgb et se fait accompagner par des assistants de deuxième plan, de vieux amis et des personnages peu encombrants : par ailleurs, l’appareil ne l’aime pas du tout, il se sent seul et se demande plutôt si cela en vaut vraiment la peine, c’est-à-dire s’il ne vaut pas mieux perdre pourvu qu’il se libère de l’obligation de gagner en jouant pour la énième fois, malgré lui, le rôle du héros positif.

Vice-versa, on aurait sans doute toléré de Bobby Fisher, s’il était né en Union Soviétique, son philistinisme et toléré son zèle ; il a à peine 29 ans, fils de père inconnu (on apprendra ensuite qu’il s’agissait d’un physicien hongrois, peut-être communiste) et d’une mère polonaise hyperprotectrice, militante de gauche et soumise pendant des décennies à un contrôle constant des agents de Hoover. Bobby se forme à Brooklyn, en 1956 il est déjà champion junior et a complètement développé ses caractéristiques : grand, maigre, isolé et perdu dans une espèce d’autisme des échecs, on ne lui connaît aucun intérêt en dehors des pions blancs et noirs (on dit que, même à table, il jouait contre lui-même), de l’argent dont il se dit avide au moment même où il proclame qu’il n’en a pas besoin et enfin d’une véritable passion pour la propagande anti-communiste et anti-sémite : en vue de la confrontation, il est en effet flatté par les coups de téléphone encourageants de Henry Kissinger et, tout en respectant à sa façon le Shabbat, il ne cesse de proférer des sorties anti-sémites sur le ton des livres dont il dira par la suite qu’ils sont essentiels pour lui, rien de moins que les "Protocoles des Sages de Sion" et "Mein Kampf" ; par dessus le marché, Fisher déchaîne une mini crise diplomatique, arrive en Islande avec plusieurs jours de retard, se manifeste par toutes sortes de caprices et de vengeances, divague et fait chanter, prétend à ce que s’ouvre autour de lui un vide silencieux et plein d’adoration, en somme le Nirvana le plus propice à son immanquable apothéose.

Que la presse de l’époque, y compris la nôtre et celle de gauche (soulignent aujourd’hui Edmonds et Eidinow), fasse passer ce prodige d’arrogance et de mauvaise éducation pour un bohême exotique et fasse donc de l’élégant hamlétisme de Spassky un portrait de la médiocrité brejnévienne et de sa torpeur bureaucratique, on ne peut se l’expliquer justement que par les simplifications schématiques de la guerre idéologique en cours, même si elle en était à son dernier acte (voir à ce sujet l’examen minutieux, clair et synthétique qu’en propose Bruno Bongiovanni dans Histoire de la guerre froide, Laterza, 2001).

On peut dire que Fisher a gagné avant même de venir s’asseoir devant l’échiquier. Cela lui ferait horreur de l’admettre, mais il adopte la tactique Vietcong, provoque l’adversaire et fuit, en l’usant avec la complicité muette et intéressée des arbitres et de toute l’organisation. Tantôt ce sont les éclairages qui ne lui conviennent pas, la distance par rapport au public, la couleur des murs, tantôt le ronflement des caméras de télévision, ou les pions sur l’échiquier, et même jusqu’aux veines dans le marbre de celui-ci. Des retards, des délais, des controverses, des négociations, des chantages évidents que l’on ne permettrait à personne sinon à qui démontre, avec un aplomb sans égal, que si le génie a vraiment une valeur, il doit aussi avoir un prix, le plus exorbitant, et que, pour finir, le temps, tout le temps, signifie pour lui de l’argent. Ici, Fisher se montre un homme d’affaires dans sa version la plus raffinée, en tant que philosophe de la plus-value immatérielle et théorique du profit virtuel.

Spassky, sportif dans l’âme jusqu’à se léser lui-même, accepte en bloc tous ces freins et a le tort, si c’est un tort, de se battre coûte que coûte, contre celui qui va gagner, contre son monde même, dont il doit pressentir l’agonie et qu’il est pourtant contraint de représenter, peut-être contre lui-même. Le déroulement de la confrontation, documentée avec une minutie philologique par Edmonds e Eidinow dans le seconde partie du livre est désormais bien connu.

En avance sur le sens de l’histoire.

Bonne introduction du Russe, puis considérable égalité, avec une remontée progressive et un dépassement de l’Américain jusqu’à la partie décisive, la treizième (neuf heures, quelque chose d’épique se souviennent les spécialistes) suivie d’une série assez écoeurante d’égalités : sur les 11,5 à 8,5, avant la vingt-et-unième partie, Spassky abandonne et cède le sceptre de champion du monde au prétendant. En conclusion, les auteurs du reportage se demandent : "Avec le regard du XXI ème siècle, le triomphe de Fisher représenta-t-il une victoire (pour le moins symbolique) dans la guerre froide qui opposait les Etats-Unis à l’Urss, éternel ennemi ?" Un des défauts de la lecture de la confrontation dans l’optique de la guerre froide saute tout de suite aux yeux. Aussi bien Fisher que Spassky étaient décidément peu aptes à représenter les systèmes politiques de leurs pays respectifs. Spassky n’était pas un patriote soviétique et il ne s’en cachait pas. Le comportement asocial et idiosyncrasique de Fisher en faisait, aux yeux d’un grand nombre de ses concitoyens, un non-Américain. Dans le Sunday Times du 2 juillet, Arthur Koestler, auteur du terrible essai sur le stalinisme "Obscurité à midi", admonestait légèrement : "Bobby est un génie mais comme propagandiste du monde libre il est tout ce qu’il y a de plus contre-productif". Le Washington Post" observait que le comportement de Fisher avait transformé la rencontre de "évènement sportif en revival de la guerre froide". Un des lecteurs du journal écrivit que Fisher "est l’unique Américain en mesure de faire des Russes les supporters des Américains". Le fait est qu’il en fut ainsi, en suivant le sens de l’histoire, ou mieux en l’anticipant.

Depuis longtemps, les deux champions ont arrêté de jouer aux échecs. Fisher, l’ineffable, a été anéanti par son propre personnage ; après des décennies de vagabondage et de trouvailles à la limite du surréel, il vit aujourd’hui à Reykjavik, s’exposant de temps en temps aux touristes, où le gouvernement islandais le maintient comme une curiosité après avoir payé sa caution pour une sale histoire qui lui est récemment arrivée à Tokyo : l’hystérie anti-communiste et antisémite s’est accentuée au point de lui faire prononcer, après le 11 septembre, des phrases indignes d’un être humain qui aurait maintenu l’usage de la raison. Sans rien abjurer de son passé, Boris Spassky vit dans la banlieue parisienne, à Meudon (Edmonds et Eidinow ne le révèlent pas mais il habite en effet à deux cents mètres à peine de la maison qui fut celle de Louis-Ferdinand Céline) ; contrairement à Fisher, il n’a rien de célinien et encore moins de beckettien, même si pour Samuel Beckett l’estrade la mieux adaptée à la représentation de son chef d’œuvre "Fin de partie" aurait dû être justement un échiquier. Parce que Spassky est toujours resté un génie courtois, un monsieur à l’air pensif et vaguement hamlétique : c’est ainsi qu’il nous plait d’imaginer que, s’ils s’étaient rencontrés à Hambourg, de nuit et à huis clos, c’est lui qui aurait gagné.

 http://www.ilmanifesto.it/Quotidian...

Messages

  • Merci de cet article très interessant et qui rend un juste hommage au grand monsieur qu’est Boris Spassky. Juste un détail : contrairement à ce qui est écrit Spassky joue toujours aux échecs même s’il ne participe plus au championnat du monde. Je crois avoir lu qu’il participe à de nombreuses compétitions par équipe avec son club et même à un tournoi chaque année au jardin du luxembourg.

    Les échecs fascinent et les médias ont souvent voulu plaquer leurs shémas tout faits , leur lieux communs sur les grands champions. Peu de temps après Spassky-Fischer, lors des affrontements Karpov-Kasparov les médias ont reservi l’opposition entre le stalinien Karpov au jeu froid, insensible et positionnel au dissident Kasparov au jeu fougeux et imprévisible ....

    Les années sont passées et Kasparov s’est révélé être un affairiste détestable allant jusqu’à faire exploser la fédération internationale des échecs pour pouvoir se faire encore davantage de pognon ...
    L’entreprise n’a pas marché et la réunification a eu lieu l’année dernière.
    Kasparov se vend maintenant pour des exhibitions ou sa personne compte plus que le jeu d’échecs....

    Karpov lui s’il n’a plus le niveau pour prétendre au titre mondial continue de participer avec enthousiasme aux tournois, est représentant de l’UNESCO, s’investi dans l’apprentissage des échecs auprès des enfants .....

    Jips

  • Merci aussi pour cet intéressant article. Jips, je vois que nous avons un point commun supplémentaire car nous nous intéressons aux échecs ! Tu joues en club ou pas ?
    Sur Kasparov, pour sa défense, il a quand même le courage de s’être engagé politiquement contre Poutine, ce qui est plutôt courageux quand on connaît les méthodes emplyés par ce gouvernement !

    Henri.

    • Je suis pas certain d’avoir le niveau pour jouer en club.... Je joue avec des amis et beaucoup sur Stan Chess un site de jeu d’échecs par correspondance sur internet entièrement gratuit.
       http//www.stansco.com

      Le principe est exellent : on peut jouer autant de parties simultanées que l’on veut avec une période définie à l’avance de 3, 7, 14, 21 ou 30 jours pour répondre entre chaque coup.

      Jips

  • Il n’y a pas besoin d’avoir un niveau précis pour jouer en club, tous les niveaux sont présents.
    Après l’important est d’avoir près de chez soi un club sympa avec une bonne ambiance (comme c’est mon cas à Cergy-Pontoise).

    Henri.

    • émission sur bobby :

      http://radiovraimentlibre.com/emission-35.html

      Bobby Fischer : Fou, Génie ou Provocateur ?
      Enregistrée le 2 mai 2006

      Difficile de classer l’incroyable joueur d’échec qu’est Bobby Fischer. Bachar Kouatly, premier Grand Maître International français depuis la révolution française, revient avec nous sur le parcours sulfureux de cet immense champion et nous aide à reconstituer le rôle du jeu d’échecs au cours de la guerre froide et des conflits géopolitiques contemporains.
      Durée : 76 minutes