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Aménager la prime Villepin

Publie le mercredi 22 juin 2005 par Open-Publishing

Il faut appliquer la prime à la reprise d’emploi à tous les chômeurs et la passer à 3 000 euros.

Par Philippe MANIÈRE Philippe Manière directeur de l’institut Montaigne.

Dominique de Villepin vient de proposer une mesure simple visant à inciter les chômeurs à reprendre un travail : tout salarié demandeur d’emploi depuis plus d’un an qui renoue avec l’activité se verra offrir une prime de 1 000 euros. Dans ce dispositif intelligent et créatif, plusieurs éléments méritent d’être salués. Mais, au total, la mesure risque fort de rater son objectif si elle est mise en oeuvre telle qu’elle nous a été présentée par le Premier ministre. Sans doute est-il encore temps de l’amender pour qu’elle soit efficace, ce qui suppose que l’on en modifie peut-être la cible, probablement le montant et à coup sûr le calendrier ­ rien de moins...

Pourquoi Villepin mérite-t-il malgré tout des louanges pour sa suggestion ? Parce qu’elle rompt avec cinquante ans d’une représentation du phénomène du chômage purement compassionnelle et donc déconnectée de la réalité. Il fut longtemps interdit de dire en France ce que l’on savait (et disait...) partout ailleurs : la probabilité de retrouver un emploi décroît rapidement avec le temps de chômage, mais la propension à rechercher un job dépend pour partie de l’avantage pécuniaire qu’on attend du retour à l’emploi. Parce que les signaux qu’on leur envoyait les incitaient plutôt à profiter d’une période de chômage avant de se présenter à nouveau sur le marché, beaucoup de chômeurs ont ainsi fait leur propre malheur en différant leurs démarches. Donner une raison pécuniaire aux chômeurs de reprendre un emploi, c’est ainsi « primer », en quelque sorte, un comportement avantageux pour les finances publiques, mais aussi et surtout salutaire pour les chômeurs eux-mêmes. Dans notre pays où l’on hésite si souvent, et bien à tort, à faire appel à l’intérêt égoïste des intéressés en matière sociale, c’est une bénédiction de voir le décideur public prendre enfin en charge ce problème sur le mode de la froide analyse de la décision !

Là où le bât blesse, c’est que, justement, on n’a pas été jusqu’au bout de cette démarche ­ ce qui fait que la prime à la reprise d’emploi est en quelque sorte auto-contradictoire. Pourquoi ? Tout simplement parce que le Premier ministre entend en réserver le bénéfice aux chômeurs de longue durée (plus d’un an de recherche d’emploi). Non seulement ce choix écarte du champ de l’incitation ceux-là mêmes qu’il faut pousser le plus activement à foncer ­ les chômeurs « frais », qui ont les chances les plus élevées de retrouver un job quand ils cherchent ­ mais, au surplus, cela donne une forme d’incitation à ne pas se précipiter aux sans-emploi qui sont assez près d’atteindre la limite fatidique de douze mois de chômage ­ « ce serait idiot de rater 1 000 euros à trois mois près », se diront naturellement certains ! Dans le même ordre d’idée, la « mesure Villepin » doit évidemment être d’application immédiate, le texte qui la mettra en oeuvre étant rétroactif au 1er juin de cette année par exemple : annoncer la « prime à la reprise d’emploi » pour plus tard sans en promettre le bénéfice à ceux qui reprendraient un job dès aujourd’hui risquerait à coup sûr d’alimenter des comportements attentistes. Si ce raisonnement, qui peut paraître cynique, l’effraie, alors que le gouvernement demeure dans le registre habituel du traitement compassionnel ! Dès lors qu’il agit sur le mode nouveau et bienvenu de l’ingénierie comportementale et de la recherche de l’efficacité, il lui faut en revanche assumer complètement l’utilitarisme qu’il prête aux agents économiques.

Deuxième faiblesse du dispositif : le montant envisagé. Il s’agit là encore d’aller jusqu’au bout de la logique de cette prime : reprendre un job, c’est engager des frais, perdre certaines allocations attachées à l’inactivité, parfois renoncer à un revenu occulte complémentaire (travail au noir, etc.). Pour faire basculer ceux qui hésitent à tendre toutes leurs forces vers le retour à l’emploi, 1 000 euros peuvent paraître un peu courts. 3 000 euros, c’est-à-dire près de trois mois de salaire pour un employé peu qualifié ou encore un mois de salaire pour un cadre, seraient sans doute un montant plus approprié. Suggestion supplémentaire : que cette somme ne soit pas imposable. On n’attire pas les mouches avec du vinaigre.

Reste une troisième question importante soulevée par la « prime Villepin » : vise-t-elle la bonne clientèle ? Certes, le chômage, et en particulier le chômage de longue durée, qui finit souvent en RMI, est la plaie la plus purulente de notre pays. Mais il faudra bien qu’un jour nous admettions que ce drame humain n’est que l’une des manifestations, fût-elle la plus douloureuse, d’un problème bien plus large qui ronge la société tout entière, et qu’il faut traiter globalement : l’immobilité sociale et professionnelle. Il est si difficile de grimper les échelons, de convaincre un employeur de vous donner une chance, de se faire recruter malgré un profil atypique, de prendre un tournant en changeant de métier ou même simplement de secteur économique que, du haut en bas de l’échelle, les salariés se sentent piégés par leurs déterminismes de naissance (couleur de peau, capital social...), leur cursus scolaire et leur premier choix d’emploi pourtant souvent fait au hasard des offres qui se présentaient. Là est la principale cause de cette espèce de malaise collectif qui étreint le monde du travail : dans le fond, ce qui peut vous arriver de mieux quand vous travaillez, aujourd’hui, c’est... de ne pas être viré. On a déjà vu plus excitant !

C’est entendu, les employeurs ont leur part de responsabilité dans ce malthusianisme professionnel étouffant, dans cette gestion paresseuse et grise des effectifs et des carrières ­ même si les rigidités du droit du travail, auxquelles Dominique de Villepin semble heureusement décidé à s’attaquer, leur sont une excuse : on ne prend pas volontiers de risques d’embauche ou de promotion quand on sait que, en cas d’erreur, on ne pourra pas corriger le tir. Mais les salariés eux aussi semblent souvent se résigner à un job qui n’est pas à la hauteur de ce à quoi ils aspirent légitimement tant sur le plan de leur épanouissement qu’en matière de rémunération. Tétanisés par une peur compréhensible de ne pas réussir ce changement qui les tente et de se retrouver sur le sable, ils sont nombreux à ne pas aimer leur job... mais à s’y accrocher. Une politique publique destinée à dégeler ces comportements en appâtant et en rassurant aurait au moins autant de légitimité que celle qui vise à réinsérer les chômeurs dans un parcours professionnel. D’abord parce que l’enthousiasme des salariés et la créativité des entreprises sont un avantage compétitif dont le pays à besoin tant en termes de moral collectif que de performance économique. Mais aussi parce que, chaque fois qu’un salarié change de job, il libère un poste de travail ! Aider ceux qui ont un emploi à en changer, c’est donc, aussi, indirectement, aider les chômeurs.

Puisque le gouvernement semble d’humeur à mettre en place des incitations pécuniaires aux comportements vertueux, qu’il envisage donc aussi de récompenser financièrement ceux qui courent une aventure professionnelle, qui se jettent à l’eau et, ce faisant, débloquent le marché du travail au bénéfice de tous ! On nous objectera l’« effet d’aubaine » : beaucoup toucheront la prime... qui auraient changé de job même sans elle. Et alors ? Ne nous dit-on pas qu’il y a un problème de pouvoir d’achat dans ce pays ? Si les plus aventuriers touchent une prime même « inutile », alors ils la consommeront et le montant en retombera en pluie serrée sur tout leur entourage. Faut-il s’en plaindre ?

M. de Villepin, si vous voulez réellement imprimer votre marque sur le marché du travail et remonter le moral des Français, poussez jusqu’au bout votre raisonnement et assumez pleinement le choix des « primes » : à tout chômeur qui reprend un emploi, donnez 3 000 euros nets d’impôts. A tout salarié qui change d’entreprise, offrez-en 5 000 ! Au total, l’Etat et les organismes sociaux économiseront bien plus en indemnités chômages et en aides diverses que ce que vous dépenserez en récompensant ainsi tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, se bougent malgré toutes les pseudo bonnes raisons qu’ils pourraient invoquer pour demeurer immobiles.

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