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Etat d’urgence : éléments pour une bataille d’opinion

Publie le mercredi 21 décembre 2005 par Open-Publishing

Ligue des droits de l’Homme

Que permet vraiment l’état d’urgence décrété par le gouvernement ?

L’opinion publique assimile le plus souvent état d’urgence et « couvre-feu ». Or, cette mesure apparaît comme à la fois pédagogique et de bon sens. Anodine, presque au regard des événements. Cette perception est déjà discutable. Elle est surtout très éloignée de la réalité juridique créée par l’état d’urgence.

L’état d’urgence est institué par décret le 8 novembre 2005, à partir du 9 novembre 2005 et ce, pour douze jours. Il est prorogé pour une durée de trois mois à compter du 21 novembre 2005, afin que les autorités publiques « puissent, le cas échéant, recourir à des mesures prévues par la loi du 3 avril 1955, aussi longtemps que subsiste un niveau anormalement élevé d’atteintes graves à l’ordre et à la sécurité publics. »

Cet état autorise l’extension des pouvoirs de police, avec des perquisitions de jour et de nuit, hors le contrôle d’un magistrat ; la restriction d’aller et de venir, dont le couvre-feu, des interdictions de séjour et l’assignation à résidence pour « toute personne [...] dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics ». La loi prévoit d’ailleurs que les « assignés à résidence » peuvent former un recours (devant des commissions ad hoc, non encore constituées).

Sous l’état d’urgence, il est également possible de restreindre, voire d’interdire la tenue des « réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre, de fermer des « lieux de réunion de toute nature », de « prendre toutes mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature ». Il est en outre possible de donner compétence aux juridictions militaires, en concurrence avec les juges ordinaires.

L’état d’urgence est donc porteur d’un dangereux potentiel liberticide.

Le gouvernement n’utilise pourtant pas cet arsenal et respecte les libertés ?

C’est factuellement exact, mais cela ne rend pas compte de la réalité dans son mouvement. Certes, les libertés de réunion et d’expression sont respectées. Et cette bénignité apparente facilite d’ailleurs une sorte d’accoutumance, de banalisation. Chacun est tenté de se dire : « Si ce n’est que ça, l’état d’urgence... ». Dangereuse tentation ; y succomber c’est d’une part, s’accoutumer à l’accroissement des contrôles d’identité au faciès, à une mansuétude accrue vis-à-vis des « bavures » et autres « incivilités » policières, à une justice d’abattage. Car l’ombre portée de ce train de mesure pèse inégalement sur le pays et ses populations.

Rien ne garantit par ailleurs que la majorité politique ne sera pas tentée de faire usage des prérogatives légales qu’elle s’est offertes à elle-même sur un plateau. Enfin, on entend souvent dire : « c’est préventif ». D’une part, c’est faux : l’état d’urgence définit un « seuil » d’intervention de la puissance publique ; passé le délai des trois mois, elle aura créée, sous couvert d’état d’urgence, une série d’outils qui lui permettront de maintenir un contrôle social. D’autre part, c’est grave ; en effet, si l’on s’autorise à suspendre les libertés publiques sous couvert de prévention, on voit mal ce qui autorisera à les rétablir, le risque faisant partie de la vie.

C’est une épée de Damoclès, mais qui a déjà commencé à s’abattre sur les libertés.

Pourquoi le gouvernement a-t-il choisi la loi du 3 avril 1955 ?

« Exhumer une loi de 1955, c’est envoyer aux jeunes des banlieues un message d’une sidérante brutalité ; à cinquante ans de distance, la France entend les traiter comme leurs grands-parents ». Dans son éditorial à la une du Monde (9/11/05), Jean-Marie Colombani résume fort bien le scandale politique du choix opéré. La loi du 3 avril 1955 est une loi conçue pour accompagner la guerre menée par la France en Algérie ; elle n’a, depuis, été utilisée qu’à une seule occasion, en 1985 : contre le mouvement indépendantiste en Nouvelle-Calédonie. C’est dire que sa connotation coloniale n’échappe à personne.

Depuis 1955, la législation française a été suffisamment enrichie pour permettre un déploiement répressif garantissant le respect de l’ordre public et respectant le principe de proportionnalité. Mais face aux événements survenus dans « les quartiers », la démarche gouvernementale est tout autre.

D’une part, elle a plus à voir avec un calcul de basse politique qu’avec une vision pertinente du nécessaire maintien de l’ordre. De l’aveu même des préfets et des Renseignements généraux, l’état d’urgence a été promulgué au moment même où, sur le terrain, on enregistrait un retour à la normale. D’autre part, face à des crises localisées, elle vise à assurer un véritable « confort légal » aux pouvoirs publics en généralisant des mesures extrêmement graves à l’ensemble du territoire national.

Le choix de la loi de 1955 traduit la volonté de faire vivre un ennemi intérieur.

Pourquoi le gouvernement voudrait-il créer un « état de guerre » ?

En recourant en toute connaissance de cause à ce texte de loi, le gouvernement envoie un double message. A destination des populations concernées, souvent issues de l’immigration, il induit qu’elles ne seront jamais considérées réellement comme françaises. A destination de l’opinion publique « française », il agite le spectre d’un « ennemi intérieur » en la personne des jeunes incriminés. Il active le champ fantasmatique des complots, ourdis, pêle-mêle par l’immigré, la mosquée, les bandes de narco trafiquants... L’activation de ce champ autorise tous les mensonges pour rendre ces jeunes toujours plus « étrangers » à la communauté nationale. Par exemple - et malgré des démentis répétés de hauts magistrats -, en prétendant que les jeunes arrêtés ont un casier judiciaire. Ou encore en expliquant leur caractère « asocial » par... des filiations polygames. L’étude typologique des jeunes condamnés par les tribunaux renvoie ces fantasmes aux poubelles d’où ils n’auraient jamais dû sortir. Mais ce type de campagne à l’avantage d’exclure - et même de délégitimer - toute réflexion sur les causes structurelles des événements en cause, au détriment de boucs émissaires tout trouvés : les étrangers.

L’état d’urgence est un ventre fécond, riche, déjà, d’« œufs de serpent »...

Reste que l’état d’urgence s’accompagne aussi d’un plan pour l’égalité ?

Le « plan » proposé par Dominique de Villepin se résume à une série d’improvisations médiatiques au mieux brouillonnes, dont l’affaire de l’apprentissage donne la mesure. Sur la méthode, décréter l’apprentissage à 14 ans, c’est d’abord faire fi de toute concertation ou dialogue social ; et se voir donc désavoué par... les organisations d’employeurs aussi bien que par les organisations syndicales. C’est du même coup, et sans en avoir l’air, tordre le cou à la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans, alors même que chacun sait que chacun aura besoin de toujours plus de qualification. C’est aussi avouer sa grande ignorance du dossier ; aujourd’hui, la majeure partie des filières d’apprentissage préparent à des diplômes du supérieur.

Plus fondamentalement, c’est ravaler le travail à une fonction « d’occupation sociale ». Renvoyer la faute et les remèdes sur les autres est d’ailleurs une grande constante gouvernementale : l’Education nationale, les employeurs et surtout, les familles, stigmatisées pour leur « démission ». Ces stigmatisations multiples dressent le portrait d’une société habitée par des « méritants » et des « indignes ». Dans ce cadre, l’objectif de justice sociale - une justice tissée d’égalité et de fraternité - s’efface au bénéfice, pour les « méritants », de « discriminations positives » attribuées non sur critères sociaux mais supposément « ethniques » ou « religieux » et, pour les « indignes », d’une mise au pilori dont les formes, pour être renouvelées, ne sont pas moins terribles.

L’égalité à la sauce Villepin alimente discrimination et stigmatisation sociale.

Ne faut-il pas placer les familles devant leurs responsabilités ?

Il y a certainement beaucoup à faire sur le terrain et de la politique familiale et de la prévention, notamment au niveau des moyens qui leur sont concédés. Mais, lorsque le gouvernement met en avant la notion de responsabilisation, il entend tout autre chose. Il souhaite d’abord stigmatiser et ensuite, punir. De ce point de vue, l’état d’urgence permet le passage du banc d’essai à la fabrication en série, notamment sur le terrain social. Au lendemain de l’état d’urgence, Georges Tron, député-maire UMP de Draveil (Essonne), proclame la suspension « immédiate » dans sa commune des aides sociales aux familles des « fauteurs de troubles »... L’essai est transformé par Dominique de Villepin quelques jours plus tard.

Dans un discours où il « cible » les familles ayant des difficultés avec la langue française, il officialise la suppression des allocations familiales aux « non méritants » et réhabilite une sorte de punitions collectives à leur égard, rompant ainsi une mesure de solidarité fondamentale de la société. Il introduit un « contrat » entre familles et institution scolaire, ramenant le contrat républicain de scolarisation au statut d’opération entre acteurs privés. Une fois le contrat « non respecté », exit les obligations de la puissance publique. Est-ce ainsi que l’on compte régler les problèmes de l’école, du mal vivre dans des cités reléguées, des aspirations bafouées à la dignité et au respect ?

Cette « responsabilisation » individuelle signe l’abandon d’une société solidaire.

Ces dérives, nées de l’état d’urgence, ne vont-elles pas s’évanouir avec sa fin ?

Nous n’en sommes plus au stade de « dérives ». La promulgation de l’état d’urgence et sa prorogation ont permis une mise en cohérence de diverses mesures, fantasmes et propositions antérieurement peaufinés par divers hommes politiques, de droite extrême pour la plupart. Elle a fait tomber des barrières. Ainsi les délires génétiques de M. Benisti, député UMP, président de la commission prévention du groupe d’études parlementaires sur la sécurité publique, préconisant le dépistage de la délinquance (et sa répression) dès la maternelle, acquierent aujourd’hui des allures de respectabilité scientifique. De la même façon, un Philippe de Villiers, après avoir dénoncé la « guerre civile ethnique », s’autorise à parler des « Français administratifs » pour désigner les Français naturalisés.

Tout se passe soudain comme si chacun s’ingéniait à dépasser Jean-Marie Le Pen sur sa droite. Les diatribes d’Hélène Carrère d’Encausse publiées par un journal russe, contre, pêle-mêle, les étrangers, la législation sur la presse et le « révisionnisme », les déclarations haineuses d’Alain Finkielkraut expliquant l’actualité récente par la religion des acteurs -« ils ne sont pas malheureux, ils sont musulmans »- donne la mesure des désinhibitions en cours. Ces éclats, la remontée des sentiments xénophobes au sein de l’opinion publique, remontée attestée par les derniers sondages, montrent qu’il s’agit d’un mouvement de fond qui risque, si l’on n’y met bon ordre, de survivre à l’état d’urgence lui-même.

Face à un système de pensée autoritaire et exclusif, il s’agit d’opposer droits et démocratie sociale.

Que peut-on opposer à l’état d’urgence et comment ?

Il n’y a certes pas de panacée. L’essentiel est de ne pas se laisser écraser par le poids des fausses évidences ou par l’idée que les solutions seraient inexistantes ou hors de portée. Il est possible et urgent d’agir, et c’est justement cela que nous proposons de mettre en débat.

 Rétablir la réalité des faits : la violence qui s’est déchaînée dans certains quartiers née de la pauvreté et de l’humiliation. Elle condense une foule de problèmes sociaux (nés d’un chômage massif), de désaffiliation (familles monoparentales, solidarités familiales déstabilisées...) et enfin, de relégation sociale avec son train d’humiliations raciales.

 Dire ce qu’il ne faut pas faire : privilégier l’insulte, la stigmatisation et les mesures sécuritaires ne réglera donc aucun problème. Bien au contraire, cela ne fera que les effacer du débat public, au bénéfice de mises en opposition des uns aux autres qui seront toujours plus nombreuses. Conforter les lignes de clivage, de haine, de dénonciation et d’affrontement est une dynamique qui, à terme, n’épargne aucun groupe social.

 Rompre avec la politique de l’insulte et du mépris : rompre avec les politiques de relégations des territoires prendra du temps ; mais il est possible, immédiatement, de mettre fin aux pratiques vexatoires des forces de l’ordre, trop souvent mal inspirées par des responsables politiques en mal de sensationnel. La sécurité des populations n’y perdrait rien, tout au contraire. De même, il est possible de s’opposer rapidement aux politiques discriminatoires pratiquées par des entreprises lors des embauches. Enfin, les responsables politiques et des grands médias audiovisuels devraient cesser de stigmatiser les « banlieues » en les évoquant comme autant de zones exotiques et dangereuses.

 Exiger des politiques publiques vis-à-vis des causes structurelles de la violence.

Il faut rompre avec les politiques de stigmatisation de la pauvreté au profit de solidarités effectives, reposant sur des moyens réels, favorisant la sécurité et la dignité. Cela se joue sur ces trois dossiers fondamentaux : la scolarité, l’emploi, le logement. Sur ces trois terrains prioritaires la puissance publique devrait exercer, de façon privilégiée des politiques assurant le respect de l’égalité et de la fraternité. Il s’agit moins, comme on nous le propose avec insistance, de « discriminer positivement », à partir de critères eux-mêmes discriminants, que d’assurer à toutes et tous une réelle égalité citoyenne. En dehors de ces trois priorités, toute mesure adoptée de façon isolée risque de se noyer dans un océan de discriminations et d’inégalités.

 Aller au débat, mobiliser l’opinion publique : la gravité de la situation, l’ampleur des problèmes à affronter exige la mobilisation de toutes les forces qui rejettent les discours d’exclusion et de haine. Il s’agit d’encourager, sous les formes les plus diverses, les initiatives et la poursuite d’initiatives efficaces, prises durant les nuits de violence par nombre de citoyennes, de citoyens soucieux de ne pas opposer leur désir de sécurité à leur soif de justice sociale.

 A l’autisme sécuritaire, il est nécessaire d’opposer une véritable campagne pour le respect, l’égalité et les droits civiques ; il est nécessaire de la développer en grand, partout où c’est possible, afin d’opposer aux actes des gouvernants le fond toujours vivant de la devise républicaine.

 C’est tout le sens de l’initiative de la LDH d’engager et participer aux processus de mise en œuvre de « cahiers de doléances » et autres manifestations pour l’égalité et pour faire vivre la citoyenneté sociale.