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"Exil et châtiment" de Paolo persichetti, chez Textuel

Publie le jeudi 17 mars 2005 par Open-Publishing

EXIL ET CHÂTIMENT de Paolo Persichetti

Préface de Gilles Perrault

Dans l’océan d’iniquité de tout ordre, où nous voguons comme coquilles de noix jetées sur une fosse à purin, pourquoi les injustices perpétrées par les juges suscitent-elles une indignation et une souffrance particulières ? Somme-nous assez naïf pour penser, contre une expérience millénaire, que le mot de justice s’écrit avec une majuscule ?

Même s’ils indignent à juste titre, les crimes commis par l’armée et la police nous semblent relever plus ou moins de l’ordinaire des choses de la vie. En revanche, qu’un juge se fasse la courtisane du pouvoir provoque chez le plus blasé un haut-le-corps de dégoût. De la montagne d’immondices édifiés par le stalinisme, le joyau excrémentiel demeure les procès de Moscou. Si puissante, quoique insensée, demeure notre foi en la justice que ce ne sont pas les tortures infligées aux détenus de Guantanamo qui marqueront à jamais les Etats-Unis du sceau de l’infamie, mais le fait qu’ils soient privés de juges.

De juges, Paolo Persichetti ne fut pas privé, depuis ceux de la cour d’assises italienne, qui condamna à une peine bénigne le jeune homme de vingt-cinq ans qu’il était, pour « appartenance à une bande armée », jusqu’à ceux de la deuxième cour d’assises qui, sur appel de l’accusation, et à partir du même dossier où il apparaissait comme une figure très secondaire, lui infligèrent vingt-deux ans et demi de réclusion criminelle, sans oublier les magistrats français auxquels il doit l’avis favorable donne à son extradition.

Libéré avant le verdict d’appel pour dépassement de la durée légale de la détention préventive, Paolo Persichetti avait gagné Paris, où il rejoignait plusieurs dizaines de ses camarades. Il y apprit le dur métier de l’exil, reprit ses études, devint chercheur et enseignant universitaire. Sa situation était parfaitement légale. II vivait au grand jour. On pouvait le rencontrer dans maints colloques ; il donnait des conférences. Comme ses amis, il bénéficiait de ce qu’on a nommé « la doctrine Mitterand ». Aux militants italiens réfugiés en France qui avaient renoncé à la violence armée, le président de la République avait en effet promis que la France ne les livrerait pas.

Une alerte survint en 1994 sous le gouvernement Balladur. Arrêté, détenu plus d’un an, Paolo Persichetti fut placé sous verrou extraditionnel. La chambre d’accusation de la cour d’appel rendit un avis favorable. Le 7 septembre 1994, M. Balladur signait un décret d’extradition. L’alternance intervenue, le Premier ministre Jospin indiqua qu’il s’en tiendrait à la doctrine Mitterand. Mais au lieu de l’abroger d’un trait de plume, il laissa en vigueur le décret de M. Balladur. C’était installer une épée de Damoclès sur la tête de Paolo Persichetti.

Cette épée s’est abattue le 24 août 2002. La livraison aux autorités italiennes s’est opérée à la sauvette dans les profondeurs du tunnel du Mont Blanc : « métaphore, écrit Persichetti, d’un accord souterrain, signé sans aucune transparence, dans les chambres obscures du pouvoir, et accompli dans le ventre de la terre, loin de la lumière du jour, après une course folle au bout de la nuit. » Paolo vivait à Paris depuis onze ans.

Quelque mois plus tôt, Marco Biagi, conseiller du gouvernement Berlusconi, avait été abattu par un groupe proclamant sa filiation avec les Brigades rouges. La police et les services italiens pataugeaient. Il fallait pourtant un coupable. Ce fut Persichetti. Ainsi, la France trahissait-elle la convention européenne d’extradition, qui prévoit que l’individu livré ne peut être jugé pour un fait autre que celui ayant motivé l’extradition. Or, lorsque M. Balladur avait signé son décret, Marco Biagi se portait comme un charme. Mais la justice italienne eut été bien en peine de fournir à son homologue française un dossier incriminant Paolo Persichetti dans l’assassinat de Biagi. On se passa donc de dossier. Allegro ministre de l’Interieur, M. Sarkozy annonça sans ambages que l’extradé était coupable. Nos magistrats restèrent bouche close, yeux fermés, les poings sur les oreilles.

Le récit de Persichetti devrait être lugubre. Il atteint au contraire au plus haut comique. L’instruction conduite à Bologne par le dottore Giovagnoli mérite de figurer parmi les farces judiciaires les plus réussies. Le lecteur suivra avec bonheur les aventures d’une sacoche « couleur chamois » qui devient une sacoche « bleu marine », au seul motif que le bleu est quand même moins sombre que le noir (qui oserait prétendre le contraire ?). Malgré maintes contorsions et tentatives rigolotes pour la sauver du naufrage, l’instruction s’est conclue par un non-lieu.

Mais Paolo Persichetti reste en prison.

Au-delà de ces sinistres péripéties racontées avec un brio rare, il faut lire ce livre pour la réflexion passionnante qu’il propose sur le long temps écoulé depuis les années de plomb et sur les blocages qui, jusqu’à ce jour, empêchent la société italienne d’en avoir une approche apaisée.

Pourquoi l’amnistie, dont toute vieille nation percluse de violences intestines sait depuis des siècles la nécessité, semble-t-elle impossible en Italie ? Pourquoi la droite et la gauche se signalent-elles, à de rares exceptions près, par une même crispation tétanisée sur la question ? Tant à propos de l’extradition de Persichetti, que de celle de Cesare Battisti, nombre de Français, protestant contre la livraison, découvrirent avec stupeur, devant la violence des réactions venues de l’autre côté des Alpes, à quel point ils ignoraient les réalités italiennes. Ce livre d’une intelligence aigue nous apporte bien d’avantage que des éléments de réponse.

Et comment ne pas aimer l’auteur pour la dignité avec laquelle, du fond de sa geôle, il examine ce passé sans jamais se renier ni consentir au repentir misérable, dont tant d’autres espèrent et reçurent la bénédiction des vainqueurs ? Puissent-ils nous revenir sans trop tarder, lui et sa sacoche bleu marine !