Accueil > Feuilleton « On n’en parle jamais ! » : 23. Archéologie alternative

Feuilleton « On n’en parle jamais ! » : 23. Archéologie alternative

par Fred Romano et Franck dit Bart

Publie le jeudi 11 août 2011 par Fred Romano et Franck dit Bart - Open-Publishing

Résumé du précédent épisode : Dans le train vers Berlin, Joël et Dagmar croisent un membre actif du collectif des artistes russes de Voïna. Dagmar est évasive. Quant à Joël, il est conquis. Arrivés à Berlin, Dagmar lui fausse compagnie.

« Joeeel ! Mais ton nom est un cri de joie qui illumine le monde entier ! »
Le rédac’chef tenta de cerner le sujet de ses bras maigrichons mais Zelda, poétesse tchèque, l’un des plus vieux piliers de Zegg, s’échappa une fois de plus, mue par une féline agilité qui ne semblait compatible avec ses formes opulentes. Ses yeux brillaient, ses seins frémissaient dans son décolleté.
 Prune maligne
Mes yeux te déshabillent
Ma bouche supplie ton eau
Implore ton don sans conditions
J’intégrerais ta substance
Lentement je te dévorerais…
 Zelda ! Ma Safo !
 Ouiiii ! J’adore les femmes autant que les hommes !
 Attends-moi, chérie, je viens…
La poétesse tchèque s’enfuyait, toujours hors de portée, pour instantanément revenir le provoquer. Elle s’accrocha à la balustrade en faisant saillir ses fesses splendides. Son chemisier remonta le long de son échine, découvrant une moulure art déco tatouée au creux de ses reins. Zelda semblait cracher du feu lorsqu’elle chantait le grand air de la Traviata en s’enfuyant aux étages supérieurs. Joël se sentait perdu et désirait se perdre plus encore dans ce labyrinthe de la communauté Zegg où elle l’entraînait.
 Comprends-moi, je me charge de vérifier tes connaissances et aptitudes pour l’amour libre ! Peux-tu éviter tout sentiment de possession ?
 Mais ma petite demoiselle de Prague, j’ai étudié, qu’est-ce que tu crois ? Viens donc par ici voir dans ma culotte, j’y ai tous mes diplômes !
 Rattrape-moi, escargot ! Et sais-tu que les gastéropodes ont tout pour me séduire ? Car ils sont hermaphrodites, les chéris ! Hihihi !
 Attends-moi, mon cœur, je te démontrerais que je suis une lesbienne patentée…
C’était dans un grenier que se jouerait le jeu. Zelda tournoyait sur elle-même, s’enroulant dans les toiles d’araignée qui formaient des étoles. Elle trébucha sur une cassette vidéo et s’écroula sur une caisse d’où sortit beaucoup de poussière et quelques autres cassettes vidéo hors d’âge. Joël s’apprêtait à sauter sur l’appétissante tchèque mais au dernier moment, l’intitulé d’une cassette vidéo attira son attention : « Réunion Wolf-Momo automne 87 Projet ZEGG ».
 Dis-moi très chère, ne sommes-nous pas en train d’essayer de faire l’amour dans la mémoire de Zegg ?
 Viens, espèce de fou ! Tu m’exciiiiiiites !
 Range tes phérormones deux secondes… Faut que tu me trouves un magnétoscope en état de lire cette vidéo de toute urgence…
 … Tu es au paradis de la récupération, l’ex-Allemagne de l’Est… Viens dans ma piaule, mon magnétoscope PAL se défend pour son âge… Et je peux même te faire une copie à DVD…
 Je suis fou d’amour pour toi, Zelda. Allons-y tout de suite…
Finalemen c’était encore plus horrible que ce Joël avait imaginé. Même Zelda, qui vivait à Zegg depuis 35 ans, proposa de quitter les lieux au plus tôt. Markus Wolf, le chef des services secrets de l’Allemagne de l’Est, avait choisi Zegg, la communauté de l’amour libre, comme base d’un réseau mondial d’espions spécialisés dans le sexe en tant qu’outil politique. Tout au long du film, il en discutait avec un certain Momo, ancien de mai 68 viré soviet qui semblait au fait des réseaux alternatifs français et allemands. Ce dernier affirmait que dans les orgies se retrouvaient tant les partisans de l’amour libre que d’anciens militants « tout un potentiel de propagande » que l’on pouvait « utiliser pour des buts plus élevés ». Les deux compères faisaient l’inventaire des magouilles de coercition sexuelles qu’il était possible d’employer afin que les politiciens prennent le juste chemin. « Sans compter les éventuelles rentrées d’argent… » ajouta Momo avec un clin d’œil graveleux insupportable.

Joël et Zelda, terrassés par la révélation, infortunés spectateurs découvrant leur clan trahi et traître, n’osaient plus se toucher, tant l’amour avait pris une connotation infecte. Le magnétoscope disjoncta de lui-même, sans doute écœuré, après que Markus Wolf eut expliqué avec clarté comment discréditer les « militants trop remuants, comme les anti-nucléaire » par « des tactiques de mouillage en eaux troubles », comme par exemple envoyer des filles Zegg sur les sit-in anti-nuke.
 On est toujours un peu manipulés, non ? risqua Zelda dans le silence qui s’était installé
Elle saisit la main de Joël et la tint serrée dans la sienne, entre ses seins. Joël pensa tout d’abord à se dégager puis la chaleur convaincante de Zelda le gagna et, pour la première fois de sa vie, il s’effondra en larmes. Les seins de Zelda exhalaient un parfum qui les rendait douces. La poétesse tchèque chantonna dans sa langue rocailleuse puis :
 Joël, je crois que tu es arrivé ici juste à temps. Il faut laver Zegg de sa propre histoire. Parce que le concept Zegg est beau, et qu’il reste beau même si un fou sanguinaire cherche à se l’approprier.
 C’est vrai que ce n’est pas parce qu’Hitler a créé les autoroutes ou la berline familiale qu’on a arrêté de voyager…
 T’as du pain sur la planche, mon coco… Va falloir démonter tous les péages mis en place par ce salaud de Markus Wolf… Tu connais des gens qui peuvent nous aider ?
 C’est la quadrature du cercle, ma chérie… Je viens juste de rencontrer un groupe d’activistes russes. Ils se nomment Voïna…
 D’anciens soviets, tu veux dire ? Ce serait parfait pour démonter le travail fait pour leurs ancêtres !
 L’Utopie n’est pas morte, ma Zelda !

Alexandre, de son côté, tentait de faire entendre le même genre de raison à Léa, mais elle était tout aussi rétive que Joël.
 Je te dis que les Verts et Greenpeace ont permis l’abaissement des températures des farines carnés, regarde les heures de la Chambre des Lords, c’est écrit noir sur blanc pour l’année 1977.
 Et pourquoi ils auraient fait ça ?
 Est-ce que je sais, moi ? Peut-être cru ont-ils que les farines carnées données en pâture à des herbivores étaient une forme de recyclage ? Peut-être désiraient-ils ne pas être jugés comme de dangereux communistes pour leur premier mandat d’élus ? Peut-être Margaret Thatcher leur a-t-elle promis des poubelles recyclables ? Peut-être y a-t’on mis le prix ?
 Tout a un prix, merci, je sais. Il se trouve que je paye le tarif plein pot et que donc je n’accepte pas qu’un traître me donne des leçons à la noix en disant du mal de mes amis.
 Ta gueule, poupée d’amour, je crois qu’on a de la visite…

Léa, furieuse, balaya d’un grand geste théâtral le rideau cramoisi de l’hôtel, dévoilant ainsi l’étrange panorama de la rue Arc du Théâtre. C’était comme une impasse qui donnait sur les Ramblas, où l’on voyait encore des graffitis sur les murs et où les vieux pervers venaient encore pisser en mémoire des glorieuses putains qui s’y aggloméraient en des temps plus folkoriques. Un touriste européen du Nord, blond, de haute stature, prenait des photos de la pierre ou arrêtait les passants pour leur poser des questions. Il semblait chercher quelque chose. Lorsque Léa parvint à scanner son déguisement, ses pupilles se dilatèrent. Alexander, qui la rejoignit à ce moment-là, l’étreignit de façon à ce qu’elle ne puisse ignorer l’excitation qui le reprenait. Sa main poilue alla fourrager sous la robe de Léa, tandis qu’Alexander la maintenait plaquée contre la vitre. Le pouls de Léa s’accéléra. La seule pensée qu’on puisse la voir en situation délicate la faisait frémir. Alexander profita sans vergogne de cet état de fait, introduisant ses doigts préalablement sucés dans l’intimité de Léa. Lorsque Nils passa tout à côté sans les voir, l’orgasme la bouleversa alors qu’Alexander la bâillonnait. Après il fuma une de ces cigarettes russes à filtre doré. Alors qu’il la passait à Léa, encore étourdie :
 Qui c’est ce pédé ?
 Je peux t’assurer qu’il n’est pas seulement pédé…
Alexander tira sur sa cigarette sans le moindre commentaire. Léa se refusa à imaginer une rencontre de ces deux hommes. Puis brusquement, comme par hasard, elle ne put s’empêcher de penser à Dagmar. Que serait-il advenu de sa tendre amazone ?

(Texte Fred Romano et Franck dit Bart / illustration Fred Romano)

Vos héros favoris prennent des vacances. Vous les retrouverez mercredi 31 août !

Portfolio