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Irak : les géants américains des semences transgéniques ruinent l’agriculture et rançonnent les paysans

Publie le mercredi 26 octobre 2005 par Open-Publishing
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de F. W. Engdahl

"Nous sommes en Irak pour y répandre les semences de la démocratie de façon à ce qu’elles y prospèrent et se propagent dans toute la région où règne l’autoritarisme." (George Bush).

Lorsque George W. Bush a parlé des "semences de la démocratie", peu nombreux sont ceux qui ont pensé aux semences de Monsanto. A la suite de l’occupation de l’Irak par les Etats-Unis en mars 2003, la vie économique et politique de ce pays a changé radicalement. L’Irak est tombé sous le contrôle économique absolu de l’occupant. Malgré les élections nationales du début de cette année, le Pentagone continue de contrôler l’économie irakienne.

En mai 2003, Paul Bremer III a été chargé, avec le titre imposant d’"administrateur", de diriger l’Autorité provisoire de la Coalition (CPA) nouvellement créée. Ancien fonctionnaire du Département d’Etat chargé de la lutte contre le terrorisme, il était devenu directeur de l’influente société de conseil Kissinger Associates de l’ancien Secrétaire d’Etat Henry Kissinger.

A la tête de la CPA, Bremer s’est empressé de promulguer toute une série d’arrêtés ("orders") pour gouverner l’Irak qui, à l’époque, n’avait ni constitution ni gouvernement constitué légalement. Ces arrêtés, au nombre de 100, sont entrés en vigueur en avril 2004. L’un d’eux stipule qu’aucun gouvernement élu ne pourra les modifier. Ils garantissent que l’économie de l’Irak sera réformée sur le modèle économique néo-libéral américain.

Bremer a imposé plus de changements économiques drastiques en un mois que le Fonds monétaire international au cours de trois décennies en Amérique latine. Joseph Stiglitz, ancien économiste en chef de la Banque mondiale et lauréat du prix Nobel, a qualifié les réformes de Bremer de "thérapie de choc encore plus radicale que celle administrée autrefois par les Soviétiques". La première mesure de Bremer a été de renvoyer 500.000 fonctionnaires de l’Etat, avant tout des soldats, mais également des médecins, des infirmières, des enseignants, des éditeurs et des imprimeurs. Ensuite, il a ouvert les frontières aux importations sans droits de douane, taxes ni contrôles. Deux semaines après son arrivée à Bagdad en mai 2003, il a déclaré avec cynisme que l’Irak était "ouvert aux affaires". Il ne précisa pas de quelles affaires il s’agissait, mais cela devint vite évident. Avant l’invasion, l’économie non liée au pétrole était dominée par quelques 200 sociétés d’Etat qui fabriquaient les produits les plus variés : ciment, papier, lave-linges, etc. En juin 2003, Bremer a annoncé que ces firmes allaient être immédiatement privatisées car c’était "essentiel pour la reprise de l’économie".

L’arrêté 37 fit passer l’impôt sur les sociétés d’environ 40 % à 15 % seulement. Sans recettes fiscales, l’Etat n’aurait pas été en mesure d’assumer un rôle quelconque. L’arrêté 39 autorisait les sociétés étrangères à posséder 100 % des actifs irakiens, sauf dans le secteur des ressources naturelles. Cela permettait aux firmes étrangères de faire des affaires illimitées en Irak. Les investisseurs pouvaient donc sortir du pays 100 % des profits réalisés en Irak. Ils n’étaient pas tenus de les y réinvestir et ils n’avaient pas à payer d’impôts. La CPA définissait de manière très explicite l’importance légale des 100 arrêtés. Aucun doute n’était possible quant à leur caractère contraignant. Ce sont des "instructions ou directives contraignantes pour les Irakiens dont le non-respect entraîne des conséquences pénales ou ont un effet direct sur la manière dont les Irakiens sont organisés, y compris sur les modifications des lois irakiennes." Autrement dit, on disait aux Irakiens : "Obéissez ou mourez !". La loi des occupants était toute-puissante. Bien caché parmi ces arrêtés, il y avait le n° 81 sur "les brevets, le design industriel, les informations secrètes, les circuits intégrés et la variété des plantes". Au cœur du texte figurait la "protection de la variété des plantes" : "II est interdit aux agriculteurs de réutiliser les semences des variétés protégées mentionnées à l’article 14". Cela veut dire en clair que les détenteurs de brevets sur certaines variétés de plantes, les grandes multinationales, ont des droits absolus sur l’usage de leurs semences dans l’agriculture irakienne pendant 20 ans. Les variétés protégées sont les plantes génétiquement modifiées (OGM) et l’agriculteur irakien qui choisit d’utiliser ces semences doit signer avec la société détentrice du brevet un accord au terme duquel il s’engage à lui payer des droits ("taxe technologique" et licence annuelle). S’il conserve une partie de ces semences pour les réutiliser l’année suivante, il s’expose à devoir payer une lourde amende au semencier. Les agriculteurs deviennent les vassaux des multinationales semencières.

La destruction d’un trésor semencier inestimable.

L’Irak fait partie de la Mésopotamie, berceau de la civilisation où la fertile vallée située entre le Tigre et l’Euphrate offrait des conditions idéales pour la culture des céréales. Depuis environ 8.000 ans avant J.-C., des agriculteurs y avaient développé de nombreuses variétés de semences pour presque toutes les céréales cultivées aujourd’hui dans le monde. Ils avaient recours à une méthode consistant à conserver une partie des semences et à les resemer, créant ainsi de nouvelles variétés hybrides. Pendant des années, les Irakiens avaient conservé des échantillons de ces précieuses variétés naturelles dans une banque nationale de semences située - ironie du sort - à Abu Ghraib, ville dans laquelle se trouve la prison tristement célèbre pour les tortures infligées aux détenus par les militaires américains en 2004. A la suite de l’occupation et de divers bombardements, cette inestimable banque de semences a disparu. Les conseillers de Bremer au Pentagone avaient de nombreux projets pour l’avenir alimentaire de l’Irak. L’agriculture devait être "modernisée", industrialisée. L’agriculture familiale traditionnelle consistant à cultiver diverses céréales devait disparaître au profit de grandes exploitations de type américain produisant pour le "marché mondial". Assurer la subsistance des Irakiens affamés était un objectif tout à fait accessoire. Rédigé en un jargon juridique compliqué, l’arrêté 81 remettait l’avenir alimentaire de l’Irak aux mains des multinationales. Il n’apportait guère la libération espérée par la plupart des Irakiens. Cet arrêté sur le droit de propriété intellectuelle n’a pas fait l’objet de négociations entre un gouvernement souverain et l’OMC ou un autre gouvernement. Il a été imposé sans discussion par les Etats-Unis. Selon des sources en provenance de Washington, les détails concernant les plantes ont été rédigés pour le gouvernement par la société Monsanto, le plus important fournisseur mondial de semences et de céréales transgéniques. Au départ, il pouvait sembler que seules les semences que les agriculteurs irakiens choisissaient d’acheter aux multinationales relèveraient du nouvel arrêté américain relatif aux brevets, que les agriculteurs étaient libres de choisir. Mais la réalité était très différente. L’Irak devenait un gigantesque laboratoire pour le développement d’aliments sous le contrôle de géants des semences transgéniques et de la chimie comme Monsanto, DuPont et Dow Chemicals. Après la guerre de 1991 et les dévastations, les paysans s’étaient souvent adressés à leur ministère de l’Agriculture pour obtenir de nouvelles semences. C’est dans cette brèche que Bremer s’insinua pour déterminer l’avenir de l’approvisionnement alimentaire irakien.

Avant la guerre de 2003, les agriculteurs irakiens avaient subi non seulement l’embargo anglo-américain sur le matériel agricole mais également trois années de grande sécheresse qui avaient considérablement nui aux récoltes. L’agriculture était ravagée et en 2003, la production de céréales représentait moins la moitié de ce qu’elle était avant la première guerre américano-irakienne de 1990. Jusqu’en 2003, une grande partie de la population dépendait du programme "pétrole contre nourriture" de l’ONU pour survivre. L’USAID (US Agency for International Development] a adopté après 2003 un Programme de développement et de reconstruction de l’agriculture en Irak (ARDI) pour transformer l’agriculture traditionnelle au nom de la "modernisation" de la production alimentaire irakienne. Le gouvernement américain a remplacé l’ONU dans son rôle de fournisseur de nourriture. A l’époque, le grand spécialiste en la matière était Daniel Amstutz, ancien fonctionnaire du Département américain de l’Agriculture et ancien vice-président du géant céréalier Cargill Corporation. C’est lui qui rédigea les demandes des USA concernant l’agriculture lors du Cycle de l’Uruguay (GATT) qui déboucha sur la création de l’Organisation mondiale du Commerce au début des années 1990. L’objectif déclaré de l’arrêté 81 était d’assurer la qualité des semences en Irak et de faciliter l’accès du pays à l’OMC. "Qualité" a naturellement été défini par les USA et "accès à l’OMC" signifiait que l’Irak devait ouvrir ses marchés aux règles dictées par l’OMC et aux puissants intérêts industriels et financiers qui déterminent la politique de l’OMC, ceux du "club des riches". Dès que l’arrêté 81 eut été publié, l’USAID commença à livrer des milliers de tonnes de semences de blé américaines certifiées "de qualité supérieure". Elles étaient distribuées presque gratuitement par le ministère de l’Agriculture aux cultivateurs irakiens désespérés. L’USAID s’opposa à ce que des scientifiques indépendants examinent les semences pour savoir si c’étaient ou non des OGM. Evidemment, s’il s’était avéré qu’il s’agissait d’OGM, au bout d’une ou deux saisons, les agriculteurs auraient subitement découvert qu’ils devaient payer des droits de licence aux semenciers pour survivre. Avec le programme USAID, le Département d’Etat, en collaboration avec le Département américain de l’Agriculture, a créé dans le nord de l’Irak 54 sites destinés à introduire des semences de blé améliorées et à en démontrer la valeur. Ce projet de 107 millions de dollars était mené au nom du gouvernement américain par le Texas A & M University’s International Agriculture Office. Il avait pour but de doubler durant la première année la production de 30.000 fermes irakiennes. Il s’agissait de convaincre les agriculteurs sceptiques que seules les nouvelles "semences miracles" américaines leur permettraient d’obtenir d’importantes récoltes. On misait sur le désespoir des paysans et la promesse de revenus énormes pour les prendre au piège de la dépendance à l’égard des multinationales semencières. Le programme agricole Texas E & M se qualifie de "chef de file mondialement reconnu en matière d’application des biotechnologies", c’est-à-dire en matière d’OGM. Ses nouvelles semences s’accompagnent de nouveaux produits chimiques - pesticides, herbicides, fongicides -qui sont tous vendus aux Irakiens par Monsanto, Cargill et Dow Chemicals. Selon un rapport publié par le Business Journal of Phoenix, Arizona, "une société agroalimentaire d’Arizona fournit aux cultivateurs irakiens des semences de blé afin d’accroître la production indigène de nourriture." Cette firme s’appelle World Wide Wheat Company (WWWC) et, en partenariat avec trois universités dont Texas A & M, elle "fournit 1.000 livres de semences de blé destinées aux paysans irakiens du nord de Bagdad."

Selon Seedquest, site Internet de l’industrie mondiale des semences, WWWC est un leader en matière de développement de variétés brevetées appartenant à une firme particulière.

Ce sont précisément les variétés d’OGM dont il est question dans l’arrêté 81. Selon WWWC, tout agriculteur ("client") souhaitant cultiver une de ses variétés de semences "paie un droit de licence pour chaque variété". L’Irak va obtenir un gigantesque laboratoire live pour effectuer des essais de blé transgénique dont les Irakiens seront les cobayes.

Et chose plus remarquable encore, toujours selon le Business Journal, "six variétés de semences de blé ont été développées en vue de l’expérience irakienne. Trois d’entre elles seront destinées au blé servant à fabriquer des pâtes et les trois autres au blé dont on tire de la farine à pain. Cela veut dire que 50 % des semences développées par les USA en

Irak après 2004 sont vouées à l’exportation. En effet, les Irakiens ne mangent pas de pâtes. Donc, plutôt que de produire de la nourriture pour les 25 millions d’Irakiens affamés et las de la guerre, l’arrêté 81 visait à créer une industrie agroalimentaire destinée à l’exportation mondiale et utilisant des semences transgéniques. L’objectif de l’USAID est de tenir le gouvernement irakien à l’écart de la production alimentaire. "L’idée est de créer ici un marché totalement libre", a déclaré Doug Pool, spécialiste en matière d’agriculture du Bureau de l’USAID pour la reconstruction de l’Irak. L’USAID veut "aider" le gouvernement à supprimer progressivement les aides à l’agriculture. Pool a déclaré que "le ministre de l’Agriculture avait eu raison de faire cela." "Les sociétés d’Etat comme la Mesopotamia Seed Co doivent être privatisées." Il n’a pas précisé qui aurait suffisamment d’argent dans ce pays affaibli par la guerre pour acheter une telle société. Seuls des géants de l’agroalimentaire comme Monsanto ou Cargill seraient suffisamment riches pour le faire.

Pour faciliter l’introduction des semences transgéniques brevetées des multinationales, le ministre irakien de l’Agriculture les a distribuées à des "prix subventionnés". Dès que les agriculteurs dépendent des semences transgéniques, les nouvelles règles de protection des variétés de plantes de l’arrêté 81 les contraignent à acheter chaque année de nouvelles semences aux multinationales. Sous couvert d’instauration d’une économie de marché, on asservit les paysans irakiens aux géants semenciers. Dans une interview de décembre 2004, Sawsan Ali Magid al-Sharifi, ministre irakien de l’Agriculture - qui a fait ses études aux Etats-Unis - a déclaré : "Nous avons besoin d’agriculteurs irakiens compétitifs si bien que nous avons décidé de subventionner les pesticides, les engrais, les semences améliorées, etc. Nous avons réduit les autres subventions, mais nous devons être compétitifs." Autrement dit, l’argent octroyé aux paysans irakiens appauvris est conditionné par l’achat de semences transgéniques aux multinationales comme Monsanto. Au printemps 2004, lorsque l’arrêté 81 a été promulgué par la CPA de Bremer, les adeptes de l’imam chiite radical Moqtada al Sadr ont protesté contre la fermeture de leur journal, al Hawza, par la police militaire américaine. La CPA accusait le journal d’avoir publié des "articles mensongers qui pouvaient constituer une réelle menace de violences". Elle a mentionné par exemple un article affirmant que Bremer "menait une politique visant à affamer le peuple irakien afin qu’entièrement occupé à se procurer son pain quotidien, il n’ait aucune chance de réclamer des libertés politiques et individuelles."

Horizons et débats, (Zurich) n° 32, août 2005. B. I. n° 103, octobre 2005

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