Accueil > Jours de fièvre à l’université
de Albert Laurence
Après une rentrée sereine, les campus connaissent depuis ces derniers jours une certaine ébullition. Officiellement, c’est la loi sur l’autonomie des universités votée cet été qui a mis le feu aux poudres. Mais le malaise paraît plus large, nourri par des fantasmes, alimenté par le climat social et politique. Privé d’objet bien identifié, le mouvement peut-il s’étendre ou est-il condamné à se durcir et ses leaders à se diviser ?
Quarante universités perturbées, 17.000 étudiants dans les assemblées générales, des face-à-face houleux avec les forces de l’ordre à Rennes-II et Nanterre. Après une rentrée plutôt sereine, l’effervescence a gagné, ces deux dernières semaines, le monde étudiant réputé si prompt à se mobiliser. Simple poussée de fièvre orchestrée par l’extrême gauche dans un contexte social dégradé ? Nouveau symptôme du malaise d’une jeunesse qui, de la crise des banlieues à celle du CPE, n’en finit pas de crier son inquiétude face à l’avenir ? Le mouvement surprend d’autant plus que la communauté universitaire n’a eu de cesse de marteler, depuis un an, son désir de réformer l’enseignement supérieur, et que la plupart de ses représentants ont joué le jeu de la concertation avec la ministre, Valérie Pécresse, lors de l’élaboration de la loi Liberté et Responsabilité des universités (LRU), dite loi Autonomie, votée cet été. Alors qu’un appel à la mobilisation est lancé aujourd’hui à l’occasion du vote à l’Assemblée nationale du budget 2008 de l’enseignement supérieur, « Les Echos » font la chronique d’un mouvement atypique.
« Les patrons fermeront les filières non rentables » En ce lundi matin brumeux du 12 novembre, la fac de sciences humaines de Tours, posée sur les rives de la Loire, a des airs de navire abandonné. Quelques étudiants vont et viennent entre les barricades de tables. Une poignée s’affaire nonchalamment derrière un stand. « Non à la LRU, tous dans la rue », « Non à l’université privée », proclament des banderoles. « Sébastien Chabal soutient les étudiants en lutte », s’amuse cette affichette manuscrite.
Depuis une semaine, le site des Tanneurs - 7.000 étudiants sur les 23.000 que compte l’université - est bloqué. La fac ne vibre plus au rythme des cours mais à celui, plus aléatoire, des assemblées générales (AG) et des « actions ». Ce matin, les étudiants hésitent. Ils ont quelques heures avant l’AG de 16 heures. Une performance festive en centre-ville ? Une nouvelle tentative pour faire débrayer le campus de droit ? Va pour une « vente aux enchères de l’université » qui arrachera quelques sourires aux badauds. Les juristes attendront. Comme dans bon nombre de campus, ils sont à la remorque d’un mouvement qui a pris corps dans les bastions de sciences humaines, réputés plus politisés et plus inquiets face à leur avenir. « Avec la LRU, les patrons des entreprises qui financeront les facs fermeront les filières non rentables, les arts et les sciences humaines », affirme ainsi Hannah, étudiante en première année d’anglais.
A peine plus âgée, mais tout aussi inquiète, Camille, en troisième année d’italien, pointe la question de la sélection. « Je viens d’un bac techno que je n’avais pas choisi et l’université me permet d’accéder à mon rêve, devenir professeur. Je ne m’en sors pas moins bien que les autres, il ne faut pas fermer cette porte. » Fait rare, la jeune femme dit avoir lu la loi. Concède qu’il « n’y a rien de vraiment inquiétant dans le texte », mais juge que « tout est dit entre les lignes ». « C’est une question de confiance dans le gouvernement. Je ne l’ai pas parce que je vois ce qui se passe dans les pays voisins qui ont voté ce type de loi : hausse des droits d’inscription, sélection », estime Adeline, en master de sociologie.
Procès d’intention, rétorque le ministère, arguant de la hausse du budget de l’enseignement supérieur, du plafonnement des droits d’inscription et du retrait, dès juin, de l’article sur la sélection. Il n’empêche, la défiance, parfois nourrie d’un désir de troisième tour social, est bien là. Perceptible dans l’AG où la plaidoirie de Marguerite en faveur d’un texte qui, « au moins, propose des solutions pour trouver de l’argent » ne rencontre aucun succès.
« La jonction avec les cheminots : du fantasme » Assemblée générale, lundi à Nanterre : l’amphi est surchauffé, les interventions électriques et la tension palpable entre les pro et les antiblocage. Les étudiants se pressent par dizaines sur l’estrade en attendant leur tour de micro. Un cheminot s’est glissé parmi eux et prend la parole. Le discours, soudain plus structuré, plus convenu aussi, provoque un brouhaha à mi-chemin entre l’enthousiasme et l’exaspération, à l’image du vote final, serré, en faveur du blocage (873 contre 767). La mobilisation étudiante ayant bénéficié, lors de son démarrage, d’un climat social conflictuel, la question de la convergence des mouvements revient sans cesse, à la tribune, au travers d’appels à la « solidarité » avec les cheminots, les marins pêcheurs, les magistrats ou encore les sans-papiers. Mais sans faire l’unanimité.
Pour Dimitri Monforte, en troisième année de droit, militant aux Jeunesses communistes révolutionnaires (JCR) et membre de l’Unef, la participation aux manifestations nationales de « travailleurs » coule de source : « Les étudiants sont aussi des citoyens, nous faisons partie de la société, nous allons bientôt entrer sur le marché du travail, la question des retraites nous intéresse. » Employé de nuit à La Poste, Rachid Tayeb, inscrit en master de droit social, rappelle qu’« un étudiant sur deux est obligé de travailler pour payer ses études. On ne peut pas dire que le monde de l’entreprise nous est indifférent. Ça nous donne aussi un droit de regard sur ce qui s’y passe ». Mais, pour lui, « la jonction avec les cheminots, c’est du fantasme ». Ce représentant de l’Unef au conseil d’administration de l’université estime que « la contestation doit rester légitime, nous ne devons pas nous disperser, sinon nous risquons d’être inaudibles ». Les organisations de salariés sont d’ailleurs hésitantes face aux offres de service : l’appel de la Coordination étudiante à bloquer les gares a ainsi été accueilli fraîchement par la CGT- cheminots et FO, qui redoutaient un « risque de dérapage au niveau de la sécurité ». SUD-rail, en revanche, a été moins regardant, ouvrant les portes de ses AG aux étudiants.
« Une génération de militants très politisés » Y compris à l’intérieur des syndicats étudiants, les divergences sont fortes non seulement sur les débouchés, mais aussi sur les revendications (abrogation de la loi LRU, moyens budgétaires et vie étudiante) et les modes de mobilisation (pour ou contre le blocage). Moins encadré que la mobilisation contre le contrat première embauche (CPE), le mouvement a été initié par des syndicats et des organisations minoritaires proches des communistes et de l’extrême gauche, aux cultures politiques pourtant très différentes, mais réunis pour l’occasion en Collectif étudiant contre l’autonomie des universités (Cécau). « En l’espace de trois ans, on a vu naître une génération de militants très politisés, pas toujours encartés, et, quand ils le sont, ils ne suivent pas forcément à la lettre les mots d’ordre venus du haut. Ces jeunes ont déjà participé aux manifestations de lycéens contre la loi Fillon et à celles contre le CPE. Ils ont indéniablement capitalisé des expériences en matière de stratégies de lutte », indique Jean-Philippe Legois, historien et directeur de la mission Caarme (pour la création d’un centre d’archives à Reims sur les mouvements étudiants).
Le savoir-faire acquis ces dernières années explique en partie que ces organisations radicales aient pu se passer du soutien de l’Unef, qui est d’abord apparue à la traîne avant d’appeler à « amplifier » la mobilisation de peur de perdre du crédit lors des élections étudiantes, en début d’année prochaine. Mais leurs méthodes d’action plus frontales ont aussi pu contribuer à les fragiliser, donnant des arguments aux forces de l’ordre pour intervenir, comme cela a été le cas à plusieurs reprises à Nanterre. Leur activisme a creusé le fossé avec les organisations traditionnelles (Fage, Confédération étudiante, PDE, UNI) qui, après avoir négocié la loi avec Valérie Pécresse, condamnent aujourd’hui les blocages.
« Ma fac a été bloquée quatre fois en cinq ans » Son bureau n’est pas loin de l’amphi, mais les clameurs de l’assemblée générale n’y montent guère. En cette fin d’après-midi, Michel Lussault n’a pas l’intention de quitter son antre silencieuse pour se confronter à l’ire des étudiants tourangeaux. « A quoi bon ? Ça ne changerait rien. Ils veulent continuer, ça va continuer. Je connais tout cela par coeur. Le site a été bloqué quatre fois en cinq ans », lâche le président de l’université. Une exaspération partagée par de nombreux étudiants, qui, comme Lucile, sont venus dans l’amphi voter le déblocage. « Nous avons déjà manqué une semaine, il faut penser aux examens », affirme-t-elle, brandissant une pétition de 500 signataires. « C’est un moment critique dans l’année, il y a des étudiants qui sont en train de perdre pied. Et quelle image pour l’université, qui tente de se moderniser ! Si le mouvement dure, nous allons encore perdre des étudiants l’an prochain. Or nous allons dans le mur faute de porte de sortie pour l’instant. Le retrait de la loi serait catastrophique : des présidents démissionneraient sans doute », se désole Michel Lussault.
C’est pourtant ce que demande le principal syndicat d’enseignants du supérieur, le Snesup-FSU, dont le leader, Jean Fabbri, est en poste... à Tours. L’enseignant-chercheur n’hésite pas à payer de sa personne en AG. « Nous ne sommes pas pour le statu quo, nous voulons une loi- programme qui réponde aux besoins des étudiants et des personnels », a-t-il lancé devant les 1.300 étudiants. Un appel qui ne laisse pas les personnels insensibles.
Dans une fac réputée en pointe de la contestation, et qui devrait accueillir ce week-end la troisième coordination nationale étudiante, certains, en interne, font grief à Michel Lussault, également porte-parole des 85 universités françaises, d’avoir négocié la loi avec la ministre de l’Enseignement supérieur. « Nous n’avons jamais nié qu’il y avait un malaise étudiant, nous avons demandé plus de moyens. Cependant, il est aussi urgent d’améliorer la gouvernance. Et, en disant cela, j’ai la conviction de soutenir le service public. Mais les AG ont tendance à me considérer comme un tenant de l’actuel gouvernement », dit-il, un brin découragé.
« On ne peut pas faire le parallèle avec le CPE » C’est le seul visage connu parmi la centaine d’étudiants qui battent le pavé ce mercredi, boulevard Montparnasse, à Paris, aux côtés des cheminots. Leader lycéen de la lutte contre le CPE, Karl Stoeckel a renoué avec les cortèges à la faveur de son engagement au sein de l’Unef. Après avoir clamé son inquiétude pour l’avenir, la « génération CPE » serait-elle prête à redonner de la voix pour refuser l’immixtion des entreprises au sein des universités ? « Les inquiétudes sont restées faute de réponse, mais la mobilisation n’est pas de même nature. On ne peut pas faire le parallèle. Le mouvement contre le CPE avait un objectif clair, le soutien massif de l’opinion et un contexte politique de fin de mandat qui nous était favorable. Cette fois, le gouvernement est plus populaire, les étudiants ont du mal à déchiffrer la loi et l’opinion publique comprend moins bien nos revendications », estime Karl Stoeckel. D’où une mobilisation qui donne le sentiment de ne pas trouver son objet. Trouvera-t-elle son public ?
Les grands thèmes de la mobilisation étudiante Mai 1968 a beau approcher des quarante ans, le mythe de la toute-puissance de la contestation estudiantine reste vivace. C’est aussi l’une des obsessions permanentes des gouvernements, qui ont souvent reculé face à la pression des amphis. Trois grandes revendications ont émergé des mouvements étudiants au cours de ces vingt dernières années : la crainte de la privatisation des facs, l’angoisse de l’insertion professionnelle et le manque de moyens. - La privatisation des facs et la sélection. La question de l’autonomie et de la privatisation des universités, qui agite ces temps-ci les campus, fait depuis vingt ans figure de serpent de mer. En 1986, le ministre de l’Enseignement supérieur du gouvernement Chirac, Alain Devaquet, propose une réforme visant à augmenter les droits d’inscription et à accorder une certaine autonomie financière aux universités. Bon nombre d’entre elles se mettent alors en grève. Le projet est retiré après la mort d’un étudiant, Malik Oussekine, frappé par deux policiers à Paris. - L’insertion professionnelle.
En mars 1994, les étudiants se mettent en grève contre le contrat d’insertion professionnelle (CIP) du gouvernement Balladur, qui permettait de rémunérer les étudiants ou les jeunes diplômés en dessous du SMIC. Les syndicats se joignent au mouvement. Fin mars, après une manifestation émaillée d’incidents, le projet est retiré. Douze ans plus tard, le projet de contrat première embauche (CPE) fait redescendre les étudiants dans la rue. Le projet de loi est adopté le 9 mars, mais lycéens et salariés se joignent aux cortèges, qui comptent jusqu’à 3 millions de manifestants le 4 avril. Promulgué, mais non appliqué, le CPE est abrogé le 12 avril. - La question des moyens. Si elle n’est pas en première ligne de la contestation, la question du sous-financement des universités alimente de manière chronique le malaise étudiant. Deux fois au moins, les étudiants se sont mis en grève pour réclamer des rallonges budgétaires, en 1995 et 1998. Ces jours-ci, plusieurs syndicats ont tenté d’élargir la revendication en réclamant plus de moyens pour le logement ou la réforme de la licence dans le budget 2008.
Les Echos du 16 novembre 2007