Accueil > L’Italie : une mémoire de plomb
A la lecture de l’article L’Italie, Une mémoire à vif, paru dans Libération
(1), je crois qu’il faut se demander pourquoi l’Italie est incapable de
faire le deuil de son passé.
Est-ce que les Italiens ne vivent que dans le souvenir alors que le monde
d’aujourd’hui est soumis à des enjeux radicalement différents de ceux d’il y
a trente ans, en particulier dans le domaine du terrorisme ? Combien
d’attentats de Madrid, de onze septembre et de guerres comme celle de l’Irak
seront-ils nécessaires pour que l’Italie tourne la page et pose son regard
sur le monde actuel, au lieu de raviver sans cesse ses vieilles blessures ?
Si l’Italie a su faire le deuil de son passé fasciste, pourquoi celui des
années de plomb dont, pourtant, les auteurs de l’article, disent qu’elle est
sortie indemne, leur paraît-il si difficile ? « Le « passé simple » que l’on
demande d’oublier par des gesticulations n’est pas aussi simple à éponger »,
écrivent-ils. Pour commencer la cure, qu’ils lisent Battisti, qu’ils tentent
de comprendre qui il est aujourd’hui, ce qu’il est devenu en tant qu’homme
et écrivain, au lieu de répéter de cette manière obsessive qui caractérise
les grandes névroses : Battisti doit payer, Battisti doit payer ! Faut-il
rappeler aux auteurs de l’article que le journal qui a publié leurs lignes
est issu de l’organe d’un groupement dissous en mai 1970 sur le fondement de
la loi du 10 Janvier 1936 relative aux groupes de combat et milices privées
?
Qui songerait de nos jours à reprocher à Sartre et à quelques autres d’
avoir défié la loi et pris le risque d’une procédure de la cour de sûreté de
l’État dans la très démocratique France gaulliste, en diffusant un organe
qui prônait la violence sociale ?
Dans les conflits de mémoire, il se produit parfois d’étranges associations
et déplacements que Freud a appelés les souvenirs-écrans. L’intensité
psychique d’une représentation peut se déplacer sur une autre, moins
actuelle et qui engage moins à l’action. Battisti semble être devenu, en
Italie, le souvenir-écran d’une justice bafouée par l’État. Le 13 janvier
2004, la Cour constitutionnelle italienne a jugé « illégitime » une loi qui
suspend les procédures pénales contre les cinq plus hauts responsables de
l’État. Le texte, voté dans l’urgence le 18 juin 2003, avait entraîné la
suspension du procès de Berlusconi, afin qu’il puisse exercer la présidence
de l’Union européenne. Rappelons que Marilda Boccassini, magistrate de
Milan, requiert contre Berlusconi dans plusieurs affaires dont la SME, pour
corruption des juges, et une enquête en cours pour falsification du bilan de
la Fininvest.
Nos six auteurs écrivent avec une naïveté qui doit faire se retourner dans
leurs tiroirs les dossiers d’Amnesty International de ces années-là : « Non,
les lois sur les repentis n’étaient pas des lois d’exception... Non, en
Italie il n’y a pas eu de tribunaux spéciaux pour juger les terroristes... »
S’ils accordent un tel crédit aux témoignages des repentis, qu’il
s’intéressent à ceux de Guiffre et Cancemi. Antonio Giuffre, important
repenti de Cosa Nostra, arrêté en avril 2002, est accusé par le parquet de
Palerme d’avoir investi l’argent de la maffia dans la Fininvest, la holding
appartenant à Berlusconi. Salvatore Cancemi, l’un des assassins du juge
Falcone, en 1992, a cité Berlusconi parmi les commanditaires du crime. Je ne
pense pas que ces « témoignages » de « repentis » éteindront la foi aveugle
des auteurs de l’article en ceux qui pourraient conduire un écrivain
installé en France pour domestiquer avec courage les fantômes de sa mémoire,
à la prison à vie.
Rassurez-vous, chers amis italiens, nous n’avons de leçons de pardon à
donner à personne. Nous croyons simplement à la justice et accordons de la
valeur à la parole donnée. Nous constatons que votre État sait, quand il le
veut, se faire l’apôtre du pardon et de la réconciliation. Fin 2001, votre
Parlement a proclamé l’amnistie fiscale autorisant, en échange d’une modeste
taxe de 2,5%, le rapatriement anonyme des capitaux exportés illégalement.
Nous aimerions simplement que cette générosité ne s’applique pas seulement
aux détenteurs de capitaux, mais englobe aussi les héritiers de la mémoire
et de la souffrance.
(1)Par Ester Dominici, Vincenzo Innocenti, Barbara Meazzi, Morreale Enzo,
Enzo Pezzuti et Gilda Piersanti, Libération, vendredi 12 mars 2004
Le 12 mars 2004
Bernard Pasobrola
Romancier
Messages
1. > L’Italie : une mémoire de plomb, 17 mars 2004, 19:55
Qu’on parle à nom de ma génération, ou de mon pays, ça me derange pas mal. Je ne parle donc qu’au mien. Vous me permettrez de m’en douter de la cure que si poliment vous suggerez : lire Battisti. Il n’est pas en effet, je l’avoue, du nombre de mes auteurs préférés. Mais on comprend bien qu’il le soit des votres.
Qu’est ce qui vous ennerve, donc, vous qui "croyez simplement à la justice et accordez de la valeur à la parole donnée" ? Que l’on appelle meurtre un meurtre ? Assassin un assassin ? Et quoi, alors ? Faut pas dire ça ? Est ce à vous que d’établir qui a tué qui ? Ou bien que les écrivains (pas tous, seulement ceux qui jouissent de votre soutien) peuvent se soustraire aux responsabilités et aux procès pénales ? C’est exactement ce que la majorité gouvernamentale italienne veut à ce moment pour le premier ministre ; ce sont eux qui accusent leurs tribunaux d’etre spéciaux. C’est moi qui aimerais au contraire garder, pour moi meme et pour tous, le droit d’exiger le respect des lois (et de les soumettre à critique) et des décisions des juges (et de les soumettre à critique). Y a-t-il eu des victimes dont Battisti a été jugé coupable, ou pas ? Ecoutez leur voix, je vous dirais ; mais vous, c’est Battisti que considérez "héritier de la mémoire et de la souffrance". Son procès a-t-il été spécial ? Où ça ? Les repentis ? Lesquels ? Là il y a eu des témoignages, comme dans tous les procès, il y a eu les avocats, il y a eu tous les dégrés du jugement. Pas suffisant ? Demandez à Battisti s’il nie son effective participation à ces meurtres, s’il rappelle de ce qu’il racontait à sa fiancée (qui en a fait l’objet de son témoignage au procès) à propos de ce qu’on éprouve en tuant un homme (il s’agit, en ce cas, du maréchal Santoro). Quant à la parole donnée, celle du Président Mitterrand en 1985 est claire, et on l’a pu écouter de son voix à la radio : le droit d’asile aux réfugiés qui aient abandonné et refusé les propos de lutte armée, et qui n’aient pas de sang sur leurs mains.
Rassurez-vous, chers amis français : nous croyons simplement à la justice et à l’Etat de droit, et ne croyons pas que l’on puisse l’exercer au coin des rues à coups de pistolet. Est-ce si grave ?
Enzo Morreale