Accueil > L’université en 2012... une fiction ?
Juin 2012, au matin un enseignant chercheur prépare sa journée de travail.

Les réformes imposées en 2009 sont toutes appliquées depuis trois ans. Bon, ce matin 9 heures correction des trois cents copies qu’il me reste : à confier à Albert, on renouvelle ou pas son contrat doctoral dans deux semaines, il ne me refusera pas ce service.
Surtout, penser à bien lui dire de ne pas trop recaler d’étudiants de Master1 (tant pis pour le diplôme !), sinon ils feront leur Master1 en 2 ans et ne viendront plus aux examens la première année, alors avec les budgets à la performance qui dépendent de la présence aux examens, ça n’irait pas. Pour les copies de licence, pas de problème, dès la première année on a sabré (moyenne générale à 7 !) pour éliminer les étudiants les plus en difficulté ; depuis nos stats sont meilleures à tout niveau : présence et réussite aux examens, professionnalisation. Autant de prétextes en moins pour baisser nos budgets !
A ce propos, à 11 heures téléphoner à Batipropre © et Médocpsy© pour les remercier pour leur don : l’amphi est refait à neuf et tout équipé ! Il ne reste plus qu’à placer leurs logos sur les murs et dans mon Power point de cours, ça leur fera plaisir. Les budgets privés sont de plus en plus nécessaires et ils sont prêts à refaire un deuxième amphi ! Mais ils veulent me voir avant, c’est à 13 heures.
D’ailleurs, il faudra que je briefe Jean pour qu’il cite Médocpsy© dans son cours sur les psychotropes, et que Martine arrête de citer Batipropre© dans ses cours sur la souffrance au travail. Ils vont encore dire que leur liberté est entravée, mais bon, c’est ça ou pas d’amphi, alors… Qu’ils aillent faire leurs cours dans la rue ! 15 heures : réunion « recherche de fonds ». Ah oui, y parler de ces dons, le président appréciera, il m’a à la bonne je crois, il a le pouvoir de me donner ma prime d’excellence et de baisser mon service, de toute façon depuis la LRU c’est le président et le CA qui décident de presque tout, autant se faire bien voir. 17 heures : réunion sur la modulation des services pour l’année prochaine. Cette année on a tourné en moyenne à 202 heures.
La nouvelle baisse des budgets fait qu’on ne pourra pas garder les chargés de cours, donc ça devrait nous amener à 210 heures par titulaire, ah non, Maria n’est pas remplacée, il y a moins d’effectifs, donc ça fera 214, cette année, à moins qu’on embauche en CDD à 300 heures, faut voir. J’entends déjà râler Jean Pierre et Cathy : « tu dois avoir notre accord, tu ne peux pas nous imposer cette augmentation, etc. » Ils me font marrer ces vieux râleurs, ils ont le choix : comme il faut préserver l’offre de formation avec moins de personnels soit on module à la hausse, soit la formation n’est plus agréée. De toute façon tout le monde le fait, alors. Pour un peu ils voudraient être payés en heures complémentaires ! En plus, Jean Pierre a le culot de demander une baisse de service sous le prétexte qu’il publie sans arrêt. De toute façon il n’est pas encore évalué et le CNU est débordé, et on n’a aucun critère clair et contraignant, alors sa baisse…
Par contre Marcelline a ramené un gros contrat avec MécèneFac©, je vais proposer qu’on la module à la baisse pour qu’elle ne fasse plus que 192 h et qu’en plus elle ait une prime, c’est la moindre des choses. J’en parle au Président très vite. Quoi d’autre ? Ah oui, voir Maria à 18 heures, elle veut utiliser ma base de données pour vérifier ses hypothèses sur la dépression des cancéreux, elle aurait même de bonnes idées pour ces prises en charge, paraît-il. En plus elle publie, elle est très rigoureuse et honnête, très créative, alors non, je ne lui donne pas ma base, elle va finir par être trop bien vue par le Président et avoir des baisses de services, des primes, etc. Comme il n’y en pas pour tout le monde : compétition oblige, désolé, chacun pour soi. Je lui dirai que j’ai un contrat avec Médocpsy © et que je n’ai pas le droit de transmettre mes données, elle comprendra. 19h30 : pot de fin de cours avec les étudiants. Important ça, juste avant qu’ils ne remplissent leur questionnaire de satisfaction des profs pour les évaluer, tout miel, je serai.
D’autant qu’avec l’augmentation des frais d’inscription que le gouvernement a enfin autorisée (on ne s’en sortait plus des baisses de budget) ils sont plus exigeants. Pourtant avec 3000 € ils sont encore loin de payer comme les américains, ils ne devraient pas se montrer aussi exigeants. Mais bon, là, c’est eux qui me notent. A 20h30 : relancer les doctorants pour qu’ils accélèrent la recherche avec Médocpsy©, il me faut ma publication annuelle de rang A pour rester « publiant », ah là là, ces critères qui changent tout le temps ! Bon, je serais rentré pour 22 heures, juste le temps de finir le troisième rapport annuel sur le financement autonome du département pour le ministère… après avoir traité la centaine de mails qui m’attendra. Pour que ce scénario ne soit jamais réalité en France luttons contre les réformes en cours.