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Le chili a tremblé deux fois

Publie le dimanche 21 mars 2010 par Open-Publishing

Michèle Sarde écrivaine, féministe et citoyenne engagée ,vit aujourd’hui au Chili. C’est sur le blog de Mardi ça fait désordre qu’elle parle du Chili, après le tremblement de terre et les élections.

Le tremblement de terre au Chili : Révélateur de l’état d’une société ?

Essayiste, biographe et romancière, Michèle Sarde a consacré une bonne partie de son œuvre à l’observation des femmes, notamment dans Colette libre et entravée, Regard sur les Françaises, De l’Alcôve à l’arène. Elle a abordé une autre thématique du XXe siècle dans Jacques le Français : Pour mémoire du Goulag. En plus de nombreuses préfaces et biographies, Michèle Sarde s’est attelée avec succès à la fiction avec Le Désir fou, Histoire d’Eurydice pendant la remontée,Constance et la cinquantaine.Longtemps professeur à Georgetown University, Michèle vit aujourd’hui au Chili où elle se consacre totalement à son œuvre. À titre amical elle nous fait part de ses réactions à la situation du Chili après le tremblement de terre et la victoire de la droite.

11 mars 2010. La droite a passé. La terre a tremblé… trois fois. « Es una maniobra de la Concertación para moverme el piso », littéralement « c’est une manœuvre de la Concertation pour me remuer le plancher », idiomatiquement « pour me casser la baraque », a réagi Sebastián Piñera, le nouveau président du Chili, facétieux. Ce trait d’humour illustre l’ambiance au jour de l’investiture dont la cérémonie s’est déroulée au Parlement, à Valparaiso, accompagnée de trois séismes forts. Le ton était plutôt bon enfant et unitaire. Très différent de l’image qu’en donnent les médias, surtout étrangers. À les en croire, tout était catastrophique, non seulement le tremblement de terre et sa suite tragique, le tsunami qui a emporté beaucoup de vies sur les régions côtières, mais aussi la division politique et l’inefficacité d’une présidente qui n’aurait fait que des erreurs dans la gestion de la catastrophe. Pourtant les sondages donnent à la même présidente sortante 84% d’approbation au moment de son départ, dix jours après un tremblement de terre d’une magnitude de 8.8, un des cinq pires jamais enregistrés dans le monde.

Critique et popularité. Ce paradoxe n’est pas l’un des moindres de ce pays du bout du monde, isolé et complexe, que la presse étrangère peine à interpréter, peut-être parce que les médias locaux sont aux mains d’une même caste, celle justement qui se réjouit aujourd’hui que la droite ait enfin passé.

Paradoxe aussi bien sûr que la popularité d’une présidente socialiste, au moment même où son ancien adversaire de droite soutenu entre autres par un parti qui cousina avec le gouvernement militaire, est élu avec une majorité confortable. « Si Michelle Bachelet est si aimée pourquoi est ce que c’est Piñera qui a gagné la présidentielle ? », me demande de France ma copine Mireille.

À question simple réponse simple. Selon la constitution chilienne, elle ne pouvait pas se représenter tout de suite mais pourrait parfaitement faire acte de candidature dans quatre ans à la fin du mandat de son remplaçant. D’où le slogan des femmes en larmes qui l’ont accompagnée avec ferveur à sa sortie de La Moneda : « Michelle volverá en cuatro años más… » Michelle reviendra dans quatre ans.

Alors, poursuit Mireille, pourquoi la droite a-t-elle gagné alors que la gauche avait correctement gouverné ? Question plus complexe. Mais les chiffres permettent d’y répondre partiellement : vingt années de pouvoir d’un même camp – la Concertation, coalition de centre-gauche – entraînent usure de l’opinion, dissipation des partis et oubli du régime de fer, à l’origine même de ce retour de démocratie. Autrement dit ; après une dictature, pour qu’au retour de démocratie succède le retour à la démocratie, s’impose ce que nous appelons l’alternance. Dit encore autrement : ce n’est pas toujours les mêmes, si bons soient-ils, qui doivent gouverner. L’émergence de la droite conservatrice s’est donc – et ce n’est pas non plus le moindre des paradoxes – accompagnée d’un appel au « changement ».

Ce désir de changement de têtes sinon de programmes s’était déjà exprimé à la dernière élection sous la forme d’un changement de « genre ». Et c’est ainsi qu’un pays prétendument machiste avait promu à la magistrature suprême une femme, dont on a dit, longtemps avant qu’elle ne fasse vraiment ses preuves, qu’il ne suffisait pas d’être sympathique pour devenir un bon chef d’état. Un pays où, comme chez nous, le terme de féministe passe pour un gros mot, avait porté à sa tête une femme qui non seulement a introduit la parité dans son gouvernement mais qui a su conserver la confiance citoyenne à travers la crise économique et le tremblement de terre.

À cela s’ajoutait un autre paradoxe. Dans une société toujours considérée comme très catholique, une société où l’Opus Dei exerce son influence sur le journal quotidien le plus exclusivement lu du pays et où la pilule du lendemain fait figure de potion diabolique, voilà qu’était démocratiquement élue une socialiste, célibataire, mère de trois enfants et faisant ouvertement profession d’agnosticisme. Et ce n’est pas là seulement affaire de popularité personnelle. Le Chili a depuis longtemps inscrit dans sa Constitution la séparation de l’Église et de l’État.

Mais alors, continue Mireille, qui est à la fois très tenace et très rationnelle, si tout marchait si bien , pourquoi est-ce que c’est Sebastián Piñera qui a gagné la présidentielle alors que le candidat de la Concertation, l’ancien président Frei, n’a réuni que 48,39% des voix ? Les réponses simples ne sont pas toujours les plus mauvaises et font souvent partie du non dit. Dans une élection présidentielle, la personne l’emporte sur les idées. Qu’elle ait une tache malencontreuse sur le nez, un frère escroc ou une tendance récurrente à s’envoyer en l’air avec la première venue, au fond ne devrait pas regarder l’électeur si le candidat a un bon programme. Et pourtant en définitive c’est bien son charme, la luminosité de son sourire, la couleur de ses yeux, les vibrations de sa voix qui vont constituer la marge. C’est ce petit écart, grosso modo entre 48% et 52%, qui fabrique un président ou une présidente, dans une bonne démocratie.

Ce petit plus, Michelle Bachelet l’avait. Pourtant elle n’est pas svelte comme Ségolène Royal, elle n’a pas l’éloquence d’un Obama ou la culture d’un Mitterrand. Mais ce petit plus, reconnaissons-le, Sebastián Piñera (qui avait tout de même voté non au plébiscite de Pinochet) l’a aussi, tandis qu’il manquait à l’honnête Eduardo Frei qui perdit les élections. Michelle Bachelet le reconnaît elle-même : en démocratie, il n’y a pas toujours transfert de leadership. Si un candidat ne parvient pas à établir un lien direct avec ses électeurs et leur faire oublier qu’il appartient lui aussi à la caste de ces « politiciens tous pourris », il lui manquera cette marge d’indécis qui font basculer les élections personnalisées.

Et puis il y a le phénomène du « genre », dont on se garde bien de parler. Au départ être une femme fut une faiblesse pour la nouvelle présidente qui devait faire la démonstration que la moitié de l’humanité était aussi capable de gouverner que l’autre moitié. Avec le temps, le talent et les succès en matière économique, sociale et humaine, Michelle Bachelet réussit à faire de ce handicap un atout. Au point que d’aucuns ne se privaient pas de dire pendant la campagne que ce qui manquait à Frei, c’était peut-être de ne pas être… une femme.

Quant aux partis de la Concertation, vingt années de pouvoir sans trêve ne pouvaient pas ne pas les avoir changés. Divisions, rivalités et ambitions personnelles, copinage, luttes de pouvoir interne. Rien ne leur a été épargné, ce qui faisait dire à certains qu’il était dommage qu’une démocratie ne puisse pas se passer de partis. Hélas ! Elle ne le peut pas. Et la Concertation a été punie par où elle a péché. Ce n’est pas le Parti socialiste français qui en sera étonné !

Le séisme politique qu’a constitué la victoire de la droite a précédé le tremblement de terre littéral et naturel. « Les dieux sont mécontents », s’est exclamé à cette annonce mon copain ivoirien Mohammed. Clairement un cataclysme de cette magnitude est un révélateur de société. D’abord au plan symbolique. La mythologie de ce tremblement de terre a déjà commencé à se construire sous nos yeux. Déjà dans la succession du séisme naturel au séisme politique. Puis dans le symbole d’un « coup » très violent, celui du tsunami, suivi de la demande d’ordre et d’armée pour la rétablir. Le ministre Sergio Bitar a reconnu qu’il y avait eu certaines réticences dans l’entourage de la Présidente à envoyer l’armée dans les rues. Il y allait de l’image d’un gouvernement dont on tenait à éviter l’amalgame avec le régime militaire.

La présidente, fille de militaire, élevée dans un environnement militaire, ancienne ministre de la Défense, rejeta cette supposition d’un revers de main. Non, la lenteur relative de l’arrivée des militaires tenait à ce qu’il avait fallu le temps de les acheminer. Elle n’a pas précisé que le gros de l’armée chilienne était plutôt concentré dans le nord, non loin des frontières boliviennes et péruviennes plutôt que dans le sud proche de l’Argentine, avec laquelle les relations se sont consolidées depuis des années. Si l’inconscient de la gauche a rejeté dans les premières minutes cette éventualité, la suite, l’accueil reçu par les jeunes soldats dans les zones défavorisées montre que le coup d’État de 1973 n’est plus qu’un cauchemar qui s’efface de la réalité d’un pays réconcilié avec son armée, avec ses institutions et avec lui-même.

La catastrophe, tremblement de terre et tsunami, assure sa fonction de miroir et de révélateur d’une société. Les comparaisons avec Haïti ont été déjà faites. Qu’il suffise de rappeler qu’un séisme cinq cent fois plus intense a fait dans un pays probablement moins de mille morts, dans l’autre deux cent mille. La leçon est que l’homme reste relativement maître de la gestion de la nature. Le nombre de morts et de maisons écroulées permet d’évaluer la corruption d’une société, dit mon copain chilien Álvaro. La force du Chili a été sa discipline dans l’application des normes de construction. Sa faiblesse dans une certaine impréparation d’éducation et surtout de communication. Les maisons pauvres et mal construites ont moins bien résisté que les tours luxueuses de la capitale. Les régions ont révélé qu’elles étaient moins avantagées que Santiago. Les touristes des régions côtières se sont moins bien comportés que les autochtones, plus à l’écoute d’une mémoire collective transmise à travers les générations qui conseille de fuir la vague après un séisme, quel que soit l’ordre des autorités. À des images de pillages insolents, ont succédé des histoires de solidarité et d’héroïsme, ainsi de la petite fille de l’archipel de Juan Fernández, l’île de Robinson Crusoé, qui a sonné le tocsin pour avertir la population que la vague arrivait.

Pendant les quelques heures qui ont suivi le cataclysme, on a assisté à une sorte de résolution symbolique de tous ces paradoxes et à un rituel de réconciliation nationale autour de l’aide aux victimes En contemplant l’embrassade de Bachelet et Piñera à la fin du Téléthon pour l’aide aux victimes du tremblement de terre et du tsunami, Téléthon qui réussit à doubler son objectif, on avait l’impression que c’était tout un pays divisé en deux frères ennemis qui pour quelques secondes parvenait à dépasser le coup d’État de 1973, le suicide du président Allende, les trois mille disparus, tout ce qui figure aujourd’hui au Musée de la Mémoire et des Droits humains, que l’ex-Présidente laisse en legs à la « citoyenneté », comme on dit ici. Comme l’a dit celle qui en a été une victime dans sa personne : pardonner mais ne jamais oublier.

En ce samedi 13 mars, deux semaines après le tremblement de terre, deux jours exactement après l’investiture d’un président de droite, deux décennies après la fin de la dictature, la presse et le nouveau gouvernement entament le procès de l’ancien. C’est de bonne guerre en démocratie et quand le deuil se transforme en recherche de bouc émissaire. Tout est à nouveau dans l’ordre, dans les rues de Concepción, à La Moneda, dans les rangs de la Concertation et dans la démocratie chilienne. En ordre de bataille. Ojalá, comme on dit ici, pourvu que l’enjeu de cette bataille soit bien la lutte contre ce qui opprime.

Le tremblement de terre est donc un bon miroir de la société chilienne, telle qu’en elle-même, avec toutes ses contradictions. Les chantiers qui attendent le nouveau gouvernement dans la Reconstruction étaient latents déjà avant la destruction : Réduction du décalage entre pauvres et riches, réduction du décalage entre la capitale et les régions et problèmes de communication et d’éducation. Le Chili ne serait pas le premier pays qui tire un profit économique de la reconstruction. La Concertation, passée aujourd’hui à l’opposition, veillera, on l’espère, à ce que le bénéfice économique ne se conquière pas aux dépens des victimes et aux dépens de la nécessaire préparation de tous à d’autres séismes. Après quatre années de gouvernance, la présidente laisse un pays plus humain. On attend du prochain gouvernement qu’il inscrive la reconstruction dans la même perspective.

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