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Les multinationales sur leur tas d’or

Publie le dimanche 5 septembre 2004 par Open-Publishing

de Eric Le Boucher

Il est une chose absolument sécurisée dans ce monde de dangers et de fureurs : les profits des grandes multinationales. Le ROE (rendement des fonds propres) est sacré, quoi qu’il arrive. L’actionnaire l’exige.

Depuis dix ans, le résultat est remarquable : guerres, attentats de New York et autres événements géopolitiques à l’écho planétaire n’ont eu aucun effet. Les taux de profit sont accrochés, année après année, aux 15 % aux Etats-Unis et aux 12 % en France (où ils ont même tendance à gagner un point par an). Même une stagnation économique n’a que peu de conséquence, sauf si elle dure comme au Japon où, quand même !, le ROE est devenu négatif en 2001 et 2002. Licenciements, baisse des dépenses, révisions tactiques : les entreprises adaptent en quelques semaines leurs coûts à leurs recettes afin de préserver les bénéfices et, subséquemment, le siège du PDG. Voilà comment, année après année, le rendement du capital est sécurisé.

Tellement sécurisé que les multinationales se retrouvent au sommet de considérables tas d’or... dont elles ne savent plus que faire. Microsoft, le géant des logiciels, qui est sûrement la machine à cash la plus performante au monde, a accumulé 60 milliards de dollars de réserves, cassette qui grossit d’un milliard tous les mois.

VIDE DE PROJET

La firme de Bill Gates a beau arroser ses laboratoires de recherche de pluies de crédits, racheter autant de concurrents que possible, se diversifier tous azimuts dans les produits d’informatique et de télécoms, elle ne parvient pas à dépenser tout son argent, loin de là. L’échec d’une OPA imaginée sur le concurrent allemand SAP l’a laissée avec un trop-plein dans ses caisses et un vide de projet. La direction a annoncé, cet été, le doublement de son dividende, le versement exceptionnel de 3 dollars par action et le rachat de ses propres titres pour 30 milliards de dollars sur quatre ans.

Microsoft n’est pas seul. Au total, les 374 entreprises de l’indice Standard & Poor’s ont dans leurs coffres 555 milliards de dollars de réserves. Ce trésor a gonflé de 11 % par rapport à la fin 2003 et, malgré la récession de 2001, a doublé depuis 1999, selon le magazine Business Week. Bouygues, Exxon, Intel, British Telecom viennent à leur tour de racheter massivement leurs propres actions pour faire gonfler le cours. Le phénomène concerne tous les pays.

TRÉBUCHET DE PHARMACIEN

Les causes de cette trop abondante richesse ? La prudence. Les Kenneth Lay (Enron) ou Jean-Marie Messier (Vivendi) sont des rares, et mauvaises, exceptions dans un monde qui redoute rien de plus que les dépenses somptuaires et les aventures risquées. Sous surveillance minutieuse d’analystes financiers retors, des actionnaires, des fonds de pension, des banques, des agences de notation, des firmes d’audit, etc. et de la presse, les dirigeants de multinationales réfléchissent à trois fois avant de signer le moindre chèque.

La crainte de récession, la peur du terrorisme, l’effroi des scandales qui ont conduit certains de leurs collègues en prison : tout concourt à leur frilosité. Ils renoncent à tout projet qui ne correspond pas au sacro-saint ROE exigé.

La reprise n’a pas engendré, comme elle devrait, un fort courant de fusions et acquisitions. Les OPA sont comptées, très longuement mûries et sérieusement bordées de toutes les garanties. Les investissements sont pesés au trébuchet de pharmacien. Résultat : les moyens financiers des entreprises dépassent leurs besoins, et le taux d’autofinancement grimpe à 115 % aux Etats-Unis, 110 % en Allemagne, 130 % au Japon : preuve chiffrée de l’excès de liquidités.

Patrick Artus, chef économiste de CDX Ixis, s’alarme de cette évolution vers "un capitalisme sans projet". "Si les profits d’aujourd’hui ne font plus les investissements de demain, note-t-il en référence à l’adage, mais provoquent seulement des distributions de liquidités aux actionnaires, l’utilité de profits très élevés n’apparaît pas." Les entreprises, poursuit-il, devraient "rendre" l’argent aux clients en baissant leur prix de vente. Mais ce n’est pas le cas. Sans doute parce que la concurrence reste trop faible, en particulier en Europe continentale, où des quasi-monopoles privés se sont constitués dans beaucoup de secteurs, comme celui des télécoms où les prix des appels sur les mobiles ou, pire des SMS, sont scandaleusement élevés. Mais les Etats-Unis ne sont pas non plus la vaste prairie de la concurrence pure : si Microsoft est trop riche, c’est qu’il manque de "challengers".

LES ENTREPRISES TROP RICHES ?

Les entreprises pourraient aussi augmenter l’emploi et les salaires. Mais ce n’est pas le cas non plus, en tout cas pas encore. Aux Etats-Unis, les créations d’emplois restent maigres, comme le prouvent les dernières statistiques. En Europe, compte tenu du décalage de croissance, elles le sont encore plus. Quant aux salaires, le rapport des forces sur le marché du travail demeure en faveur des employeurs et l’histoire récente apprend qu’il faut attendre trois ou quatre années de forte croissance pour que le partage salaire/profit bascule en faveur des employés.

Les entreprises sont-elles trop riches ? Leurs profits superflus posent deux questions : celle de l’équité entre salariés et actionnaires, en particulier en Europe où les uns et les autres ne se confondent pas, et celle de leur efficacité macroéconomique. La consommation reste le meilleur moteur de la reprise, faute d’investissement, justement. Le soutenir passe par la baisse des prix ou par l’augmentation des salaires. Les entreprises ne font pas leur devoir : elles profitent de la croissance mondiale sans la nourrir.

Le capitalisme sans projet n’a pas d’avenir, dira-t-on. Evidence. Payer un superdividende est aller contre la logique d’une saine rentabilité. Racheter ses propres actions est aller dans une impasse. Le système trouvera, sûrement, ses mécanismes de correction. Mais en attendant, tant que l’exigence d’un ROE de 12 %-15 % reste l’alpha et l’oméga de la "bonne gouvernance", se creuse le fossé entre les grandes entreprises et les populations, entre leur vie à l’échelle globale et celle de leur entourage à l’échelle nationale.

http://www.lemonde.fr/web/recherche_articleweb/1,13-0,36-377917,0.html