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Liban : "Le général nous a dit"

Publie le dimanche 19 juin 2005 par Open-Publishing

Encore un texte d’Elias Khouri sur la situation au Liban. Il y propose une analyse pertinente sur le paysage politique libanais après la surprise créée par la liste du général Aoun.

de Elias KHOURI

Aziz Hilal pour la traduction de l’arabe.

« Le général nous a dit »

En suivant les résultats des élections dans le Mont-Liban, je me suis rappelé le fameux poème de Benjamin Péret. La couleur orange choisie par le général Aoun a fait main basse sur les circonscriptions chrétiennes dans le Mont-Liban et la vallée de la Bekaa. Les résultats ont été une surprise pour tout le monde, surtout que le député Nassib Lahhoud - l’une des figures de prou de l’opposition libanaise - en était le grand perdant, et que Michel Murr - dont le nom est lié au palais républicain, ainsi qu’aux appareils sécuritaires libano-syriens - en était l’un des grands gagnants.

Le grand paradoxe est que les listes du général « orange » comptaient dans leurs rangs des ténors du régime du général « blanc » [Emile Lahhoud] : Talal Arslan, Michel Murr, Souleiman Frangié ... On dirait que le phénomène libanais tenait, encore une fois, à clamer ses contradictions. En effet, la confusion est tellement grande que l’on ne distingue plus clairement entre l’opposition et les appareils [sécuritaire]. Cette situation donne finalement lieu à un leadership populaire et électoral où brillent particulièrement les étoiles des deux ex-généraux.

Ceux-ci ont mené les élections de main de maître, si bien que le Liban après les scrutins du Mont et de Zahleh n’est plus le Liban de l’Intifâda de l’indépendance. Il n’est plus le Liban de ce grand élan populaire qui a permis à plusieurs d’espérer voir la petite patrie se débarrasser, enfin, d’un passé chargé de blessures et de déception.

En manipulant l’impétuosité de la jeunesse aouniste, la politique politicienne a réussi à redorer le blason de l’ancien régime libanais, lequel se distingue par l’impuissance de l’élite libanaise à élaborer un quorum national ; impuissance qui menace d’exposer la petite patrie aux interventions étrangères.

La machine du régime sécuritaire a réussi cette fois à exploiter la faiblesse et la vulnérabilité de l’opposition dans le milieu chrétien. C’est ainsi qu’elle l’a fauchée sans pitié via le bulldozer de l’opposition aouniste qui, cherchant un leadership quasi exclusif dans le milieu chrétien, se trouve désormais dans une position douteuse.

La manipulation était tissée de fil blanc : « Pourquoi les Maronites n’auraient-ils pas un seul dirigeant à l’instar des Sunnites, des Chiites et des Druzes ? » Comme l’équation confessionnelle est amarrée à cette question primitive - mais malheureusement légale au Liban -, les observateurs n’ont pas manqué de s’interroger : comment l’électeur a-t-il oublié le passé récent de ces vieux candidats du pouvoir ? Comment les jeunes aounistes ont-ils élu Michel Murr qui les avait roués de coups dans un passé si proche ?

Telle est l’erreur impardonnable ; telle est l’erreur de l’opposition libanaise qui n’a pas bien saisi les significations de l’Intifada de l’indépendance, ni l’importance du 14 mars. En effet, au lieu de se lancer dans une grève générale en vue du renversement du régime et la démission du président de la république, l’opposition a sombré dans les calculs politiciens ; ce qui a permis aux quelques restes du système sécuritaire de retrouver leurs souffles et de préparer tranquillement une contre-attaque à plusieurs facettes : d’abord, envoyer un message, sauvage et sanguinaire, en assassinant le martyr Samir Kassir ; ensuite, former un front hybride s’appuyant sur une agitation confessionnelle qui a précipité le Liban dans les tenailles des deux généraux.

Pour les acteurs de ces évènements, la leçon est à la fois effarante, excitante et effrayante : l’erreur a appelé l’erreur. Une preuve supplémentaire qui montre à quel point les structures confessionnelles et clientélistes du système politique libanais sont incapables de diriger un processus de changement propre à asseoir du nouveau. réussir l’Intifada et introduire du changement au niveau du sommet du pouvoir se sont en effet heurtés à deux obstacles :

Le premier réside dans l’inconsistance des forces chrétiennes d’opposition. Il s’agit d’une inconsistance attentiste qui pose le problème de l’accession au pouvoir comme une priorité absolue. C’est ce qui a rappelé aux observateurs la mascarade présidentielle de 1989 qui avait d’abord conduit au report des élections présidentielles et à la formation d’un gouvernement militaire, et ensuite à la reconduite de la guerre civile qui a précipité le Liban sous une absolue domination syrienne.

Quant au deuxième obstacle, il a été clairement exprimé par le patriarche maronite qui a refusé la demande de destitution du président en avançant la même rengaine : préserver le poste dévolu à sa confession.

A partir de ce moment, l’Intifada de l’indépendance s’est trouvée dans une impasse et a fini par perdre sa fougue tout en devenant à la merci des chefs des confessions. C’est là qu’a immergé cette alliance confuse entre les deux généraux. Il s’agit d’une alliance où chacun des deux a un objectif précis :

Le général « blanc » cherche par n’importe quel prix à prolonger, encore une fois, son mandat de président. Personne ne peut lui garantir cela si ce n’est Michel Aoun. Quant au général « orange », il cherche à accéder à la présidence via un coup d’Etat électoral. Il commencera par refaire sa main basse sur les appareils sécuritaires de l’Etat en vue de conquérir le pouvoir en 2007. Personne ne peut lui garantir cela si ce n’est un président sans légitimité comme Emile Lahhoud.

Entre les deux généraux se trouve la manigance sécuritaire syrienne qui montre de nouveau le bout de l’oreille. Les rêves bonapartistes ne produiront en effet que des cauchemars et menaceront d’une anarchie qui permettra au régime syrien de se réintroduire au Liban pour prouver que celui-ci est incapable de s’autogouverner.

Je me suis rappelé le poème « Le général nous a dit » de Benjamin Péret, non pas parce que j’aime la poésie surréaliste, mais plutôt parce que les catastrophes successives de l’orient arabe sont l’œuvre de généraux qui n’ont pas cessé de dire tout en conduisant ce pays, victime des tyrannies, vers l’abîme.

Sous la menace des deux généraux, le Liban fait face au danger de voir mourir l’esprit de son Intifada Mais la situation n’est pas complètement désespérée car les contradictions entre les deux généraux d’un côté, et, de l’autre, la possibilité d’équilibrer les rapports de force lors des élections de la région nord qui auront lieu le dimanche prochain, permettent à l’opposition de prendre son courage à deux mains et de renouer avec la question initiale : La démission de la tête de l’appareil sécuritaire et l’élection d’un nouveau président pour le pays. Il n’est pas trop tard... Il est vrai que les dégâts causés par l’erreur qui a suivi le 14 mars sont irréparables, mais l’erreur peut devenir pêché si l’opposition continue à lâcher prise.

Elias KHOURI

Al Quds al Arabi, mardi 14 juin 2005

Traduction : Aziz HILAL

ASSAWRA