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Nicolas Klotz : "Et après ?" (intervention de Nicolas Klotz au cabaret sauvage)

Publie le lundi 5 mars 2007 par Open-Publishing
1 commentaire

Au Cabaret sauvage le 1er mars 2007

de Nicolas Klotz

Il y a une semaine, à l’occasion de la 32e cérémonie des Césars, Pascale Ferrand a lu un très beau texte devant les professionnels du cinéma français, les représentants des chaînes publiques hertziennes, les caméras de Canal Plus, un nombre important de journalistes, et de téléspectateurs.

Dans ce texte, elle a constaté avec beaucoup de justesse et de sobriété, le cloisonnement de plus en plus dévastateur entre les deux "catégories" de cinémas que le cinéma français s’impose violemment à lui-même. Le cinéma dit "riche" qui est de plus en plus riche, cumulant financements + chaînes de télévision + omniprésence médiatique + nombre exponentiels de copies + allocations chômage, elles aussi exponentielles.

Et le cinéma dit "d’auteur", forcement pauvre, forcement sous financé (voir plus du tout financé), évacué des chaînes de télévisions publiques et d’un très grand nombre d’écrans en France, dont les cinéastes, les acteurs, les techniciens, sont méthodiquement peu à peu privés d’allocations chômage.

Les professionnels de la profession réunis devant les caméras de Canal Plus pour s’auto attribuer comme ils le font chaque année depuis 32 ans toute une série de Césars n’ont pas pu faire autrement que d’applaudir le texte de Pascale Ferrand.

Et après ?

Après avoir écouté quelques minutes les effets dévastateurs de cette guerre quotidienne et méthodique que le cinéma français mène ouvertement depuis 10 ans contre le cinéma français, après avoir applaudi devant les caméras de télévision, après avoir ressenti quelques frissons de chaleur humaine en entendant prononcer le mot « culture » qui de toutes évidences n’évoque plus grand-chose pour la France d’aujourd’hui, que fait-on ? Chacun retourne dans son camp. Ceux qui travaillent continuent à travailler. Ceux qui sont empêchés de travailler continuent à ne plus travailler. Ceux qui disparaissent continuent à disparaître. « C’est la vie » dira-t-on, ou la fatalité de la loi du marché, le prix à payer pour que le cinéma français puisse accéder à la modernité chirurgicale des pays riches et des peuples fluides, aux capitaux qui façonnent à coup de couteaux et de haches le monde à leur image. Un monde qui doit investir des milliards chaque jour dans la cosmétique libérale pour dissimuler la fabrique de cadavres et de mort qu’il destine aux plus pauvres afin de continuer à faire rêver le monde riche. FAIRE REVER LE MONDE RICHE EN FAISANT CROIRE AU PLUS GRAND NOMBRE que le plus grand nombre en fait partie.

En 1986 Gilles Deleuze s’adressait aux élèves de la FEMIS en ces termes : « Je pense à Minnelli qui a une idée extraordinaire sur le rêve… La grande idée de Minnelli sur le rêve est qu’il concerne avant tout ceux qui ne rêvent pas. Le rêve de ceux qui rêvent concerne ceux qui ne rêvent pas. Pourquoi cela les concerne-t-il ? Parce que dès qu’il y a rêve de l’autre, il y a danger. Le rêve des gens est toujours un rêve dévorant qui risque de nous engloutir. Que les autres rêvent, c’est très dangereux. Le rêve est une terrible volonté de puissance. Chacun de nous est plus ou moins victime du rêve des autres. Même quand c’est la plus gracieuse jeune fille, c’est une terrible dévorante, pas par son âme mais par ses rêves. Méfiez-vous du rêve de l’autre, parce que si vous êtes pris dans le rêve de l’autre, vous êtes foutus ».

La grande chance et la grande force du cinéma d’auteur français est qu’il ne rêve pas.

Le cinéma d’auteur français sait que rien ne lui est dû, que rien ne lui sera épargné dans son combat pour continuer à exister et à se développer envers et contre les rêves totalitaires du capitalisme délirant. Notre immense privilège, ainsi que notre plus grande épreuve, est que le cinéma est un art collectif. Un art, comme le disait Serge Daney, du côté du réel et de l’Histoire. Nous avons hérité de l’histoire du cinéma comme de l’Histoire. Ce combat que nous vivons aujourd’hui et qui peut nous sembler microscopique à l’échelle mondiale, reflète pourtant de manière extrêmement dynamique l’ensemble des combats que mènent tous ceux qui à travers le monde tentent de résister contre les rêves totalitaires qui n’en finissent pas de nous hanter. C’est un combat très dur dont nous ne verrons probablement pas la fin tant ces rêves font encore rêver un très grand nombre d’hommes. Un combat collectif et individuel qui nécessite un engagement exceptionnel. Engagement qui ne peut pas s’arrêter à quelques discours, aussi beaux soient-ils, devant les caméras de télévision et les professionnels de la profession.

Les organisateurs de cette réunion m’ont très gentiment demandé de prendre la parole cinq minutes pour parler de la situation du cinéma français. Je n’ai pas de questions particulières à poser. Je sais à quel point il est difficile de peser sur la politique des quotas des films d’auteur français diffusés sur les chaînes de télévisions publiques, sur les trahisons élégantes d’ARTE France Cinéma, ou sur une refondation aujourd’hui indispensable de l’Avance sur Recettes. En revanche, je souhaite affirmer une chose. Une chose essentielle à partir de laquelle certaines choses sont aujourd’hui peut-être possibles. Chaque film est une petite révolution, un révélateur de singularités, un carrefour de désirs, de pensée, de formes esthétiques, et de prises de paroles. Bien plus que nos plaintes, ce sont nos films qui doivent ouvrir le chemin. Si nous voulons bousculer un tant soit peu les choses, si nous voulons que le cinéma puisse à nouveau prendre la parole dans le monde, donc influer sur le présent et l’avenir du monde, nous devons inventer de nouvelles formes cinématographiques, nous regrouper, et affirmer de nouvelles solidarités entre nous tous. Tout d’abord entre cinéastes parce que sans cela, aucun mouvement n’est possible, et en invitant les scénaristes, les acteurs, les techniciens, les producteurs, les régions, les festivals de cinéma, les distributeurs, les associations d’exploitants, les spectateurs, les critiques de cinéma, les salles de cinéma, les écoles, les lycées, à travailler ensemble. Très concrètement, c’est-à-dire film par film. C’est évidemment un travail herculéen, bien plus difficile que la réalisation de nos propres films, parce que c’est un travail qui repose entièrement et uniquement sur nous. Qui nous ? Ceux qui ne rêvent pas les rêves nauséabonds du capitalisme contemporain. Mais encore ? Je ne sais pas. Mais nous doit bien exister quelque part puisque nous sommes vivants et que nous faisons encore des films, du théâtre, de la politique, de la musique, de la philosophie, des livres, de l’argent, et même l’amour !

Le cinéma est comme toute véritable culture une culture vivante, subversive, indomptable et contaminatrice. Le cinéma est un mode de vie qui se transmet, qui se propage et qui inspire. Comment supporter de voir tant de salles de cinéma désertées aujourd’hui par les jeunes, complètement défoncés par les drogues dures des Nouveaux Communicants sous influence du Dr Geobbels ? Tant que la jeunesse ne viendra pas voir nos films, tant qu’elle ne travaillera pas concrètement avec nous sur de nouveaux chantiers de cinéma, nous saurons que le combat est loin d’être gagné. Pour qui faisons-nous des films si ce n’est pas pour tous ceux qui viennent au monde ?

Nous entendons beaucoup dire que le monde vit aujourd’hui une terrible régression. C’est assez rassurant de voir les choses de cette manière. Si ce que nous vivons s’appelle une régression, c’est que forcément, le mouvement peu se renverser et la gauche, par exemple, pourrait revenir au pouvoir. Nous sommes beaucoup aussi à savoir que cela n’est pas le cas. Nous savons qu’il ne s’agit pas d’une régression, mais d’une révolution d’une brutalité inouïe. Le monde contre lequel nous devons apprendre à résister n’est plus celui d’hier mais celui de demain. Celui qui arrive. Quel est ce monde ? Cela nous ne le savons pas, même s’il a déjà commencé à prendre possession des lieux, de nos corps, et de nos esprits. Pour l’entrapercevoir, nous avons besoin de lieux pour travailler, de réseaux, de philosophes, d’historiens, d’économistes… et de cinéastes. Ceux qui peuvent en décrire les contours ne passeront jamais à la télévision. La télévision préfèrera toujours donner la parole aux intellectuels moribonds qui appellent à voter pour Nicolas Sarkozy et aux les moralisateurs qui ressassent sans cesse les mérites d’un libéralisme d’une autre époque. Comme l’écrivait en 1992 Heiner Müller, l’auteur de Hamlet Machine : « De même que les esprits d’autrefois venaient du passé / De même ils nous viennent maintenant de l’avenir. »

Messages

  • Merci pour la "culture" !
    Le fait même de l’absence de commentaire sur ce beau texte de Klotz est éloquent.
    Il dit que nous sommes floués au point de négliger ces questions-là : normal, car, c’est vrai, nous sommes... floués !
    Pascale Ferrand (fin de cérémonie des Césars) a très bien attiré l’attention de tous (professionnels de la profession et public) sur les dangers qui, menaçant la fabrication des films de cinéma, à la fois auteurs et grand public, et les "acteurs" de ce sinistre théâtre, qui, manipulant le goût des publics, met à mort ce magnifique "moyen d’expression", art à part entière.
    Pour témoignage :
    Je viens de m’abonner à "Ma ligne TV" d’ Orange...
    Je pensais pouvoir y commander, pour les montrer à ma fille de 16 ans mais aussi our mon propre plaisir, des chefs d’œuvre de l’art cinématographique : Resnais, Murnau, Rivette, Godard, Kieslovski, Tati, Bresson, Guitry, Sirk, etc. Tant d’autres ! Tant et tant d’autres !...
    Les peer to peer de la tv ciné sur internet n’ont rien, n’offrent rien de tout cela !
    Oh, combien j’ai été naïve d’y croire !
    Et me voilà, payant cher des services que je ne puis utiliser car pas à mon goût !!!
    Au plaisir de découvir bientôt "La question humaine". de Klotz, dont le seul titre m’attire...
    Bien à tous

    Martine 13