Accueil > " No culture, no future "

" No culture, no future "

Publie le jeudi 3 juillet 2003 par Open-Publishing

Dans la Cité des papes, un forum a rassemblé 450 professionnels venus de toute la France. Il a mis au jour une contestation qui dépasse largement le refus de l’accord sur l’indemnisation-chômage.

Le Festival d’Avignon aura-t-il lieu ? On peut en douter. L’ambiance est tendue, et la situation sur le fil du rasoir. Au cours du forum organisé au cloître des Célestins mercredi 2 juillet, à l’initiative des intermittents du festival, un vent de révolte soufflait. Il dépassait largement la question des accords du 27 juin qui rénovent le régime d’indemnisation-chômage des intermittents du spectacle.

Il fut question de grève et d’annulation du festival, mais aussi de retraites, d’éducation, de recherche... On entendit même réclamer la libération de José Bové et en appeler à l’insurrection. Ce que résumait ainsi un intervenant : "Le mois de juillet est un bon mois pour reprendre la Bastille."

Ils étaient 450, des intermittents d’Avignon, des membres de collectifs venus de toute la France, des directeurs de théâtre, des syndicalistes, des artistes et des techniciens. Presque tous unis derrière le slogan "No culture, no future".

Presque tous réfractaires aux deux voix opposées qui se firent entendre haut et clair : celles d’Ariane Mnouchkine et de Patrice Chéreau, venus défendre l’idée que l’annulation du Festival d’Avignon était suicidaire. "J’ai le devoir de vous dire que j’aurais aimé autre chose que cette autodestruction, que ce bûcher que vous êtes en train d’élever", dit Ariane Mnouchkine, invitée avec la nouvelle création du Théâtre du Soleil, Le Dernier Caravansérail : "On doit pouvoir se parler.

Nous sommes en lutte contre le pouvoir. Faisons attention à ne pas donner l’image d’une profession qui s’entre-déchire." Patrice Chéreau a, de nouveau, fait remarquer qu’il n’était pas "fondamentalement choqué" par l’accord (Le Monde du 3 juillet). "Il préserve le statut des intermittents, qui était menacé. Il y a eu une négociation, il y a des pertes et des avancées."

On entendit alors dans le public, à propos d’Ariane Mnouchkine : "C’est maman qui parle" - ce à quoi elle répondit : "Oui, j’en ai l’âge."

Patrice Chéreau a été d’autant plus sifflé qu’il s’est attaqué de front à Michel Gautherin, délégué général du Syndicat français des artistes interprètes (SFA-CGT), très virulent dans sa mise en cause des accords, que la CGT a refusé de signer : "Des gens vont tomber. Les plus petits seront morts. Nous avons un pistolet sur la tempe" - propos que Patrice Chéreau a qualifiés de "démagogiques".

La coordination du forum avait prévu un protocole d’intervention, qui fut très vite bousculé par l’arrivée de Jan Fabre, le chorégraphe flamand qui répète Je suis sangdans la Cour d’honneur : "Nous laissons la parole à Jan Fabre, qui doit travailler", précisa une organisatrice. "Il est dangereux d’annuler le Festival, dit l’homme de Gand, parce que c’est une voix qui défend la beauté, une plate-forme offerte aux techniciens et aux artistes pour faire entendre cette voix."

Et voilà que déboule à la tribune Djamal, qui se qualifie d’"investisseur" et affirme parler au nom des commerçants d’Avignon : "Nous sommes concernés au premier chef par le Festival d’Avignon" ("Non, au deuxième", dit-on dans les gradins)... "Oui, au deuxième ou au troisième. Nous soutenons les actions des intermittents. Ils coûtent cher, mais ils rapportent du pognon."

Un membre du collectif Culture en danger vient de Montpellier pour apporter son soutien. Il évoque "les pressions multiples" dont les grévistes ont fait l’objet de la part des directeurs des festivals annulés (en particulier à Montpellier et à Marseille) : "Ils estiment qu’on se trompe de cible, mais, pour nous, la seule méthode, c’est de faire la grève des spectacles." Il est heureux de lire la lettre signée par neuf directeurs de théâtre du Languedoc-Roussillon, dont Jean-Claude Fall, à la tête des Treize Vents, de Montpellier : "Nous comprenons que les intermittents n’ont pas d’autre moyen pour se faire entendre, et nous les soutenons."

Un représentant du Collectif du 25-février, très actif à Avignon et dans la région, porte plus loin l’enjeu de la grève. "Le mouvement dépasse le cadre corporatiste pour s’intéresser à la société en général. Le dossier est entre les mains du gouvernement. Quand Luc Ferry n’est pas à la hauteur, il envoie Sarkozy. Quand Aillagon n’est pas à la hauteur, il envoie Super-Sarkozy" - lequel viendra effectivement à Avignon vendredi 4 juillet. "Il faut initier un mouvement plus large", enchaîne un représentant du collectif de Basse- Normandie, qui précise que "de nombreux collectifs n’obéissent à aucun mot d’ordre syndical".

Il poursuit : "Notre condition est celle de nombreux salariés. Il faut trouver le moyen d’entrer en lutte contre ce gouvernement néolibéral à forte tendance autoritaire, voire totalitaire, et prouver à Raffarin que la rue peut gouverner."Manifestation le 8 juillet 2003
Pour organiser la lutte, la coordination des Arts de la rue a ouvert un site Internet qui propose "un kit de la grève, avec tout ce qu’il faut pour former un bon petit militant", dont des tracts tout prêts et des listes à faire signer au public. Il appelle à "une manifestation géante" le mardi 8 juillet à Avignon. Dans ce forum, qui a pris une allure de défouloir, M. Gautherin affirme : "Ce ne seront ni les intermittents ni les professionnels qui feront péter le Festival, mais la décision cynique du gouvernement et du ministre de la culture."

Visiblement fatiguée, Appoline Quintard, la directrice du festival de Marseille, passe en coup de vent pour rappeler qu’elle a été contrainte d’annuler le festival, parce que "aucune possibilité de dialogue ne -lui- a été offerte par l’équipe technique avec qui -elle- travaille depuis des années".

Patrice Poyet, le directeur de Danse à Aix, qui devrait commencer le 19 juillet, renvoie la balle aux intermittents en leur lançant une injonction : "Je vous demande de vous radicaliser. Assumez de prendre le public en otage. C’est à vous d’annuler les festivals. Et d’en prendre la responsabilité."

Qu’en pensent les artistes invités dans le "in" ? Eric Lacascade, qui revient avec Platonov, et Stanislas Nordey, qui crée une pièce de Martin Crimp, sont sur la même ligne, qu’ils expriment de manière différente : "Les chefs de projet n’ont pas vraiment le choix face à la montée de ce désespoir et de cette violence", dit le metteur en scène de Tchekhov. Le 16 juillet, date de la première dans la Cour d’honneur, il décidera avec son équipe de poursuivre ou non la grève. Pour Stanislas Nordey, "l’attitude de ceux qui se battent aujourd’hui n’est pas suicidaire. C’est le geste sain de gens en danger de mort". Valère Novarina juge au contraire "peu judicieux de saborder le Festival".

C’est aussi l’avis du chorégraphe Angelin Preljocaj : "Si le Festival est annulé, il n’y aura plus personne pour écouter ce qu’on a à dire. Annihiler le Festival, c’est annihiler l’action. Il faut savoir organiser la pression, mais, quand on négocie avec une grenade à la main, il faut faire gaffe à ce qu’elle ne nous pète pas à la figure." Sera-t-il entendu ?

Brigitte Salino et Nicole Vulser

http://www.lemonde.fr/article/0,5987,3246--326381-,00.html