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Nucléaire : Du risque majeur à la société autoritaire

Publie le mardi 12 avril 2005 par Open-Publishing

La catastrophe de Tchernobyl a ébranlé les consciences. Mais elle n’a pas suffi à provoquer le vaste débat qu’exige l’émergence de la " société nucléaire ". Parce que les dangers sont énormes, que l’avenir est hypothéqué comme il ne l’a jamais été par aucune civilisation industrielle, un nouveau risque se dessine : celui de la mise en place d’un ordre musclé pour mieux " gérer " le nucléaire.

L’industrie nucléaire représente certainement, du moins pour le moment, l’aspect le plus important et le plus pur de l’impact social de la science (et des scientifiques bien sûr). C’est la raison pour laquelle les analyses relatives à l’ingérence de la science dans notre société ne s’y intéressent guère.

Les accidents ont toujours fait partie de la production industrielle. Le risque est reconnu comme une composante de notre société. Mieux, le droit à produire impunément du risque devrait être reconnu comme moteur essentiel du développement technique. Les discours sur le risque se multiplient. On y mêle en vrac les explosions de conduite de gaz dans les immeubles, le tabac, le vagabondage de fûts de produits toxiques, l’accident nucléaire, les chemins de fer, les erreurs de pilotage d’avion, l’ozone, etc.

L’accident nucléaire est très rarement mentionné pour sa spécificité. Pourtant, avec le nucléaire, l’accident industriel devient majeur. Il passe du stade de production artisanale à un niveau véritablement moderne. D’abord sous-produit à consommation locale il atteint désormais la consommation de masse. En quelques jours l’espace concerné par la catastrophe atteint une dimension jamais envisagée pour les autres types d’industrie. Ses effets peuvent affecter la santé de populations considérables et de leurs descendants pendant des siècles. Si, en 1976, après l’accident de Sévéso, certains responsables italiens de la Santé se sont interrogés pour savoir s’il fallait évacuer Milan, dix ans plus tard à Tchernobyl c’est 135 000 personnes qui furent déménagées d’une région de 300 000 hectares sans espoir de retour. La décision des Soviétiques fut prise en moins de quarante-huit heures et ce délai doit être considéré comme trop long compte tenu des dangers. Les évacuations initiales furent d’ailleurs insuffisantes car il fallut les poursuivre par la suite. Si les décideurs n’avaient pris en compte que des critères de protection sanitaire de la population ce sont de gigantesques territoires qu’ils auraient dû neutraliser (1).

Une catastrophe nucléaire nécessite l’intervention très rapide de centaines de travailleurs pour limiter l’ampleur du désastre. A Tchernobyl, l’ignorance des dangers du rayonnement et l’existence d’un pouvoir autoritaire ont permis de trouver sans trop de difficultés suffisamment de " volontaires ". La connaissance des dangers risque fort, pour les prochains accidents, de gêner considérablement le recrutement de volontaires, surtout si l’on veut rester en démocratie libérale (2). L’ignorance massive est nécessaire pour une gestion " douce " des crises nucléaires. Comme les responsables sociaux ne peuvent pas être sûrs de maintenir cette ignorance pendant longtemps ils doivent, et devront de plus en plus, mettre en place des structures d’encadrement incompatibles avec les concepts fondamentaux de la démocratie.

Pour les responsables, l’accident majeur se définit davantage par son impact médiatique que par ses conséquences objectives sur la population. Cela est d’autant plus vrai que, pour le rayonnement, en dehors des doses aiguës conduisant à un nombre restreint de morts spectaculaires, les conséquences lourdes du bilan réel sont différées : plusieurs décennies pour les cancers mortels, générations futures pour les effets génétiques. Les moyens de gestion de ces effets objectifs sont finalement fort limités et surtout très coûteux (évacuations massives et neutralisation de vastes territoires). Par contre, les moyens médiatiques paraissent particulièrement adaptés aux crises : " Dans ce contexte de haute turbulence, la mise en relation - la communication - devient un facteur stratégique de première importance. Communications internes aux organismes concernés, communications entre organisations, communications vers le public à travers les médias (ou par voie directe dans les cas d’urgence extrême) : l’expérience montre la nécessité de maîtriser ces multiples lignes d’information " (3). Ainsi la maitrise du risque majeur passe par la maitrise des médias.

Contrôle de l’information

L’information ou plutôt le contrôle de l’information, ce qu’on appelle le plus souvent " communication " est la clé de la gestion d’une crise majeure. Il est important que les décisions prises par les autorités pour la protection des populations soient acceptées par tous, indépendamment de leur efficacité réelle. Il y va de la stabilité du corps social.

La peur est très redoutée en cas de crise. " L’expérience du risque est inséparable, pour un sujet humain, de celle de la peur. Il s’agit alors d’affronter l’objet de sa peur. Le problème réside dans le fait que la peur, comme l’angoisse, sont le plus souvent des états intransitifs, sans objet. Le passage à l’acte d’affronter une peur peut avoir pour effet de supprimer la peur et par conséquent d’anéantir le risque lui-même " (4). Il ne s’agit pas pour l’auteur de ce texte des petites peurs de la vie quotidienne puisqu’il intervenait dans un colloque consacré à la société face au risque majeur.

Le désastre de Tchernobyl a donné naissance au concept de radiophobie pour expliquer les troubles de santé dont souffrait la population. Il permettait aux dirigeants politiques se référant aux experts scientifiques, de ne pas avouer qu’il était impossible économiquement de protéger efficacement les habitants en les évacuant et que les maux dont ils souffraient ou qu’ils devront subir plus tard (cancers) faisaient partie du coût social de l’énergie nucléaire. En fait, ce concept de radiophobie n’a pas été bien accepté et quelques troubles sociaux n’ont pu être évités (5). La pénurie en nourriture est venue à point pour calmer la revendication des gens afin d’obtenir des aliments non contaminés.

Ainsi, quel que soit le pays, les organismes officiellement chargés de la protection de la population (ministères de la santé et de l’environnement, autorités de sûreté, institut de protection nucléaire etc.) voient leurs fonctions réduites à une meilleure insertion sociale du risque majeur dont le prototype est le risque nucléaire.

Le contrôle de la communication étant une nécessité pour l’Etat, il se fera soit par consentement tacite des médias soit par censure autoritaire. Dans les deux cas le contenu démocratique de la société en sera certainement affecté.

L’accident nucléaire fait partie des préoccupations des gestionnaires de la société. Ainsi M. Rosen, le directeur de la sûreté nucléaire de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), a affirmé à la conférence de Vienne d’août 1986 à propos du désastre de Tchernobyl : " Même s’il y avait un accident de ce type tous les ans je considérerai le nucléaire comme une source d’énergie intéressante " (6). Et M. Pierre Tanguy, inspecteur général pour la sûreté nucléaire à EDF, a déclaré au cours d’un colloque : " Nous faisons tout ce que nous pouvons pour prévenir l’accident grave, nous espérons ne pas en avoir, mais nous ne pouvons pas garantir qu’il ne se produira pas. On ne peut exclure que dans les dix ans ou vingt ans à venir un accident nucléaire civil grave se produise dans l’une de nos installations " (7).

La médecine de catastrophe envisage la gestion des secours pendant la phase d’urgence pour un grand nombre de personnes. " Le triage fait partie de la médecine de catastrophe. Il permet une utilisation optimale des moyens disponibles (de soins sur place, d’évacuation, d’hospitalisation) en fonction de l’état des victimes " (8). On n’est pas loin avec ce concept, de l’euthanasie considérée comme une nécessité économique.

Des plans d’urgence (Orsec-Rad) envisagent la gestion des crises nucléaires, confinement des gens et du bétail, évacuation. Une partie seulement de ces plans est rendue publique, l’essentiel est assimilé à la sécurité militaire. Des simulations d’accidents nucléaires sont effectuées. Elles ne sortent pas des ordinateurs et la population n’est pas appelée à y participer. Ce ne sont finalement que des simulacres.

En ce qui concerne les critères de décision pour la gestion à court et moyen terme, il semble bien que les responsables ne désirent pas être liés par des contraintes règlementaires strictes fondées sur l’unique souci de protection sanitaire des individus. Des normes trop sévères pour les aliments pourraient faire disparaitre toute possibilité d’activité agricole. Elles mettraient le pays en situation de pénurie alimentaire que le budget gouvernemental ne pourrait combler. Pourrait-on supprimer l’alimentation en eau potable de toute une région par suite de normes trop contraignantes ?

Comment pourrait-on déterminer rationnellement dans notre société démocratique les critères de gestion d’un désastre nucléaire ?

  les intervenants rapprochés sont nécessaires pour gérer le réacteur en détresse si l’on veut limiter l’ampleur des dégâts. Ils sont voués à recevoir des doses de rayonnement importantes. Les doses létales à court terme peuvent ne concerner qu’un petit nombre d’individus. Par contre, plusieurs centaines peuvent recevoir des doses qui, à moyen terme, risquent d’affecter leur santé par affaiblissement de leur système immunitaire et à plus long terme accroître considérablement leur risque de mortalité par leucémie et autres cancers. Comment s’assurer de la disponibilité de telles équipes dans un cadre démocratique ? L’impossibilité de les recruter pourrait aggraver la situation sur de vastes territoires. Il y a manifestement une incompatibilité entre le droit des travailleurs à se protéger et la protection de la société dans son ensemble.

  les effets cancérigènes du rayonnement ne comportant pas de seuil de dose en dessous duquel l’effet est nul (9), la fixation de limites de doses en deçà desquelles il n’y a pas " d’intervention " implique l’acceptation pour la population concernée d’un certain détriment, en l’occurence un certain nombre de morts par cancers.

Ainsi lorsque les responsables fixent des limites pour les niveaux " acceptables " de rayonnement, cela implique pour ceux qui les établissent ou les recommandent l’acceptation d’un certain nombre de morts. Mais cela n’est jamais explicité et les populations sont tenues dans l’ignorance des risques réels. Ceci concerne les limites de dose pour le confinement et les évacuations, les limites de contamination des sols sur lesquels la vie sera considérée à long terme comme normale et ne nécessitant pas d’évacuation, les limites de contamination des aliments. De plus l’effet cancérigène dépendant de nombreux facteurs (l’âge, l’état de santé etc.) faudra-t-il établir des normes différentielles pour tenir compte des individus à risque ou se fonder sur un individu standard ?

La protection stricte des individus n’est pas forcément compatible avec une protection de la société dans son ensemble. Comment en démocratie tous ces niveaux d’acceptabilité pourraient-ils être fixés ? Qui oserait se désigner démocratiquement comme le porte-parole des générations futures pour définir les niveaux d’acceptabilité des effets génétiques ? Il est bien évident que tout ceci est totalement en dehors du champ démocratique. Les décisions ne peuvent venir que d’un groupe de décideurs dont le souci principal sera la stabilité sociale et l’intérêt national dont ils se considèrent a priori les garants.

L’existence de la menace de catastrophes nucléaires, que seules de réelles catastrophes peuvent rendre crédible, est la condition nécessaire pour affirmer le pouvoir de ce groupe de décideurs, pour assurer dans le calme le passage d’une société démocratique à une société technocratique de type autoritaire (10). Un certain rituel démocratique est encore possible dans la gestion d’une société fortement nucléarisée. La prise de conscience des nécessités pour gérer socialement les crises nucléaires pourrait faire que ce rituel lui même soit une gêne et doive être abandonné sans que l’on ait demandé démocratiquement à la population de renoncer à la démocratie.

Roger Belbéoch.

http://www.dissident-media.org/infonucleaire

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(1) La Gazette Nucléaire numéros 96/97, 100, 109/110, éditée par le Groupement de scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire (GSIEN), 2 rue François Villon, 91400, Orsay.

(2) Pour la direction d’EDF, " tous [les travailleurs sous rayonnement] sont a priori volontaires pour participer éventuellement à une intervention impliquant une exposition d’urgence ". Document EDF publié par le Canard enchaîné, 19 juillet 1989.

(3) Patrick Lagadec, " Stratégie de communication en situation de crise ", exposé présenté au colloque international de recherche " Evaluer et maîtriser les risques, la société face au risque majeur ", 20, 21, 22 janvier 1985, Chantilly.

(4) Denis Duclos, " Risque et sciences sociales ", ibid.

(5) Bella et Roger Belbéoch " Tchernobyl, une catastrophe ; quelques éléments pour un bilan ", l’Intranquille numéro 1, Paris 1992 (BP 75, 76960 Notre-Dame-de-Bondeville). [Complété et publié en 1993 aux éditions ALLIA, Paris].

(6) Le Monde, 28 août 1986

(7) Pierre Tanguy, " La maîtrise des risques nucléaires ", Actes du colloque " Nucléaire-Santé-Sécurité ", Montauban 21, 22, 23 janvier 1988, conseil général de Tarn-et-Garonne, BP 783, 82013 Montauban Cedex.

(8) Pierre Huguenard (faculté de Créteil-Paris XII), " Médecine de catastrophe et risque technologique majeur ", Annales des Mines, oct-nov. 1986.

(9) La Commission internationale de protection radiologique (CIPR), dans ses recommandations de novembre 1990, explicite l’absence de seuil pour les effets cancérigènes dus aux radiations, en particulier dans les articles 21, 51, 60 et 65. Lire Roger Belbéoch, " Les effets biologiques du rayonnement ", Stratégies énergétiques, biosphère et société (SEBES), numéro 2, novembre 1990, Ed. Médecine et hygiène, case postale 456, CH-1211 Genève 4.

(10) Roger Belbéoch, " Société nucléaire ", Encyclopédie philosophique universelle, les Notions philosophiques, tome II, Presses universitaires de France, Paris, août 1990.