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"On nous demande de concilier l’inconciliable, de trouver des solutions qui n’existent pas"

Publie le mardi 26 octobre 2004 par Open-Publishing
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de Bertrand Bissuel

"Il n’y a pas de vision à long terme. Chacun travaille dans son coin".

Julie, Laurent et Christine sont des travailleurs sociaux employés en milieu hospitalier ou "en polyvalence de secteur" - une structure qui dépend des conseils généraux. Ils ont choisi ce métier par conviction, dans un esprit de solidarité. Mais l’exercice de leur profession est par moment douloureux : impuissance face à certaines demandes, directives contraires à leur éthique, absence d’autonomie.

.. Sous un prénom d’emprunt, ils décrivent quelques-unes de leurs difficultés, révélatrices de la crise que traverse l’action sociale en France.

Sur son "secteur", Julie rencontre beaucoup de familles en situation précaire, notamment des femmes seules avec enfants, qui ne maîtrisent pas le français et vivent, bien souvent, dans des habitations exiguës ou insalubres. Leurs attentes sont fortes en matière de logement. Mais Julie ne peut pas y répondre. Du coup, les personnes en situation de détresse "ne comprennent pas qu’on ne les aide pas", rapporte-t-elle. "Elles sont parfois agressives et nous renvoient à notre incompétence." Certaines d’entre elles ont alors recours au "système D" ou aux "solidarités familiales, communautaires". Comme ce jeune homme, qui voulait se rendre en Algérie de toute urgence, pour assister à des obsèques : "Je n’ai pas pu lui débloquer une aide à temps, raconte Julie. C’est une mosquée qui l’a dépanné pour payer le billet d’avion."

Laurent est, lui aussi, contraint de réorienter des usagers vers le secteur "caritatif", faute de pouvoir les épauler. Dès lors, dit-il, "je ne vois pas très bien à quoi ça sert de remplir des dossiers d’aide financière pour des personnes que l’on aiguille vers le Secours catholique ou les Restaurants du cœur".

Cette impression de remplir une fonction de "centre de tri" est renforcée par les règles qui encadrent l’action des travailleurs sociaux : ils interviennent dans un "secteur géographique" soigneusement délimité, explique Laurent ; en outre, les dispositifs d’aide obéissent à une logique de ciblage. "Quand nous avons à faire à des populations spécifiques, comme les handicapés ou les moins de 21 ans, notre encadrement nous dit : "Ce ne sont pas vos publics, vous devez les adresser à d’autres structures.""

EXERCICE EXTÉNUANT

Le sentiment d’impuissance est très répandu dans le monde de l’action sociale, rapporte Laurent. A tel point que certains de ses collègues en viennent à espérer qu’"ils ne recevront personne" lorsqu’ils sont affectés à la "permanence d’urgence". "C’est catastrophique d’en arriver là."

Pour Laurent, il est particulièrement "démoralisant" d’entendre parler de cohésion sociale alors que les moyens ne suivent pas. Un exemple, parmi d’autre : les fonds de solidarité logement (FSL) qui permettent aux ménages en difficulté d’avoir un toit ou de le conserver. Les conditions posées pour pouvoir bénéficier de ce dispositif deviennent de plus en plus "restrictives, draconiennes".

Au final, Laurent trouve qu’il y a un grand "décalage" entre "le sens même de notre métier" et sa pratique effective. "C’est dur, poursuit-il. Il n’y a pas de vision à long terme. On traite les gens par ordre de difficulté. Chacun travaille dans son coin comme il peut." Dans ce contexte, "toute réflexion, toute capacité à innover, à proposer" sont réduites à néant. Ou alors elles s’expriment à "titre individuel". "On ne se sent pas utile, ou en tout cas, pas à la place qui est celle d’un travailleur social."

Ce déchirement, Christine le vit au quotidien dans l’hôpital où elle est employée. "On nous demande de concilier l’inconciliable, de trouver des solutions qui n’existent pas, analyse-t-elle. Du coup, nous avons le sentiment que nos compétences ne sont plus reconnues." Les critères de "rentabilité" deviennent de plus en plus pesants, du fait des "restrictions budgétaires". Résultat : il faut diminuer la durée des séjours, affirme Christine.

Que faire des patients qui ont besoin d’aller dans un service de soins de suite ou dans une maison d’accueil pour personnes âgées ? Et ceux qui sont en rupture d’hébergement, où les orienter ?

"On manque de structures" de ce type, souligne Christine. Et c’est aux assistantes sociales de débloquer ces situations, "d’accélérer le traitement des dossiers". La "pression" est immense. "Au fond, on nous demande de faire tourner l’institution." Un exercice exténuant, source de tensions avec les personnels soignants. "Nous sommes un peu la mauvaise conscience des médecins et des infirmières. En même temps, nous devons rester solidaires. Nous sommes tous dans le même bateau."

http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3226,36-384338,0.html

Messages

  • je ne peux qu’adhérer au contenu de cet article. les services sociaux remplissent-ils encore leur mission ?
    Nous éducateurs, assistants de service social nous trouvons confrontés à des situations scandaleuses : Aucune place dans les services d’hégergement d’urgence, des femmes enceintes à la rue, des demandeurs d’asile menacés d’expulsion car même s’ils sont en situation régulière, à partir su moment ou ils n’ont pas d’adresse et de logement ils sont expulsables)

    Sur le plan purement materiel, il est impossible d’obtenir des secours d’urgence sur certains secteurs, où l’on répond à des familles qu’elles ne pourront avoir de rendez-vous avec le service social avant 3 semaines, faute de personnel ! les "volantes" et statuts précaires se multiplient.

    Que fait-on dans ce cas ? On les envoie vers les associations carritatives, bien entendu qui elles répondent la plupart du temps et en urgence.

    Combien de temps va-t’on tolérer cette dérive, et l’Etat va-til se désengager ?

    Quand les travailleurs sociaux vont-ils se décider à piquer un coup de G...collectif pour dénoncer l’inacceptable ? le manque de moyens ? l’instrumentalisation du travail social ? la gestion de la pénurie ???

    Sophie une éducatrice spécialisée