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Extrait de « La chute de Paris » - Ylia Ehrenbourg - 1942
Il y avait près de deux ans que le Front populaire avait triomphé.
Comme disait Dessère, tout était rentré dans l’ordre Viard se rengorgeait : « J’ai appris à gouverner, disait-il, maintenant je ne me fais plus remarquer… » Les affaires allaient bien. Les usines étaient débordées de commandes. Dans les magasins, les vendeuses ne suffisaient pas à la tâche. Les avis « A louer » avaient disparu ; plus d’immeubles vacants. Les économistes saluaient la fin de la crise et prédisaient une longue période de prospérité.
Mais sous ce calme apparent couvait un mécontentement général.
Les bourgeois n’avaient pas oublié les grèves de juin : ils ne pardonnaient pas au Front populaire la peur qu’ils avaient eue. Les 40 heures et les congés payés, voilà d’où venait tout le mal : ainsi parlaient non seulement les commensaux de Montigny, mais encore bien des petites gens sur la foi des journaux. Et la boutiquière, en annonçant à ses pratiques que le savon avait encore renchéri de quatre sous, ne manquait pas d’ajouter : « Que voulez-vous ? Messieurs les ouvriers prennent les eaux !. » « Tas de feignants ! », grondait le fermier en déclarant ses revenus. Les « feignants », pour lui, c’étaient l’instituteur, les deux employés de la poste et les ouvriers du bourg voisin.
A leur tour, les ouvriers s’indignaient. La vie augmentait tous les jours et le relèvement des salaires qu’ils avaient arraché deux années auparavant se trouvait annulé. A tout moment, des grèves éclataient. Les patrons ne cédaient pas. Viard faisait appel au bon sens des Français.
Au vu et au su de tous, les fascistes organisaient des détachements de combat, et les ouvriers se demandaient : « Qui donc nous défendra ? La police ? Elle n’attend qu’une occasion pour régler avec nous de vieux comptes ! »
En Espagne, on se battait toujours ; mais la Catalogne était coupée de Madrid, et les ouvriers murmuraient, pleins de rancœur : « On les a livrés aux fascistes... » La trahison, telle une rouille, rongeait l’âme de la nation. Toute la presse parlait du danger de guerre. A Vienne, les divisions allemandes défilaient sur le Ring. On se perdait en conjectures : et maintenant, à qui le tour ?
On s’alarmait, on discutait le soir dans les cafés, et puis on s’endormait paisiblement. Le printemps si extraordinairement froid de 1938 trouva Paris tranquille et désemparé, rassasié et mécontent.
Cependant, Breteuil s’était lancé dans plus d’une entreprise. Les amis qu’il rencontrait chez Montigny ignoraient tout de son activité multiple. Estimant que le mal procédait uniquement d’une pacification illusoire, Breteuil avait consacré une année entière à l’organisation d’actes terroristes. II confiait à Grinet les besognes les plus dé1icates. C’est Grinet qui avait incendié six avions militaires ; lui qui avait déposé dans un tunnel du chemin de fer une machine infernale ; lui encore que Breteuil, voulant effrayer les capitalistes, avait chargé de faire sauter un immeuble appartenant à la Confédération générale du patronat français. La bombe avait endommagé la façade et tué le concierge.
La presse de droite accusait les communistes de ces attentats. Viard répondait évasivement aux journalistes : « Le caractère de ces actes criminels n’est pas encore établi… » Les partisans du Front populaire réclamaient des mesures énergiques, et Viard, pour les tranquilliser, « découvrit un complot ». On ne toucha bien entendu ni à Breteuil,
ni aux arsenaux des « croisés » ; mais la police saisit dans différentes caves quelques mitrailleuses et procéda à l’arrestation d’une cinquantaine de « croisés ». Viard présenta le complot comme un jeu d’enfants, et sur ses instructions, les journaux donnèrent aux conspirateurs le nom de « cagoulards », affirmant qu’ils portaient des capuchons moyenâgeux et qu’ils étaient masqués. A la Chambre, Breleuil dénonça avec
indignation un gouvernement qui persécutait les « vrais patriotes », et bientôt les détenus étaient remis en liberté.
Après quoi Breteuil avait changé de tactique, délaissant les bombes pour les intrigues parlementaires, dans l’espoir que les complications internationales l’aideraient à diviser la majorité gouvernementale. Les murs se couvrirent dappels : « Le Front populaire conduit la France à la guerre ! » Et les amis de Breteuil, parcourant les campagnes, conjuraient les paysans de « sauver la paix ».
Merci à JdesP https://bellaciao.org/fr//?page=art... de m’avoir fait découvrir ce bouquin que j’ai pu consulter en bibliothèque.