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Pourquoi citent-ils tous Gramsci ?
par Gaël Brustier via RF
Publie le jeudi 27 avril 2017 par Gaël Brustier via RF - Open-Publishing2 commentaires
Le nom de Gramsci revient sans cesse depuis plusieurs mois, dans les médias, sur les réseaux sociaux, il est cité en permanence. Qui est-il et quelle est sa pensée ?
Le 9 novembre 2016, au lendemain de l’élection de Donald Trump, sur les réseaux sociaux circulait cette phrase d’Antonio Gramsci :
« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ».
Lundi 23 janvier, au lendemain du premier tour de la primaire de gauche, Benoît Hamon citait le philosophe à son tour :
« Je pense à cette définition de la crise d’Antonio Gramsci qui dit que la crise c’est quand le vieux est mort et que le neuf ne peut pas naître et nous sommes dans un moment comme celui-là, et il a rajouté que de ce clair-obscur peut naître un monstre. »
Il est devenu fréquent d’entendre des hommes politiques ou des commentateurs invoquer Gramsci, souvent pour dire que les victoires des idées précèdent les victoires politiques ou électorales. Mais cet intellectuel italien est un penseur trop important pour en rester là et ne pas le découvrir un peu davantage. S’il est autant cité en ce début de XXIe c’est qu’il a forgé des outils intellectuels essentiels aujourd’hui…
L’unité obsessionnelle
Homme politique, journaliste et penseur italien né en 1891, Gramsci est d’abord sarde, c’est-à-dire d’une île de Méditerranée périphérique par rapport au reste du Royaume d’Italie tout juste unifié. Issu d’un milieu pauvre, élève particulièrement brillant, enfant très tôt atteint de tuberculose osseuse qui le maintient à une taille de 1m50, il sera préoccupé par la question de cette unité du pays.
Son parcours le mène à Turin dans le Piémont, au Nord, où il fera ses études. C’est là qu’il s’établit et vit, en tant que journaliste et intellectuel, parmi les ouvriers de la capitale du Piémont. Il participe notamment à l’aventure du Biennio Rosso, « deux années rouges », faites de mobilisations paysannes et de manifestations ouvrières qui descendent jusqu’aux zones rurales du Pô.
Du Piémont, Gramsci est bien placé pour analyser ces fractures du pays. Le Nord industriel et le Sud paysan ne sont un que formellement par la couronne royale, et maintenus d’un bloc seulement par un système politique à la fois libéral et autoritaire qui parvient, notamment, à susciter le consentement des masses paysannes du Sud, au sein d’un « bloc méridional ».
Sa vie intellectuelle le mène alors d’abord vers le socialisme car pour Gramsci, c’est l’avènement d’une société socialiste qui peut permettre d’achever l’unité italienne, et accomplira un saut civilisationnel de l’ampleur de la Renaissance.
Ouvrir le front culturel
En 1917, contre les thèses de Marx, c’est en Russie, à Saint Pétersbourg, qu’éclate la Révolution. Enjeu intellectuel et enjeu politique, il va s’efforcer de comprendre pourquoi la Révolution a eu lieu en Russie et non en Allemagne, en France ou dans le Nord de l’Italie. Autour de la Révolution de 1917, s’ordonnent aussi une série de questionnements fondamentaux pour comprendre la pensée de Gramsci : hégémonie, crises, guerres de mouvements ou de positions, blocs historiques…
Il distingue deux types de sociétés. Pour faire simple, celles où il suffit, comme en Russie, de prendre le central téléphonique et le palais présidentiel pour prendre le pouvoir. La bataille pour « l’hégémonie » vient après, ce sont les sociétés « orientales » qui fonctionnent ainsi… Et celles, plus complexes, où le pouvoir est protégé par des tranchées et des casemates, qui représentent des institutions culturelles ou des lieux de productions intellectuelles, de sens, qui favorisent le consentement. Dans ce cas, avant d’atteindre le central téléphonique, il faut prendre ces lieux de pouvoir. C’est ce que l’on appelle le front culturel, c’est le cas des sociétés occidentales comme la société française, italienne ou allemande d’alors.
Au contraire de François Hollande et de François Lenglet, Antonio Gramsci ne croit pas à l’économicisme, c’est-à-dire à la réduction de l’histoire à l’économique. Il perçoit la force des représentations individuelles et collectives, la force de l’idéologie… Ce refus de l’économicisme mène à ouvrir le « front culturel », c’est-à-dire à développer une bataille qui porter sur la représentation du monde tel qu’on le souhaite, sur la vision du monde…
Le front culturel consiste à écrire des articles au sein d’un journal, voire à créer un journal, à produire des biens culturels (pièces de théâtre, chansons, films etc…) qui contribuent à convaincre les gens qu’il y a d’autres évidences que celles produites jusque-là par la société capitaliste.
L’hégémonie, c’est l’addition de la capacité à convaincre et à contraindre
La classe ouvrière doit produire, selon Gramsci, ses propres références. Ses intellectuels, doivent être des « intellectuels organiques », doivent faire de la classe ouvrière la « classe politique » chargée d’accomplir la vraie révolution : c’est-à-dire une réforme éthique et morale complète. L’hégémonie, c’est l’addition de la capacité à convaincre et à contraindre.
Convaincre c’est faire entrer des idées dans le sens commun, qui est l’ensemble des évidences que l’on ne questionne pas.
La crise (organique), c’est le moment où le système économique et les évidences qui peuplent l’univers mental de chacun « divorcent ». Et l’on voit deux choses : le consentement à accepter les effets matériels du système économique s’affaiblit (on voit alors des grèves, des mouvements d’occupation des places comme Occupy Wall Street, Indignados, etc) ; et la coercition augmente : on assiste alots à la répression de grèves, aux arrestations de syndicalistes etc…
Au contraire, un « bloc historique » voit le jour lorsqu’un mode de production et un système idéologique s’imbriquent parfaitement, se recoupent : le bloc historique néolibéral des années 1980 à la fin des années 2000 par exemple. Car le néolibéralisme n’est pas qu’une affaire économique, il est aussi une affaire éthique et morale.
Le communisme
C’est en France, à Lyon, en janvier 1926, qu’Antonio Gramsci prend la tête du Parti communiste italien, issu d’une scission de l’aile gauche du Parti socialiste italien au congrès de Livourne, cinq ans plus tôt. Faisant le choix des communistes contre les socialistes « maintenus », il est donc chargé de forger le noyau dirigeant du parti qui deviendra après 1945 le plus puissant et le plus brillant d’Occident. Son portrait orne encore les permanences du parti centriste, très lointain héritier (!) du PCI.
En 1922, son ancien collègue à Avanti !, un journal socialiste, Benito Mussolini (1883-1945), socialiste renégat qui a fondé le mouvement fasciste, a pris le pouvoir. Il fait voter en 1926 des lois qui lui donnent de larges pouvoirs. Gramsci, pourtant député de Venise, est arrêté en novembre de cette même année.
En 1927, Mussolini le fait emprisonner pour vingt ans, « pour empêcher son cerveau de fonctionner », dixit le procureur fasciste de l’époque. Il ne tiendra que 10 ans, avant de mourir des conséquences d’une tuberculose osseuse mal soignée, dans les geôles, puis les cliniques du régime. Mais il aura auparavant réussi à écrire une œuvre politique majeure : les Cahiers de prison.
Car dans sa cellule, il obtient progressivement le droit de disposer de quatre livres en même temps, et de quoi écrire. Naît alors progressivement une somme dans laquelle il utilise des « codes » pour tromper la censure..
A travers ces écrits, il devient le grand penseur des crises, casquette qui lui donne tant de pertinence aujourd’hui, et surtout depuis 2007 et 2008 que la crise financière propage ses effets. Dans ces Cahiers, il apporte à l’œuvre de Marx l’une des révisions ou l’un des compléments les plus riches de l’histoire du marxisme. Pour beaucoup de socialistes, il faut attendre que les lois de Marx sur les contradictions du capitalisme se concrétisent pour que la Révolution advienne. La Révolution d’Octobre, selon Gramsci, invalide cette thèse. Elle se fait « contre le Capital », du nom du grand livre de Karl Marx.
Au-delà de la gauche
Antonio Gramsci fascine au-delà de la gauche… Ainsi en France, en Italie ou en Autriche, des courants d’extrême droite se sont réclamés d’une version tronquée et biaisée du gramscisme. Ce « gramscisme de droite » faisait l’impasse sur l’aspect « économique » du gramscisme et le caractère émancipateur pour n’en retenir que la méthode le « combat culturel ».
A gauche, en France, il a souvent été caricaturé ou dédaigné. On parle souvent de « combat culturel contre le FN » alors que le changement éthique et moral concerne, si l’on suit Gramsci, tous les aspects de la vie sociale et englobe donc, logiquement, le combat contre l’extrême droite, qui ne peut pas être « détaché ».
On retrouve Gramsci dans les combats du Tiers Monde, on le retrouve dans les travaux d’Edward Said ou de Joseph Massad, dans les Subaltern Studies en Inde notamment…
En France, le philosophe André Tosel se réclame de Gramsci, auteur cette année d’un Étudier Gramsci paru aux Editions Kimé, ouvrage majeur pour comprendre l’auteur des Cahiers de Prison. Les économiste et sociologue Cédric Durand et Razmig Keucheyan, appliquent les outils de Gramsci notamment à l’analyse et la critique du processus d’intégration européenne. Il font le lien avec les thèses de Nicos Poulantzas qui prolongea, comme Stuart Hall, ainsi qu’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, les thèses et travaux de Gramsci. Appartenant au courant post-marxiste, Chantal Mouffe, qui intervient de plus en plus en France, est l’inspiratrice de PODEMOS, le nouveau parti de la gauche radicale espagnole. Deux de ses fondateurs et principaux animateurs –Pablos Iglesias et Inigo Errejon– se réclament de l’héritage de Gramsci.
Le penseur italien fait partie du patrimoine intellectuel de l’Europe. Il a forgé des outils qui sont utiles aujourd’hui pour analyser le monde, comprendre comment les gens le voient et participent à la vie sociale, comment individus et médias interagissent, comment les représentations et les identités se forment continuellement et magmatiquement. Il a donné naissance à des écoles de pensée foisonnantes et utiles pour qui veut agir sur le monde.
Messages
1. Pourquoi citent-ils tous Gramsci ?, 27 avril 2017, 14:01, par JOclaude
"surgissent les monstres" Hélas ! Des monstres capables de tout pour coûte que coûte sauver leurs privilèges ! Jusqu’à quand devra-t-on supporter ces misérables ? L’égoïsme, l’indifférence, l’individualisme semés insidieusement par le régime capitaliste laisseront leurs empreintes . Ce régime qui ne dit pas son nom de dictature sournoise et cruelle ! Longtemps encore il nous faudra livrer le combart inégal de la bataille des idées ! Puisse ce nouveau monde avoir avancé d’une pierre dans sa construction, par ce nouvel essai lancé par Jean-Luc Mélenchon avec un certain succès de la France Insoumise ! Fruit pour mûrir devra encore espérer que se lèvent de nouveaux et nombreux combattants gagnés par la soif de justice sociale ! L’espoir ne s’est pas évanoui , son flambeau resurgira à nouveau !
1. Pourquoi citent-ils tous Gramsci ?, 28 avril 2017, 16:50, par Christian DELARUE
Contre la République , on a une meute de loups (très réactionnaires), une meute qui ne l’a jamais pleinement accepté cette République ; car elle implique de valoir pour tous et donc d’être "sociale". On a aujourd’hui deux gros loups puissants et d’autres loups derrière : le loup libéral avec Macron, le loup fasciste avec MLP et derrière le loup intégriste religieux qui n’a pas encore la pleine force et d’autres loups encore. CD