Accueil > Samaritaine : à la porte, mais pas dehors
Propos recueillis par Aurélia Said
Le 15 juin, le géant du luxe LVMH a décidé de la fermeture pour six ans du célèbre grand magasin parisien. Depuis lors, avec d’autres, Hervé Loret balise les pistes de la lutte.
« La Samaritaine a fermé ses portes le 15 juin. Mais depuis, je m’y rends encore tous les jours. Maintenant, bien sûr, ce n’est plus à l’entrée du personnel que je vais, mais au 83, rue de Rivoli. C’est là qu’est la permanence de la CGT. Je suis membre du comité d’entreprise du grand magasin. Avec les autres syndicalistes, nous nous relayons pour accueillir et soutenir les employés, entretenir la flamme de la lutte. Huit jours avant chaque rendez-vous de mobilisation, nous envoyons un courrier au personnel pour l’alerter. Nous avons actuellement un fichier de 400 salariés, sur les 1 350, avec qui nous correspondons régulièrement. À chaque action menée, de nouvelles personnes se manifestent et nous leur demandons d’inscrire leurs nom et adresse afin de les intégrer au fichier. Notre intérêt est évidemment de faire toujours parler de nous et d’éviter que le mouvement s’essouffle. Nous avons également réalisé un questionnaire qui doit nous aider à répondre au mieux aux attentes des employés de la Samar. »
« Une dizaine d’employés ont été placés au BHV, un autre grand magasin de la capitale. Je passe les voir régulièrement. Ça leur fait plaisir, ça leur montre que nous sommes là pour eux et qu’on les soutient. Parce qu’à la fin de l’été, ils ne savent pas trop ce qu’ils vont devenir. Ils remplacent des employés du BHV qui sont, eux, partis en vacances. La plupart sont démonstrateurs. Les négociations avec la direction de la Samaritaine ont prévu de les rémunérer jusqu’à la fin de l’année, mais après ? Certains n’ont plus du tout le moral. Le plus dur, c’est pour ceux qui n’ont qu’un salaire avec enfant. Une de mes collègues est venue, il n’y a pas très longtemps, pour demander un acompte. Le 15 du mois, elle n’avait déjà plus de quoi se payer un sandwich. Payée au SMIC avec 600 euros de loyer et une fille à charge, je vous laisse imaginer ! »
« Le 9 juin, on a appris que le magasin allait fermer. C’est Madeleine Charton (déléguée syndicale CGT, lire « l’invitée de la semaine » dans l’Huma entre le 25 et le 29 juillet derniers, -NDLR) qui est passée me le dire. Au début, je n’y ai pas cru. « Viens, viens, on fait le tour du magasin avec le mégaphone pour avertir tout le monde et inviter à un rassemblement au bas de l’escalier roulant », m’a-t-elle dit. La plupart des salariés nous regardaient, ahuris. Certains ont cru qu’on avait pété les plombs. On se doutait tous qu’il y avait un mauvais coup sur le feu, mais pas comme ça, si rapide, si complet, si brutal... Avant le 9 juin, la direction n’avait rien laissé filtrer : les autorités préfectorales l’avaient pourtant alertée, mais la direction s’est bien gardée de nous le dire. Pour le groupe LVMH, c’est moins piteux de fermer pour des raisons de sécurité que pour des raisons économiques. Depuis notre rachat par le groupe de luxe, le chiffre d’affaires de la Samar a baissé de 40 %, une centaine de salariés ont été licenciés chaque année sans vague. Le groupe LVMH procède de cette manière dans toutes les entreprises qu’il rachète. »
« Quand LVMH a pris le contrôle, le groupe a voulu tout changer : à mort la clientèle populaire, vive les clients super riches, le luxe et les grandes marques ! Nos habitués étaient perdus, on les a perdus. Le coup de la fermeture du rayon bricolage, en 2001, est emblématique de cette conception de la Samar qui a fait dégringoler le chiffre d’affaires. « Tant de mètres carrés, tant de bénéfices », c’était la nouvelle règle : on voulait les bobos, les habitués du Marais, mais ils ne sont jamais venus. Et au bout du compte, les employés de la Samar n’avaient même plus les moyens d’acheter à la Samar. Quel fiasco ! »
« Entre le 9 et le 15 juin, nous nous sommes démenés comme des diables : rassemblements, contacts avec la Mairie de Paris et la préfecture... Il fallait que le magasin reste ouvert pour sauver un maximum d’emplois. On devait parler de nous dans les médias. Un de ces jours-là, tous les journalistes étaient rassemblés sur le trottoir, côté quai de Seine, mais la direction ne voulait pas nous laisser sortir. Il a fallu faire le forcing pour pouvoir passer les portes. Le deuxième jour de la mobilisation, on a réussi à faire entrer la presse. La direction s’y opposait, mais on a trouvé ce slogan choc : « Libérez la presse, libérez la presse ! » Et les journalistes sont rentrés... Je me souviens, il y avait du flottement dans l’air, un long moment d’hésitation : une écrasante majorité de salariés ne croyait pas à la fermeture. « Ce n’est pas possible que LVMH nous enterre », témoignait un collègue. Pour beaucoup de nos copains, les syndicats exagéraient. »
« La Samar, c’est quand même vingt-neuf ans de ma vie. Je pensais y finir ma carrière. Il ne pouvait pas en être autrement. Puis cela représente des relations, des liens, une ambiance particulière avec les collègues, avec les clients. Si je dois travailler ailleurs, je ne retrouverai jamais, j’en suis sûr, cette atmosphère-là. Les nouveaux venus parmi les salariés, ceux qui venaient des Galeries ou du Printemps, se sentaient perdus en arrivant : il y avait comme un esprit de famille. Quand l’un d’entre nous n’avait pas le moral, il n’avait pas besoin de le dire. On se connaissait tellement bien, on le voyait rien qu’à son visage. J’ai longtemps négligé l’aspect revenu du boulot - 1 200 euros par mois - parce que l’ambiance, surtout entre 1986 et 2000, suffisait à me combler. Bien sûr qu’on avait quand même des envies d’augmentation ! Mais comme on s’entendait bien avec notre supérieur hiérarchique, on ne voulait pas que ça retombe sur lui ! Il y avait ce même esprit de famille avec les clients... Beaucoup passaient juste pour nous dire bonjour, sans rien avoir à acheter. Moi, depuis quinze ans, j’entretiens une correspondance avec une dame qui habite New York. Et ça continue même avec ce qui nous est tombé sur la tête : il y a quelques jours, un de mes clients réguliers est venu m’apporter un petit mot de soutien. »
« J’ai débarqué à Paris à vingt-quatre ans. J’ai commencé à travailler pour le Printemps puis pour les Galeries Lafayette où je tenais le stand Pierre Cardin. La marque a par la suite ouvert un stand à la Samaritaine en 1979, c’est comme ça que mon aventure comme démonstrateur a commencé. J’ai pris en charge le stand puis, de 1981 à 1982, je me suis occupé d’une autre marque, Mc Grégor. Le poste était un mi-temps. J’avais besoin de travailler à plein-temps, la direction m’a donc placé au service des caisses en 1983, puis en 1986 au service clientèle. J’étais devenu salarié de la Samar. »
« Les "mesures sociales", comme on dit, commencent le 2 septembre. Chaque employé sera reçu individuellement, nous avons invité tout le monde à être vigilant et à ne rien signer. Pour le moment, à la permanence, nous recevons essentiellement des démonstrateurs. Normal quand on sait qu’ils sont jusqu’ici exclus du plan de reclassement... Nous allons tout faire pour qu’ils y soient intégrés. Avec la fermeture, les démonstrateurs ont pu perdre jusqu’à 800 euros de leur salaire mensuel ; comme ils ne travaillent pas, ils ne reçoivent plus que leur très maigre fixe. Pour chacun d’entre eux, il faut négocier une compensation de salaire. »
« Et maintenant ? J’attends de voir. En tant que délégué syndical, je pense que ce sera un peu plus long pour moi. Je vais voir les reclassements qu’on me propose. Mais bon, à cinquante-trois ans, ça ne promet pas d’être rose, c’est vrai que ça ne me fait pas rire... Pendant des années, les syndicalistes leur ont mis des bâtons dans les roues ; je me demande ce que la direction nous réserve aujourd’hui. On ne se laissera pas avoir. À mon avis, la direction va tenter de nous émietter, de nous envoyer dans des sociétés différentes, de nous isoler. Il faudra être solide pour résister. Je veux rester sur Paris, je ne vais pas repartir à zéro dans une autre région. À cinquante-trois ans, c’est impossible de tout quitter. Cela fait plus de trente ans que j’habite ici. Ma vie est là. C’est vrai que les perspectives d’avenir sont un peu bouchées pour moi. Vous connaissez beaucoup de boîtes qui acceptent d’engager des salariés de plus cinquante ans ? Ce que je crains aussi, c’est d’être reclassé dans des magasins où les conditions de travail sont tellement insupportables que l’on se pousse dehors tout seul. Dans d’autres chaînes du groupe LVMH, les conditions de travail sont tellement déplorables que les gens prennent la porte, sourire aux lèvres, soulagés... Comme syndicaliste, ce serait certes motivant, mais je ne suis pas sûr de vouloir de ça, aujourd’hui ! L’avenir est un peu flou, pour l’instant, je ne le vois pas très bien. »
« La lutte continue de s’organiser. En septembre, nous comptons mettre en place une plate-forme pour les démonstrateurs et pour les salariés des sous-traitants, afin de les recevoir et les aider à trouver un autre emploi. Dans la société qui s’occupait des livraisons des meubles de la Samar, la fermeture du grand magasin a provoqué une baisse de 45 % du chiffre d’affaires et une vingtaine de salariés sont sur la sellette. Lors des prochaines négociations, nous allons exiger des moyens plus importants : de nouveaux locaux toujours au sein du magasin, un accès Internet, des téléphones portables... Surtout, nous espérons contraindre la direction du groupe LVMH à se déplacer lors des négociations. Cela les concerne tout de même ! Ils sont coupables et responsables de la fermeture de la Samar. »
http://www.humanite.presse.fr/journal/2005-08-19/2005-08-19-812339