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Vers une révolte individuelle plutôt qu’un engagement...

Publie le mardi 5 août 2003 par Open-Publishing

http://www.liberation.fr/page.php?Article=128353

Vers une révolte individuelle plutôt qu’un engagement révolutionnaire. Les
nouvelles radicalités politiques

Par André GATTOLIN, directeur des études à « Libération ».

vendredi 01 août 2003

En ces temps d’apparente radicalisation, les Français sont, en fait, deux
fois moins nombreux qu’à la fin des années 70 à affirmer qu’il faut changer
radicalement la société. es derniers mois le mot radicalité est devenu
systématique pour qualifier tout propos ou comportement témoignant d’une
forme plus ou moins abrupte de refus à l’égard des institutions ou du
système de valeurs dominant. On a bien du mal à peser sa réalité et sa
prégnance dans l’opinion publique. Les statistiques soulignent une montée
des pratiques déviantes et des incivilités, les enquêtes d’opinion
soulignent une défiance - certes diffuse mais croissante - à l’égard des
pouvoirs institués et de la représentation politique. Mais peu de chose dans
la production sociologique permet de prendre la mesure actuelle du
phénomène. Sans doute parce que le terme de radicalité reste assez indéfini
et vient qualifier des postures extrêmement variées, depuis une position
dissonante à l’intérieur du débat politique jusqu’à des pratiques
ultraviolentes émanant de groupuscules politiques ou religieux à visées
révolutionnaires.

A défaut de disposer de critères indiscutables pour désigner ce qui relève
ou non de la « radicalité politique », une série de faits récents témoigne de
la montée bien réelle de pratiques qu’on peut, à défaut, appeler « non
conventionnelles ». Ce type de situation n’est pas sans précédent en France.
A chaque fois, l’émergence de phases de discours ou de pratiques hors des
cadres politiques traditionnels a correspondu à des moments, comme
aujourd’hui, où la droite était au pouvoir et où les forces traditionnelles
de la gauche avaient du mal à canaliser les frustrations sociales et
politiques d’une partie de la société et à se poser en véritable alternative
politique.

Mais le contexte qui sert aujourd’hui de terreau à ces formes nouvelles de
pratiques politiques a des caractéristiques propres qui en font autre chose
qu’une énième répétition de l’histoire, analysable au travers d’une grille
de lecture immuable. En moins de deux décennies, le monde est entré dans un
processus accéléré de globalisation avec, pour chaque citoyen, des
conséquences économiques, culturelles, mais aussi idéologiques extrêmement
perceptibles. Un nouvel ordre mondial s’est mis en place : fin d’un monde
bipolaire avec l’intégration économique et diplomatique des anciens pays du
bloc communiste, obsolescence du cadre de l’Etat-nation, rétrécissement des
marges de l’action gouvernementale désormais sous tutelle étroite d’un
système marchand universel et enfin incapacité flagrante des dirigeants
politiques à bâtir un système de régulation démocratique à l’échelle
planétaire. Un environnement qui attise à l’extrême la crise des identités,
qui bâtit l’image d’un champ politique dilué et dévalué, où les centres
effectifs de décision apparaissent de plus en plus occultes et
incontrôlables aux yeux des citoyens.

Identités menacées et sentiment d’impuissance des individus sur le terrain
de l’action politique traditionnelle sont les deux fondements de toute forme
de résurgence radicale dans une société. Il n’est donc pas étonnant que le
premier domaine où les nouvelles radicalités ont émergé ces dernières années
ait été relatif à la critique de la mondialisation économique et financière
plutôt qu’à la sphère traditionnelle de la revendication sociale à l’échelle
nationale.

Le contexte politique spécifique à la France de ces dernières années a
renforcé cette situation. La succession de trois périodes de cohabitation a
abouti, de fait, à une cogestion politique du pays, signant la fin d’une
dialectique forte entre la gauche et la droite, ainsi qu’à l’émergence d’une
pensée unique chez les élites dirigeantes. Cette pacification du champ
politique entre majorité et opposition s’est faite au prix d’une
dévalorisation des enjeux électoraux et d’une distanciation accrue des
citoyens à l’égard de la représentation politique. Le premier tour de
l’élection présidentielle de 2002 en a été la traduction dramatique, avec
une abstention et un vote protestataire atteignant des niveaux historiques
et une performance incroyablement faible des deux représentants de
l’exécutif sortant.

Depuis l’échec du Parti socialiste et de ses alliés, les tenants de la
création d’un « pôle de radicalité » à gauche se sont réveillés. Si leur poids
électoral potentiel est plus qu’incertain, leur résonance dans les débats
est grande, jusqu’au coeur même du Parti socialiste. Car depuis le 21 avril
au soir, la rue et ses cortèges sont redevenus des acteurs importants de la
vie politique française. Aux massives mobilisations anti-Le Pen ont succédé
assez rapidement les manifestations contre la guerre en Irak, contre la
réforme des retraites, contre la modification du statut des intermittents.
Si jusqu’ici elles ne sont guère parvenues à leurs fins (faire reculer
l’administration américaine, le gouvernement français ou le Medef), leur
nombre et leur intensité n’en ont pas moins été impressionnants. Soulignant
au passage les difficultés des forces politiques et syndicales classiques à
accompagner et à contrôler ces mouvements protestataires. Les phénomènes de
violence ou d’actions illégales deviennent plus fréquents et sont souvent le
fait de personnes ou de groupes mal identifiés. Des formes soudaines
d’implications radicales qui traduisent un sentiment individuel de révolte
face à une menace personnelle plutôt qu’un engagement révolutionnaire
classique encadré par une vision globale et un projet politique bien défini.

Car il faut admettre qu’il est bien difficile de trouver une cohérence
politique et idéologique à toutes ces formes de contestation. Elles n’ont en
commun que leur caractère purement défensif face à des décisions politiques
très spécifiques. Au-delà d’un discours commun à tonalité très marxisante
dénonçant l’ultralibéralisme, on voit de plus en plus se propager des idées
et des formes d’actions qui relèvent plutôt de la culture libertaire,
spontanéiste ou situationniste. Plus qu’une véritable doctrine alternative,
c’est donc une sorte de nébuleuse rebelle, hétérogène et encore incertaine,
qui se fait jour. Une nébuleuse sans doute plus insaisissable et moins
appréhensible par les grilles classiques d’analyse que ne l’était en son
temps la nébuleuse contestatrice de mai 1968.

S’attacher à comprendre ce qui est à l’oeuvre derrière ces formes actuelles
de radicalité est décidément une tâche délicate. A défaut de pouvoir
élaborer un schéma explicatif global, il semble essentiel d’essayer de bien
saisir leurs origines et leurs confins. On les entrevoit peut-être dans
l’évolution des rapports de l’individu à la société et dans l’appréhension
par chacun de ses droits personnels et de ses responsabilités collectives.
Si on a beaucoup glosé ces dernières années sur la fin des classes sociales,
le dépérissement du politique et l’irrésistible ascension de
l’individualisme, il n’en reste pas moins que les attentes des citoyens à
l’égard de l’Etat et plus généralement de la société demeurent extrêmement
fortes. La relation entre l’individu et le collectif s’est profondément
transformée, avec à la clé une équation quasi insoluble : une demande
concomitante de collectivisation des risques et d’individualisation des
chances. Un paradoxe qu’on retrouve dans de nombreuses enquêtes d’opinion
sur l’attitude des Français à l’égard de la société. Nous sommes de plus en
plus nombreux à dénoncer les injustices et les vicissitudes de la société, à
nous inquiéter de la globalisation, mais nous exprimons également de plus en
plus notre adhésion aux grandes valeurs attachées au système dans lequel
nous vivons (l’économie de marché, la réussite individuelle...) En ces temps
d’apparente radicalisation, les Français sont, en fait, deux fois moins
nombreux qu’à la fin des années 70 à affirmer qu’il faut s’engager dans
l’action révolutionnaire et changer radicalement la société. Chez beaucoup
de citoyens, on constate de plus en plus une étrange cohabitation entre
légitimisme et radicalisme. Légitimisme de principe à l’égard de grands
fondements de notre société et radicalisme de posture face à des injustices
ou des dysfonctionnements devenus trop insupportables. Les termes de cette
cohabitation ne sont pas fixés dans le marbre : au fil des événements, des
changements du contexte politique et social ou des parcours personnels, rien
n’interdit de penser que certaines personnes puissent basculer dans un
radicalisme plus affirmé ou, au contraire, rallier pleinement le camp des
légitimistes à l’égard du système actuel.

Les responsables politiques actuels auraient tort de ne pas se soucier des
signes avant-coureurs de cette néoradicalité qui se développent. Car l’idée
qui voudrait que la démocratie stabilisée et installée s’impose à tous comme
l’horizon indépassable de toute société est loin d’être définitivement
acquise.