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Territoire et dé-territoire : à l’intérieur et à l’extérieur du FSE 2004, les nouvelles subjectivité

Publie le dimanche 28 novembre 2004 par Open-Publishing

De Rodrigo Nunes

1 - Entre Paris et Londres

Le chemin qui a conduit du FSE de Paris en novembre 2003 à l’édition 2004 du FSE à Londres fut bien moins direct qu’une simple traversée de la Manche ; il est passé par bien d’autres endroits, fut bien plus accidenté, et suscite des questions majeures sur la situation actuelle des mouvements européens dans leur processus de territorialisation et reterritorialisation.

La proposition d’organiser le prochain FSE à Londres fut présentée à Paris, pendant sa deuxième édition, à partir d’un accord entre le Socialist Worker’s Party (SWP) et la mairie de Londres (GLA). Elle fut débattue et approuvée lors d’une discussion fermée, du type de celles qui abondent en divers endroits des Forums Sociaux - telles les réunions qui préparent l’agenda des Assemblées des mouvements sociaux. La décision de proposer Londres n’a jamais été débattue parmi les mouvements anglais : en réalité, le GLA (et le groupe qui le contrôle, une minuscule tendance du Labour Party dénommée Socialist Action, principalement composée des conseillers du maire Ken Livingstone) ne manifestera jamais le moindre intérêt pour le processus, tandis que le SWP, à travers ses diverses organisations de façade (Globalise Resistance, Stop the War Coalition, Project K etc.), bien qu’actif dans le FSM et le FSE, s’est systématiquement employé à tenter d’empêcher le processus spontané de création de Forums Sociaux Locaux dans des villes telles que Londres, Manchester, Leeds et Cardiff. La participation du GLA était une exigence de certains acteurs-clés du processus européen, tel Attac France, pour garantir que l’événement ait une viabilité financière. Quand, en décembre 2003, le débat sur l’organisation du Forum commença à Londres, ce fut une surprise pour la majorité des groupes participants.

A partir de là, le processus ne pouvait se dérouler que de la pire façon. Dans un premier temps, parce que le SWP et le GLA posèrent comme fondamentalement antithétique la participation des « organisations sérieuses » - c’est à dire les syndicats, qui malgré des discours rageurs, continuent à appuyer le gouvernement Blair - et celle des réseaux et groupes organisés de manière ad hoc et horizontale, sans hiérarchies administratives ni centres de décision. Toute la force du mouvement britannique qui s’est exprimé depuis le milieu des années 90 s’est ainsi vue continûment niée, en faveur d’un pragmatisme politique provincial concerné uniquement par les priorités politiques des deux principaux groupes impliqués. Ce problème fut porté à la connaissance des autres acteurs du continent (Cobas en Italie, Transnational Institute en Belgique, les différents groupes nationaux d’Attac, le Forum Social Grec, etc.). L’Assemblée préparatoire Européenne organisée en février 2004 à Londres produisit donc un document exigeant une certaine forme de collaboration entre les « verticaux » - SWP, Socialist Action et syndicats - et les « horizontaux » - tous les autres.

Une chose rendrait pourtant cette collaboration structurellement impossible : le « secret de polichinelle » qui plane sur l’organisation de tous les Forums, à savoir la participation masquée des partis politiques. Les groupes hégémoniques en Angleterre se sont refusés à identifier le problème comme une tension entre partis et mouvements, parce qu’ils se sont refusés à se reconnaître comme partis. Ceci est apparu d’une manière scandaleusement claire dans le soi-disant processus de « mobilisation » en Angleterre : des réunions « sectorielles » non-publicisées ont été organisées dans différents secteurs (mouvements noirs, musulmans, de femmes, etc.) presque toujours dans les locaux du GLA, et presque toujours en n’incluant que des groupes dont les dirigeants étaient liés au SWP ou à Socialist Action. Ainsi, les « horizontaux » ont continué à dénoncer le manque de transparence, les’verticaux’ont continué à faire semblant que ce n’était pas de leur fait, et les « européens », bien qu’appuyant activement les « horizontaux », étaient confrontés à deux limites évidentes dans leurs interventions : ils ne souhaitaient pas courir le risque qu’il n’y ait pas de Forum (menace constante du GLA et des syndicats, disant que si telle ou telle chose n’était pas comme ils le souhaitaient, ils retireraient leur appui financier), et ils ne pouvaient pas aborder le problème de fond de la participation des partis politiques, puisque c’était un sujet inconfortable pour une partie d’entre eux. L’idée d’une’exception anglaise’fut ainsi consacrée - celle que le processus du FSE 2004 était anormal mais qu’il fallait le conduire à son terme et en tirer les leçons à la fin.

Et de fait, ce fut bien un processus anormal : le niveau de manque de transparence politique et financière, l’incompétence administrative (pour résoudre des problèmes basiques comme le logement et les visas, ou encore le site web officiel qui, outre qu’il était peu interactif et qu’il est resté longtemps inopérant, était hébergé sur le serveur du GLA), et même la brutalité (dans l’intimidation et « l’expulsion » de groupes et d’individus, ainsi que dans la façon de traiter les « européens ») aboutirent à ce que, peu avant l’Assemblée Préparatoire de juin à Berlin, les groupes italiens et français en arrivent à circuler publiquement l’idée de se retirer du processus. Le climat qui en résulta, évidemment très hostile aux « verticaux », permit aux « horizontaux » d’obtenir une victoire à Berlin : tous les espaces organisés de façon autonome pendant la période de réalisation du FSE pourraient, s’ils en faisaient la demande, figurer au programme officiel.

Au cours des derniers mois, cependant, la situation a encore empiré : il y eut deux tentatives de coups de force dans le processus de sélection des intervenants des plénières officielles (le premier ayant amené plusieurs ONGs britanniques à menacer de se retirer du processus), les deux « organes » du processus d’organisation en Angleterre - le Comité d’Organisation et le Comité de Coordination - furent complètement laissés de côté par le GLA, et toutes les décisions administratives importantes étaient désormais prises lors de réunions fermées réunissant les conseillers du maire. La définition des plénières, fruit de complexes négociations entre « verticaux » et « européens », a clairement révélé les intentions des deux groupes hégémoniques : le SWP a voulu utiliser jusqu’à plus soif le thème de la guerre et du Moyen-Orient pour revigorer sa coalition « Stop the War » et étendre la base de son nouveau « parti de façade » : Respect Coalition, qui était lui-même déjà une tentative pour capitaliser le mouvement anti-guerre ; Ken Livingstone a vu dans le FSE une plate-forme pour appliquer une nouvelle couche de vernis « rouge » à un gouvernement par ailleurs intégralement libéral, en insistant sur son image de constructeur d’un Londres multiculturel (tant Livingstone que son conseiller aux questions raciales, Lee Jasper, furent indiqués pour intervenir dans la plénière sur la lutte contre le racisme !). Globalement, le programme a reflété le provincialisme du processus, et des thèmes comme l’opposition à la Constitution Européenne - qui, soit dit en passant, est appuyée par les syndicats anglais - sont restés au second plan.
2 - Territoire officiel : Alexandra Palace

Dans la périphérie de Londres, se trouve un lieu habituellement utilisé pour des événements musicaux : Alexandra Palace, où s’est tenue la grande majorité de la programmation officielle. Un grand pavillon avec à peine quelques rideaux pour séparer les espaces, l’effet acoustique produit était à l’image du processus : une grande confusion de voix en écho. Outre qu’il offrait bien moins de plénières, séminaires et intervenants intéressants que lors des années précédentes, l’espace dans son ensemble témoignait des erreurs survenues tout au long du processus d’organisation. Les plénières vaguement consacrées au « tiers-monde » étaient situées dans un coin peu visible ; la nourriture était intégralement offerte par des services de restauration et les emballages plastiques et marques des multinationales étaient visibles de tous côtés ; l’espace médias était minuscule et mal équipé, tandis que sur les stands, les divers ONGs, syndicats et partis distribuaient des centaines de brochures et papiers, qui atterrissaient le plus souvent par terre, dans tous les coins du bâtiment.

Si des efforts avaient été faits pour inclure les composantes les plus créatives et les plus productives des mouvements européens, les choses auraient évidemment pu être différentes : des volontaires d’Indymedia auraient pu développer des centres plus efficaces et avec des ordinateurs utilisant des logiciels libres ; l’économie solidaire et les diverses « cuisines activistes », reléguées dans les espaces autonomes, auraient pu fournir les repas ; les exemples sont nombreux. Au final, le seul service bénévole du mouvement’utilisé à l’occasion de ce forum a été la traduction fournie par Babels ; cependant même la relation entre Babels et le comité d’organisation s’est révélée difficile, au point que Babels a menacé de se retirer une semaine avant l’événement en raison de l’absence de solutions apportées à des questions comme l’accès au site web ou comme le transport et le logement des bénévoles.

Non, décidément, ce n’était pas en ce lieu, où la programmation était presque homogène (d’un point de vue politique) et vide ou timide en matière de propositions, qu’était l’action ; le processus d’organisation avait réussi à éliminer tout conflit en passant sur tout l’événement le vernis du consensus forcé. Le format des grandes plénières, avec leurs « experts » parlant depuis la scène, y montra également ses limites. Alexandra Palace est une couche géologique morte.
3 - Dé-territoires : les espaces autonomes

L’expulsion du conflit de l’intérieur aboutit à sa multiplication et sa concentration dans son environnement immédiat : Londres connut non pas un, mais plusieurs espaces alternatifs, qui ont presque constitué un Forum à part. La prolifération des espaces fut pour partie le résultat de l’absence d’espaces publics dans la ville ; il est ainsi sans surprise que deux de ces événements (le Forum de la Théorie Radicale et le Laboratoire de l’imagination insurrectionnelle) aient eu lieu dans des centres sociaux squattés. Telle fut également la solution « autonome » au problème d’hébergement, problème auquel le comité d’organisation du FSE n’avait toujours pas trouvé de solution une semaine avant le Forum, jusqu’à ce que le maire décide de louer l’immense et inutile Dôme du Millénaire, et de le mettre à disposition de toutes celles et tous ceux qui paieraient 10£ (à ajouter aux 30£ de frais d’inscription pour l’événement officiel).

Il est intéressant de noter que le FSE de cette année a connu l’opposition la plus « desidéologisée » jusqu’à ce jour : même dans la conférence de l’Action Globale des Peuples - un réseau anticapitaliste dont l’existence est bien antérieure au processus du Forum et qui se montre extrêmement critique à son égard - il y avait un grand nombre de groupes qui se montraient disposés à participer « avec un pied à l’intérieur et un pied à l’extérieur. » Il s’agissait avant tout d’occuper l’espace et de se faire entendre. Que cela finisse comme cela a fini fut beaucoup moins la conséquence d’une’opposition de principes et bien plutôt des circonstances spécifiques du processus anglais, et du fait que l’Angleterre connaît, sous différents aspects, un Etat policier déguisé : l’espace Beyond the ESF [1], le plus grand des espaces autonomes, a été sous surveillance permanente, survolé par des hélicoptères et avec des policiers postés en face de l’entrée pour prendre des photos et contrôler les flux de participants.

Les tensions accumulées tout au long du processus d’organisation ont fait surface le samedi, lorsqu’un groupe d’environ 300 personnes a occupé la plénière à laquelle Ken Livingstone et Lee Jasper étaient supposés intervenir (le premier, peut-être alerté par la police, avait annulé sa participation à la dernière minute). Cette action était organisée par des groupes comme Wombles, le Réseau Anticapitaliste Nord-Européen, la Xarxa de Mobilitzacio Global et le Réseau Intergalactique, et appuyée par Indymedia UK et Babels. Elle s’est emparée de l’estrade pendant près d’une demi-heure, a déployé une banderole où il était écrit « Un autre monde est à vendre », a critiqué le contrôle exercé par le GLA sur l’événement et a fait la lecture des manifestes de Babels et d’Indymedia UK (ce dernier portant sur la saisie de ses serveurs sur ordre du FBI).

Le jour suivant, la surveillance s’accrut et une vingtaine de personnes furent suivies sur tout le parcours entre l’espace Beyond the ESF et le centre de Londres, où les différentes composantes du Bloc Anticapitaliste devaient se rejoindre pour participer à la marche de clôture. Elles furent encerclées par la police à la station King’s Cross, et quatre d’entre elles (deux italiens, un anglais et un grec) furent arrêtées. Lors de la cérémonie de clôture à Trafalgar Square, un groupe - irrité de ce que cette cérémonie, qui avait été voulue par l’Assemblée préparatoire de Bruxelles comme un événement strictement culturel, avait été transformée en un défilé de leaders politiques du SWP, de Respect et de Stop the War Coalition - essaya de négocier de pouvoir monter sur scène pour dénoncer les « détentions préventives. » Les bénévoles de Stop the War Coalition (à qui la marche avait été « sous-traitée »), et malgré la médiation d’« européens » comme Piero Bernocchi des Cobas, appelèrent la police qui arrêta deux autres militants.

Il est inutile de souligner que le recours à la police par l’organisation du FSE contre des participants est un précédent terrible ; mais une évaluation qui se concentrerait trop sur ce point perdrait de vue l’élément principal de ces journées : le fait que les espaces autonomes furent, avant tout, extrêmement productifs. Qu’il s’agisse des discussions sur les moyens de développer une « recherche militante » et une « militance de recherche » dans le Forum de la Théorie Radicale, des excellents débats sur la précarité et la migration à l’espace Beyond the ESF, de l’analyse du concept de « commons » (biens communs) dans l’espace Life Despite Capitalism (La vie en dépit du capitalisme), ou de la recherche créative et joyeuse de nouvelles formes d’organisation au Laboratoire de l’imagination insurrectionnelle, il y a eu un vrai sentiment de convergence, de formation de consensus et de création de subjectivités. Ce fut une opposition moins « idéologisée » non parce qu’elle manquait d’idées et de propositions mais parce qu’elle évitait les manichéismes et s’appuyait sur les composantes les moins réactives et les plus productives des nouveaux mouvements européens.
4 - Les nouveaux mouvements européens entre dé-territorialisation et re-territorialisation

Une bon nombre des forces politiques actives dans le processus des forums sociaux sont la stratification de moments de dé-territorialisation dans les années soixante et soixante-dix : par exemple, mai 68 et le mouvement anti-guerre. Il est symptomatique que les deux groupes britanniques hégémoniques ne les aient jamais rencontrés dans leurs trajectoires. La troisième édition du FSE s’est trouvée avec des mouvements qui ont émergé dans la seconde moitié des années quatre-vingt-dix à un carrefour qui ouvre de nouvelles possibilités et appelle à dépasser ce moment.

D’un côté, il y a les groupes qui demeurent attachés à une identité constituée à cette période : les temps héroïques de Global Days of Action, les manifestations de protestation de masse contre les institutions internationales, jusqu’à l’impasse de la menace de violence suspendue dans l’air depuis Gênes. Ces groupes vivent une tension entre la fermeture de la sphère publique et une criminalisation progressive qui tend à les déligitimer, entre la difficulté de s’ouvrir à quelque type de dialogue que ce soit avec la société et les dangers d’une escalade de la violence. Si cette période a été d’une grande importance pour la création d’une nouvelle praxis, d’une nouvelle génération politique, les transformations dans le contexte politique et la mutation vers une période de guerre globale permanente posent des questions auxquelles il faut trouver des réponses - en n’y répondant pas, on encourt le risque de l’isolement, de la fragmentation, celui de devenir une sous-culture. La condition de la survie de cette praxis aujourd’hui est de trouver les moyens de la dépasser.

Le Laboratory of Insurrectionary Imagination en particulier a exploré des tactiques et des approches intéressantes en matière d’action directe. Par exemple, la tentative (déjouée par la police) d’organiser une fête pour la gratuité des transports publics dans le métro - où Yomango était « responsable » du repas et des boissons pendant que Planka faisait part de son expérience dans la coordination de la lutte des migrants et des chômeurs contre la privatisation des transports publics en Suède. L’intérêt ici n’était pas dans l’impact médiatique spectaculaire, mais dans le contact direct avec les usagers de l’un des systèmes de transport public les plus chers du monde. Autre idée intéressante : la Clandestine Insurgent Rebel Clown Army (Armée de clowns clandestine insurgée et rebelle) dont l’atelier à Beyond the ESF faisait salle comble : volontairement souple, ce peut être une alternative pour de grandes manifestations, de petites actions directes et du théâtre populaire et pédagogique. L’éducation populaire est, en fait, l’une des étapes de la préparation à la réunion du G8 2005 en Ecosse portée par le réseau Dissent tout au long de leur tournée.

Cet intérêt renouvelé pour l’éducation populaire manifeste le besoin d’aller au-delà des succès de la période de Global Days of Action - éveillant les consciences, exprimant une pensée alternative ignorée par le discours hégémonique, lesquels, comme « représentations » de « la lutte », tombent aisément dans la catégorie de la « propagande par l’action. » Il peut peut-être s’interpréter comme une tentative de dépasser l’identité confortable de la « culture militante », avec tous ses risques d’auto-référencement (Il faut noter que les espaces autonomes étaient constitués d’une majorité de jeunes, blancs et d’un niveau d’études universitaire).

L’une des critiques réitérées (pendant un certain temps au sein du soi-disant « Global South », plus récemment dans le « Nord ») est qu’en dépit des principes d’horizontalité et du refus de la représentation, la période des grandes manifestations a vu un retour de la politique représentative : celles-ci ont eu lieu dans le « Nord », parmi la majorité jeune et blanche qui proclamait « la résistance est partout », mais qui, à la fin de la journée, devait se confronter à des problèmes qui ne concernaient pas vraiment leurs protagonistes. Ceci est, d’un côté, une vue d’ensemble des spécificités du contexte européen - les squatts et les centres sociaux, par exemple, ne sont pas des revendications de « jeunes crétins blancs gâtés » mais le combat d’une jeunesse qui s’est trouvée précarisée par les transformations structurelles dûes au capitalisme et aux réformes sociales. Un combat qui, du moins potentiellement, rejoint celui des migrants, des sans-papiers et des chômeurs. D’un autre côté, il y a quelque chose de vrai dans cette critique : ces manifestations semblaient toujours concerner des luttes menées ailleurs, où la face noire du capital était immédiatement visible, et l’on a manqué d’une définition claire des lignes de conflit at home. La résistance au capital est bien sûr partout, y compris au coeur même de ses zones d’action (et on ne répétera jamais assez que la dynamique centre-périphérie est répétée comme une fractale tout autour du globe, même dans ces zones considérées comme périphériques) ; l’une des particularités de cette période, cependant, est constituée par les processus d’organisation des groupes de base comme en Asie et en Amérique latine, dans lesquels des structures comme le PGA European Support Group, pour des raisons matérielles évidentes, ont joué un rôle important dans l’établissement de liens, l’ouverture de discussions et la recherche de fonds.

Une troisième tendance, cependant, s’attaque précisément à la question de la « lutte chez soi » et commence à se concentrer sur les thèmes spécifiques au contexte européen. On peut le voir, par exemple, parmi les groupes qui se mobilisent contre la Constitution européenne. D’autres luttes très présentes, à la fois globales mais ancrées dans le local, étaient celles qui tournaient autour de la question du copyleft et de la propriété intellectuelle, questions qui, contrairement à ce que certains pensent, ne concernent pas seulement les développeurs de logiciels mais quiconque est confronté à la tendance immanente du savoir à devenir un bien commun via ses nouvelles formes de production. Ces questions sont donc d’une importance évidente dans toute discussion sur le futur de la connaissance - de l’université à l’industrie pharmaceutique - et au travail lui-même.

Mais ce fut un autre processus de (re)création soulignant une tendance à la re-territorialisation spatiale et politique qui retint l’attention durant ce FSE. Il s’agit très clairement de drainer des conceptions rendues diffuses et morcelées par les transformations de ces dernières années pour leur redonner une perspective de classe. Tandis que le concept de « multitude » était trop abstrait pour quelque usage politique immédiat, ce que nous avons vu cette année a été la montée de la notion de « précariat » : précisément la nouvelle « classe » créée par le régime d’accumulation flexible, les « flexibles », les travailleurs « flexploités » [2] du monde. Sans travail fixe, sans protection sociale, le précariat est la contradiction anormale à l’intérieur de la tendance historique du capitalisme vers la réduction de la journée de travail : ils travaillent plus pour moins. Ce concept rend possible une analyse transversale de la société contemporaine, en ce sens que la condition de précarité s’étend à des questions comme le logement et le statut légal, par exemple, et inclut donc des luttes telles que celles des sans papier et des migrants, qui étaient également très présentes dans les espaces autonomes.

On peut affirmer sans exagération que ce débat a été l’une des réussites du FSE. Il en est résulté un appel aux organisations européennes pour une marche du précariat en 2005 à l’image de celles de Milan et Barcelone cette année. Mais quelques problèmes demeurent : par exemple, l’absence de théorisation des différences évidentes entre le travail précaire manuel et le travail précaire immatériel ; ou encore, la question de savoir comment cette nouvelle identité du mouvement européen se relie à d’autres luttes ailleurs (ce qui est un problème central pour une réelle résistance « globale » qui aille au-delà de la simple « solidarité internationale »). Il reste également à voir quels chemins cette transformation peut prendre - de nombreuses possibilités sont ouvertes, incluant un néo-syndicalisme. Une chose est certaine : l’intensité du débat et de l’attention des participants ne signifie pas en soi la garantie de l’existence, ou de la création, de ce nouveau paradigme ; il faut noter que quelques-uns des groupes qui ont digné la « Middlesex Declaration » ont eu peu de contact, et a fortiori n’ont produit aucun travail sur le sujet ; en conséquence, pour ceux qui ont quitté Londres en célébrant la victoire de leur position, la leçon de Bologne 77 devrait être aussi appliquée à la construction du mouvement : lavorare con lentezza (travailler lentement).
5 - Entre Londres et Athènes

Le chemin qui conduit de Londres 2004 à Athènes 2006 commence à Paris, en décembre, avec l’assemblée européenne de préparation achevant d’évaluer le processus et commençant à préparer le prochain [FSE]. Il ne faudrait pas trop espérer faire de cette réunion l’enterrement de l’épisode britannique : il est hautement improbable que l’Action socialiste demeure impliquée dans le processus des forums, et le SWP va se retrouver seul à tenter de justifier l’injustifiable. Ceci dit, se contenter d’une condamnation de « l’exception britannique » signifierait qu’on a perdu une bonne occasion de discuter du futur du FSE et du processus des forums sociaux.

On peut imaginer que l’évaluation sera sévère, mais on peut de la même manière prédire qu’un certain nombre de choses ne changeront pas. Il est difficile de croire que, bien que l’on ait vu là l’engagement le plus productif jamais obtenu, les nouveaux mouvements européens seront moins méfiants après ce qui s’est passé. Et il faut bien reconnaître qu’en effet l’événement officiel à Londres a essayé plus que jamais d’être un pur système de récupération dans sa tentative d’homogénéiser les discours dans un but politique immédiat.

Mais c’est précisément parce que cette tentative a échoué - c’est-à-dire, n’avoir réussi à Alexandra Palace qu’à renforcer les espaces autonomes - que nous devrions en tirer quelques conclusions.

Tout d’abord, la division interne/externe a prouvé plus que jamais qu’elle était creuse. Qu’était le FSE ? Alexandra Palace ou Beyond the ESF, Life despite Capitalism, le Laboratory of Insurrectionary Imagination ? Tous, à ce qui me semble. Si les forums deviennent capables d’exprimer la diversité des mouvements qu’ils prétendent réunir et servir en tant qu’espace public, ce sera par leur capacité à intégrer le conflit, et non pas à le subsumer dans un faux consensus. A cet égard, le processus britannique, avec toutes ses faiblesses, permet d’envisager une possibilité prometteuse dans sa reconnaissance tacite ou explicite, dans la manière de les inclure dans le programme officiel, d’autres espaces ; le forum comme une constellation d’espaces convergents auto-organisés et reliés entre eux, sans centre, semble bien plus intéressant que le format actuel.

En ce qui concerne le format, cette édition du FSE laisse entrevoir la possibilité de dépasser les limites évidentes que les forums - jusqu’ici construits autour de plénières avec des « grands noms » qui ne produisent habituellement que des analyses générales et des platitudes sans aucun impact visible ; ou les séminaires et ateliers de deux heures au cours lesquels les véritables convergences ou décisons d’action commune sont improbables - ont montré. Prenons, par exemple, l’expérience de Life Despite Capitalism, avec ses nombreuses sessions imbriquées qui ont duré une journée et demie, ou bien l’ensemble des événements sur le thème du précariat, qui a permis de faire émerger l’idée d’une Assemblée de l’« Europrécariat. » Les organisateurs continuent à se demander comment avoir des forums moins « diagnostics » et plus constructifs, sans en remettre en cause les présupposés de base. Les plénières, par exemple, sont des vestiges du premier FSM au Brésil, qui avait été conçu plutôt comme un événement unique que comme un processus politique. L’expérience londonienne propose de nouvelles voies qui, bien qu’ayant été déjà explorées à la « périphérie » du processus des forums sociaux (dans le campement de la jeunesse à Porto Alegre, lors du forum social argentin, etc.) n’avaient jamais jusqu’ici retenu l’attention de ses acteurs-clés.

Une autre leçon que nous tirons du triste spectacle d’Alexandra Palace est la nécessité de pouvoir compter avec la force créatrice du/des mouvement(s) qui sont à même de fournir des solutions viables, effectives -politiquement stimulantes et beaucoup plus coopératives et participatives - à des questions comme les communications, les traductions ou la nourriture.

Le financement est toujours une question sérieuse : chacun a pu voir cette année l’effet négatif de la « vente » du FSE au GLA, seule entité capable de permettre la réalisation de l’évenement dans les termes dans lesquels il avait été pensé. Si c’est le prix à payer, la question n’est pas de condamner le GLA, mais de repenser sérieusement toute l’organisation et le format du forum - ce qui nous renvoie aux deux points précédents.

Aussi bizarre que cela puisse paraître, la grande leçon de cette année n’est pas autre chose que ce que tout le monde a déjà entendu des milliers de fois sans le voir mis en pratique : le forum-événement est inutile, sorte de spectacle creux sans résultat pratique ; comme processus, il s’ouvre à de nouvelles déterritorialisations etreterritorialisations,combinaisonsetre-combinaisons, ce qui devrait être la première raison et la raison suffisante pour qu’ils soient organisés.

Restele problème de la clôture du processus sur lui-même ; il ne semble pas qu’il y ait eu, depuis le début, de renouvellement significatif parmi les participants réellement impliqués, ce qui rend le processus autiste et auto-référentiel. La conséquence cette année a été évidente : l’édition britannique a été prise en otage par le groupe qui avait été le plus actif jusque là, et ses partenaires. Il reste que, aussi longtemps qu’il restera un centre identifiable à travers le choix de plénières et d’axes thématiques, par exemple, il ne suffira pas de réciter le mantra « pas de lieu [locus] de pouvoir » pour se débarrasser de la concentration de la décision entre quelques mains bien connues. Un changement intéressant a été tenté cette année par le FSM, avec l’organisation d’une consultation on-line ; pourquoi pas un processus de décentralisation à la base plus radical, à l’image de celui proposé par la European Social Consulta ?

Le soi-disant « processus des forums sociaux » n’existe pas dans l’éther ; il peut seulement être aussi productif que les processus sociaux existants, mais il peut aussi être beaucoup moins puissant, et même détruire des relations et des connections existantes. Il ne peut que devenir ce qu’il est supposé être s’il fonctionne en écho, comme feed backentre les processus politiques progressistes et l’organisation elle-même ; en d’autres termes, il ne peut qu’être l’espace ouvert qu’il se propose d’être s’il rencontre les luttes politiques actuelles, non comme un élément invariant qui s’impose de l’extérieur, pré-structuré par les efforts (même bien intentionnés) de quelques acteurs. Aussi longtemps qu’il tente de produire un mouvement plus important et plus unitaire qu’il ne l’est réellement, il aura toutes les chances de susciter du mécontentement.

Les transformations à l’oeuvre dans le contexte européen ajoutées au sentiment général d’insatisfaction suscité par le FSE cette année pourraient bien créer les conditions pour des changements dans ce sens. D’un côté, nous voyons que les syndicats et les partis politiques qui ont été impliqués jusqu’ici avec leurs bases sociales stabilisées ont peu de chances de voir grossir leurs rangs ; de l’autre, le tournant pris par les nouveaux mouvements vers des luttes « at home » et en particulier vers les questions européennes ouvre une possibilité - une nécessité en réalité - de dialogue, qui peut aboutir, non à des consensus ni à des médiations, mais plutôt à des protocoles susceptibles d’alléger les tensions et de permettre des contacts plus féconds à l’avenir.

Traduction : Françoise Feugas et Véronique Rioufol, novembre 2004 (à partir des versions anglaise et portugaise)

[1] Au-delà du FSE - NdT.

[2] « Flexploited workers » : contraction de « flexible » et d’« exploités » - NdT.

source anglaise :

http://bellaciao.org/en/article.php3?id_article=4562