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A la Défense, l’amertume des "décideurs", l’allégresse des "gens d’en bas"

Publie le mercredi 1er juin 2005 par Open-Publishing
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de Robert Belleret

Avec ses tours de verre et d’acier, le quartier de la Défense - où
fleurissaient naguère les bicoques, les ateliers et les bistrots à jeux de
boules - se donne de plus en plus les allures d’un petit Manhattan des
Hauts-de-Seine. Moins "déshumanisé" qu’on ne le croit mais terriblement
contrasté. En s’y aventurant, à l’heure du déjeuner, en ce lundi
postélectoral, il semble évident que deux mondes s’y côtoient, sans vraiment
se fréquenter. Au point qu’il serait tentant d’y voir un microcosme
emblématique des "deux France" si souvent distinguées à l’occasion du
référendum sur la Constitution européenne.

Au sommet des gratte-ciel, les "décideurs" , dont on peut imaginer les
bureaux directoriaux panoramiques mais qu’on ne rencontre guère. Sur le
parvis - où un écran géant diffuse en direct les matches de Roland-Garros -
et dans les entrailles du centre commercial des Quatre-Temps, les "gens d’en
bas" , dont l’incessante déambulation aurait inspiré Tati ou Sempé. Vertical
ou horizontal. Pas facile de jouer avec eux aux mots croisés.

Les premiers ne sont guère causants. Avant de s’engouffrer dans le bien
nommé restaurant Les Communautés - formule déjeuner à 53 euros -, un cadre
supérieur, quinquagénaire, accepte pourtant de glisser : "Ce non est une
catastrophe ! Mais, le mal étant fait, je suis parfaitement en phase avec le
président du Medef. Il faut opter pour un libéralisme sans complexes. Pour
moi, Sarkozy incarne cette volonté mais Chirac est assez inconséquent pour
choisir Villepin."

Consultant dans une société d’audit, Patrick, la quarantaine, partage cette
amertume : "Je milite depuis dix ans dans un mouvement européen et j’enrage
de cette occasion manquée de construire l’Europe politique. Ma seule
consolation, c’est que le débat a été passionnant."

Les seconds sont plus diserts et même, à l’occasion, franchement allègres.
"Je me sens profondément européen et j’ai des amis en Italie, en Espagne et
en Pologne, mais je suis très fier de mon pays qui a osé s’opposer en
résistant au rouleau compresseur des médias et des élites autoproclamées,
s’enflamme Jean-Claude, un informaticien de 28 ans. Face à une telle intox,
quelle victoire ! Les plus insupportables pour moi, ce sont les anciens
gauchistes qui ont viré de bord et prétendent donner des leçons. A les
entendre dénoncer le populisme à tout bout de champ, on devine leur aversion
pour le peuple."

ÉLAN DÉMOCRATIQUE

"Ce matin, l’ambiance était plutôt crispée, confie Antoine, 32 ans, employé
dans une grande compagnie d’assurances. Plusieurs chefs tiraient la tronche
mais aucun n’a dévoilé ses préférences. J’ai caché ma joie mais autour de la
machine à café, avec les copains, on s’est défoulé en se rejouant les débats
de la "téloche". Quel dommage que Giscard soit resté caché, la plus grande
gifle c’est lui qui l’a reçue !"

Ce groupe de cinq employés d’une entreprise de téléphonie mobile fait preuve
d’un bel ¦cuménisme. Parmi eux, trois partisans du non et deux du oui qui
semblent s’être "retrouvés" . "On est tous pour l’Europe des peuples et tous
d’accord pour plus de social, résume Chloé. Alors, autour d’une pizza
arrosée de bière allemande, je suis sûre qu’on va trouver les moyens d’y
parvenir. Ceux qui font du catastrophisme n’ont rien compris au nouvel élan
démocratique qui vient d’être donné."

Pierre-Yves s’avoue, quant à lui, un peu embarrassé : "Je suis royaliste
hollandais, sourit-il. Autrement dit, j’ai un faible pour le couple
Ségolène-François. Mais là, ils se sont plantés et j’ai peur que ça les
plombe. Je n’avais aucune sympathie pour Mélenchon et Emmanuelli, mais ils
m’ont épaté en mouillant leurs chemises. Même Fabius m’est devenu
supportable. N’empêche qu’au PS, dont je suis proche, les vieux crabes
devraient passer la main. L’homme de la situation pourrait bien être
Montebourg qui a été loyal et se bat vraiment contre la corruption."

"J’ai découvert Besancenot, ajoute une de ses jeunes collègues. Il en fait
un peu trop dans le parler "djeunes", mais on se reconnaît dans ce qu’il
dit. Et venir à la télé en pull-over, c’est sympa. Je n’ai pas eu le courage
d’aller faire la fête à la Bastille mais le coeur y était... Tiens, à propos
des tenants du non, les journalistes ont ressorti un mot qui me va bien :
rebelles."

Le Monde : article paru dans l’édition du 01.06.05

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