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Brèves considérations sur les sabotages des caténaires

Publie le mercredi 26 novembre 2008 par Open-Publishing
5 commentaires

de Un intrigant

Ce que la chasse aux "intrigants" signifie et ce qu’elle implique pour les luttes à venir

Les sabotages commis le week-end dernier sur les lignes de TGV ont ébranlé la France. Un évènement politique dont tout le monde doit convenir tant il suscite de réactions et de commentaires. Mais la force de ce qui se passe en ce moment est moins d’ordre médiatique (le symptôme) que d’ordre sensible. Tout à coup, voilà qu’une poignée d’insurgés résolus ont décidé d’interrompre un temps le cours des choses, sans viser d’autre ennemi que le cours des choses lui-même.

Un sabotage efficace, qui à peu de frais est parvenu à bloquer la quasi-totalité du réseau TGV pendant une journée complète [1]. Une réussite certaine et une superbe invite aux révoltes à venir : s’attaquer au nerf de l’économie (sa mise en circulation), sans blesser ni terroriser que ceux qui, tellement attachés au monde tel qu’il est, ne peuvent se saisir du désordre qu’en invoquant la terreur.

Car on peut mesurer la force de l’évènement et la peur qu’il a généré dans les arcanes du pouvoir politique à la démesure de l’opération de maintien de l’ordre qui s’est abattu sur les supposés coupables. La conjuration immédiate du danger, de la manière la plus violente possible, armes au poing et caméras à l’épaule. La terreur d’Etat. Envoyer des unités de police dont l’entraînement quotidien consiste à supprimer des cibles, enfermer 96 heures dans une cellule, prendre de force l’ADN, épuiser par des interrogatoires au milieu de la nuit. Une chose est sûre donc, le pouvoir politique a identifié l’évènement comme l’autorisant à appliquer spectaculairement son droit à suspendre les droits fondamentaux (ici le non respect de la présomption d’innocence, le caractère exceptionnel de la détention provisoire) [2]. Fini de rire, la démocratie retire son masque.

De ceux que l’on nous a présenté au lendemain de la rafle comme des " nihilistes clandestins potentiellement très violents [3]", on ne perçoit maintenant que leurs qualités littéraires et, comme en témoigne la création du comité de soutien à Tarnac, leur forte implication dans la vie du village. Apparemment, plusieurs d’entre eux seraient les auteurs de « L’insurrection qui vient », un court essai politique, paru aux très sérieuses éditions La Fabrique et dont la puissance littéraire va même jusqu’à désarçonner les « experts » à la solde du pouvoir [4]. Ça a frappé vite et fort, là où on imaginait trouver les coupables. Chez ceux dont on a pensé que la plume et la manière de vivre pouvaient avoir entraînées les perturbations de la semaine passée et surtout préfigurés les bouleversements à venir. Auteurs d’une pensée deux fois mise en acte (l’autogestion collective, les livres) métamorphosés par la magie de la rhétorique policière en « Auteurs d’attentats », en « leaders d’opinion », en « chefs » ou on ne sait quelle cellule invisible et cancérigène.

Des fermiers, des penseurs, un épicier, une mère, des amis… Autant dire tout le monde, quelques-uns, personne. On a arrêté les « autres », les « étrangers » à ce monde. Les « intrigants », étymologiquement, ceux dont l’existence même embarrasse. Maurice Blanchot, commentant les rafles chez les militants après 68, avait déjà établi le diagnostic : « Les membres de groupes inexistants, une fois qu’ils sont fichés (et les occasions de ficher ces derniers temps ont été innombrables, les interpellations au cours des manifestations n’ayant jamais eu d’autre but, ce même mot d’interpellation est significatif : je t’interpelle, je te désigne, je te dénonce, tu es désormais et à jamais inscrit dans mon registre), n’ont évidemment aucun moyen de prouver qu’ils ont cessé d’appartenir à une organisation qui n’existe pas comme telle. Si par malheur, il arrive à celui-ci de quitter son domicile, c’est la preuve, c’est un clandestin. S’il se conduit normalement, continuant de rencontrer ses habituels amis, et à la rigueur de dire ce qu’il pense, alors, c’est pis, c’est l’aveu : il continue ; voilà à la lettre le délit. On l’arrête donc. Et aussitôt la société s’agite ; des informations mystérieuses se diffusent, un juge se met au travail ; les bonnes âmes protestent ; certains vont même jusqu’à manifester ; alors la police cogne, fiche. D’où cette conclusion qu’il y avait quand même « quelque chose », puisqu’on en parle. C’est l’éternelle et pauvre folie. La répression politique a sa puissance propre d’organisation, ce qui signifie que quelque soit ses intentions de départ, elle est exactement faite pour organiser n’importe quelle réalité sociale et politique en ce complot qu’ensuite elle dénonce [5]. »

Et puisque le spectaculaire « flagrant délit » n’a révélé aucune preuve tangible sur les sabotages, il faut bien justifier la re-qualification de l’accusation en association de malfaiteurs à visée terroriste, alors on va piocher dans ce qu’on a, des manifestations pendant lesquelles des affrontements ont opposé manifestants et force de police (comme celle de Vichy le 3 novembre contre les politiques migratoires européennes [6]) et auxquelles auraient participé les personnes mises en examen. Manifestation, interpellation, fichage. Depuis les émeutes de 2005, on ne compte plus le nombre de manifestations qui se transforment en champs de bataille : les émeutes donc, mais aussi après ça le CPE, les pompiers en novembre 2006, les marins pêcheurs l’année suivante, les révoltes le soir de l’élection présidentielle, le mouvement étudiant contre la LRU, Villiers le Bel, les lycéens contre les lois Darcos… Et qui donc a participé à ces manifestations ? Tout le monde, quelques-uns, personne. Au moment même où, par toute cette série d’évènements, les possibilités refoulées de luttes sociales efficaces se trouvent ré-ouvertes, la paranoïa répressive atteint son degré d’hystérie.

Mais la capacité immémorielle de l’ordre des choses à conjurer et disqualifier toute puissance politique émergeante semble, avec ces sabotages, être tombée sur un os. L’absence de preuve, le soutien populaire en faveur des présumés coupables [7]... Mais plus que ça, un je ne sais quoi dans l’air qui fait que personne n’y croit (la crise économique ?), cette fois ci, la magie performative ne s’est pas produite. L’action n’a pas seulement réussie parce qu’elle est venue interrompre un moment le cours normal des choses mais parce qu’elle l’a obligé, pour recouvrir l’ordre, à se dévoiler dans sa nudité la plus crue. Elle a porté au regard de tous ce qui pourtant crevait déjà les yeux depuis les émeutes de 2005 : la sécurisation à outrance de la société française ne vise pas tant le fantôme de l’ennemi extérieur que « l’ennemi » bien réel de l’intérieur, celui qui, étranger à ce monde, ne peut sous aucun prétexte prétendre y prendre place, sauf à nier ce qui le fait exister. Il, nous, moi, elles. Ce que l’évènement a hurlé sans même avoir à l’énoncer c’est : nous sommes tous des sans-papiers, nous sommes tous des étudiants en grève, nous sommes tous des émeutiers, nous sommes toutes des transsexuelles enragées, nous sommes tous des cheminots en lutte, nous sommes tous des terroristes [8] !

Maintenant, il nous faut joindre à la parole le geste. Poursuivre l’effraction initiée par les actes de sabotages, mettre immédiatement la solidarité en acte avec les neuf de Tarnac (www.soutien11novembre.org) et bien au-delà, avec tous ceux qui menacent l’ordre par la simple affirmation de leur existence. Faire l’archéologie de tous les débordements qui ont ponctué notre histoire récente et les agréger, affirmer ensemble et dans l’action notre commune criminalité. De manifestations sauvages en repas de quartier, de concerts en réappropriations d’immeubles, de séances de cinés en occupations d’usines et d’universités, enterrer la gauche une bonne fois pour toutes et inventer les conditions de notre commune émancipation.

« Ceux qui voudraient répondre à l’urgence de la situation par l’urgence de leur réaction ne font qu’ajouter à l’étouffement. Leur façon d’intervenir implique le reste de leur politique, de leur agitation. Quand à nous, l’urgence de la situation nous libère juste de toute considération de légalité ou de légitimité, devenues de toute façon inhabitables. Qu’il nous faille une génération pour construire dans toute son épaisseur un mouvement révolutionnaire victorieux ne nous fait pas reculer. Nous l’envisageons avec sérénité. Comme nous envisageons sereinement le caractère criminel de notre existence, de nos gestes. [9] »

Un intrigant.

 http://rebellyon.info/article5704.html


[1Notons ici que les discours médiatiques concernant les actes de sabotages oscillent entre leur minimisation au rang de jeux imbéciles (avec le discours méprisant à l’endroit des saboteurs qui l’accompagne : « les pieds nickelés » ou pire les « adolescents attardés, les demeurés » dixit Michel Onfray dans Siné Hebdo) et « l’attentat contre la sûreté de l’Etat » (la version de la police).

[2La suspension des droits fondamentaux est une réalité permanente depuis novembre 2005, date à laquelle le niveau d’alerte définissant l’application du plan Vigipirate s’est installé dans le rouge pour ne plus en bouger. L’alerte rouge est définie comme suit : « prendre les mesures nécessaires pour prévenir le risque avéré d’un ou de plusieurs attentats graves, comprenant certaines mesures de protection des institutions, et mettre en place les moyens de secours et riposte appropriés, en acceptant les contraintes imposées à l’activité sociale et économique ». www.sante.gouv.fr/htm/dossiers/nrbc/reponse/cadre_institutionnel/plans/vigipirate.pdf. Sur l’état d’exception permanent lire Giorgio Agamben Homo Sacer II, 1. État d’exception, traduit par Joël Gayraud, Paris, Seuil, 2003

[3Sabotages de la SNCF : la piste de l’ultragauche, Le Figaro, 11 novembre 2008

[4« Quand on lit « L’insurrection qui vient », le livre qu’a probablement écrit le leader présumé du groupe, on réalise que l’ouvrage est d’une grande qualité littéraire et d’une haute tenue intellectuelle. Je n’imagine pas ces gens en simples terroristes bas de gamme. » Christophe Bourseiller cité par Fabio Citroni Le Matin 18 novembre 2008.

[5Maurice Blanchot Ecrits Politiques 1953-1993, Les cahiers de la NRF, Gallimard, 2008. p 208

[6« Selon le procureur, le groupe se serait constitué en Corrèze en 2002 ou 2003 et aurait participé à des manifestations violentes, la dernière étant celle du 3 novembre, à Vichy, contre la politique d’immigration. » Le Monde 15.11.08. 14h47 : « SNCF : neuf jeunes autonomes présentés au juge antiterroriste ».

[7Quels que soient les journaux (du Point au Monde), les commentaires à la suite des articles publiés en ligne dénoncent pour beaucoup la manière dont les suspects ont été interpellés, le non respect de la présomption d’innocence et le caractère démesuré des accusations (Cf tous les articles parus en ligne entre le 11 novembre et le 22 novembre 2008 et particulièrement Les internautes ne croient pas à la renaissance de l’ultra-gauche !, Bakchich, 20 novembre 2008 ainsi que SNCF, sabotage ou manip ? Libération 18 novembre).

[8Plusieurs textes sont sortis la semaine dernière dans les médias alternatifs reprenant pour titre l’expression « nous sommes tous » en la déclinant tantôt avec « terroristes », tantôt avec « anarcho-autonomes ». cf. www.Infokiosques.net ; dossier « Mauvaises intentions ».

[9Appel. Proposition III

Messages

  • Excellent texte. Oui, c’est bien cela dont il s’agit, supprimer toutes possibilités de lutte en dehors des voies balisées et fliquées de la politique. A lire également l’excellent article du collectif de précaires RTO "La caténaire qui cachait la forêt" qui démontre également la volonté de réprimer l’idée même de l’action directe et de la réappropriation d’outils de lutte efficaces : http://www.collectif-rto.org/spip.php?article717

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    11 novembre au matin, les usagers du rail sortent de la terreur : on vient d’arrêter les « commandos anti-TGV ». Michèle A.M. parade, sa belle prise est exposée par les médias, embarqués depuis le début dans l’opération. Deux jours plus tard, on semble plutôt reprocher aux interpellés d’avoir eu « l’intention » de commettre de tels actes. Ainsi allaient-ils finalement pouvoir devenir une sorte de « cellule », appartenant à une « nébuleuse », qui s’en serait, tôt ou tard, pris aux vies humaines. Magie de l’antiterrorisme : à mesure que les faits se dématérialisent, l’affaire s’aggrave.

    La lutte antiterroriste ne s’intéresse pas tant aux actes qu’aux sujets qui pourraient les commettre. Un sujet, cela se fabrique. A partir de vies bien réelles, avec leurs particularités, leurs habitudes, leurs liens. Ces liens constituent d’ailleurs un objet d’investigation privilégié. C’est ainsi que la police construit une « mouvance », un « réseau », ou n’importe quel autre chien de mot signifiant une appartenance diffuse. Ce type d’objet a toujours convenu aux méthodes de la flicaille. Il offre un caractère inépuisable qui fait tout son charme. Les enquêtes n’ont plus de fin, elles sont extensibles à volonté, la menace est permanente, omniprésente.

    Fabriquer un sujet terroriste, cela consiste en des procédures concrètes. Annoncer des menaces futures, leur fabriquer des appellations. Faire arrêter neuf personnes au petit matin, par des flics cagoulés, armés jusqu’aux dents. Les conduire dans des locaux spéciaux. Là, les garder quatre jours en cellule. Quatre jours ponctués d’interrogatoires nombreux et interminables, aux termes desquels n’importe qui serait prêt à avouer que sa grand-mère a conçu les attentats contre le World Trade Center. Pas d’avocat, si ce n’est à la fin, quand on aura eu le temps de les questionner sur ce qui est essentiel dans cette affaire : ce qu’ils vivent, ce qu’ils lisent, qui ils fréquentent, avec qui ils baisent. Il faut savoir s’ils ont manifesté, un jour, à Vichy, s’ils ont compris ou commis quelque ouvrage et pourquoi ils n’habitent pas, seuls, dans un appartement, mais vivent et s’organisent ensemble. Il n’y a plus alors qu’à extraire de cela les éléments adéquats et les retraduire dans le jargon de l’antiterrorisme. Produire ainsi, assortie de détails pittoresques, l’image de neuf clandestins, organisés en cellule, disposant d’un chef, et s’abreuvant d’un manuel de lutte armée.

    Qu’importe que le fameux bréviaire secret se trouvât déjà en possession de plusieurs milliers de lecteurs, qui avaient pu se le procurer dans n’importe quelle librairie. Qu’importe qu’il fût impossible même aux journalistes venus accréditer cette thèse de confirmer tant soit peu ce portrait de clandestins reclus, coupés du monde. Le terme de « terrorisme » a le pouvoir de changer l’eau en vin, et pour ceux à qui on l’applique, chaque aspect de l’existence devient l’objet de soupçons si ce n’est une preuve accablante.

    La réalité à partir de laquelle on a construit ici des terroristes, cette réalité, la justice peut toujours la trouver criminelle ; pour notre part, nous trouvons encore heureux que 3000 personnes s’opposent physiquement à la tenue d’un sommet ministériel sur l’immigration à Vichy, et honorable d’être solidaires de ses amis en garde à vue.

    La SNCF recensait en 2007 vingt-sept mille actes de malveillance contre son réseau ferré. Le sabotage à proprement parler est un acte encore banal, dans toute grève bien menée – et le mouvement cheminot de l’automne dernier est encore venu le rappeler. Pour autant, et malgré la vive terreur que semble provoquer un blocage efficace du trafic ferroviaire, on n’avait pas encore brandi, dans de tels cas, la catégorie « terroriste », et l’arsenal judiciaire et policier exceptionnel qui l’accompagne. Ce qui s’est passé le 11 novembre est une provocation objective, qui a valeur de test. Il va de soi que si l’affaire s’éteint doucement dans le silence, tandis que croupissent en prison ceux qu’on a si grossièrement désignés à la vindicte universelle comme terroristes, rien n’empêchera que ce silence soit interprété comme un assentiment général donné au procédé, et à ses applications à venir. Ici, comme en Italie, en Allemagne, aux Etats-Unis, il est clair que l’antiterrorisme n’est pas une série de lois d’exception que chaque pays s’accorde mais bien la base d’un nouveau régime de gouvernement mondial.

    Nous annonçons la création d’un comité de soutien à Paris.
    Il visera à soutenir matériellement et moralement les 9 personnes arrêtées le 11 novembre, dont 2 sont encore aujourd’hui en prison.

    Il s’engage dans une défense commune, de l’ensemble des arrêtés, quelque soit leurs chefs d’inculpation. Il refusera de communiquer plus particulièrement sur telle ou telle personne. Il ne perdra pas de temps à s’étendre sur la réalité des faits qui leur sont reprochés, et donc sur la question de l’innocence ou de la culpabilité des inculpés. Le comité de soutien se donne pour principe de refuser la présence des média à ses réunions, et s’autorisera à communiquer avec eux selon ses propres termes et conditions.

    Plus que le soutien aux neufs mis en examen, le comité vise à tout faire pour que la machine antiterroriste – qui s’était mise en marche bien avant ce jour-là – ne puisse pas continuer son travail d’écrasement dans l’assentiment général. Cela passe par l’attaque du montage politique et médiatique visant la création d’un nouvel ennemi de l’intérieur : la « mouvance anarcho-autonome ». Le comité affirme son soutien aux 6 personnes prises depuis, janvier 2008 dans le tourbillon judiciaire qui accompagne cette fabrication – tous sont mis en examen dans le cadre d’une instruction antiterroriste : Ivan et Bruno pour avoir transporté des fumigènes artisanaux, Isa et Farid pour avoir convoyé du chlorate et des plans d’établissement pénitentiaire ; Juan, Isa et Damien sont aussi soupçonnés d’une tentative d’incendie d’un véhicule de police, et sont pour cela incarcérés depuis plusieurs mois sous le coup des assises antiterroristes.

    L’objectif immédiat du comité est la libération de toutes les personnes incarcérées et la fin des poursuites judiciaires à l’encontre des inculpés.

    comiteparis(at)yahoo.fr

    REUNION PUBLIQUE
    SAMEDI 6 DECEMBRE – 17 H

    à La Parole Errante
    9 rue François Debergue
    Montreuil
    Métro Croix-de-Chavaux