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CLOTILDE MOYNOT. LETTRE AU PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE

Publie le mardi 6 juillet 2004 par Open-Publishing

Clotilde MOYNOT

M. Jacques Chirac

Président de la République Française

Palais de l’Élysée - Paris

Paris, le 4 Juillet 2004.

Monsieur le Président,

Je viens de lire une dépêche rapportant les propos que vous avez tenus au sujet de Cesare Battisti lors du sommet franco-italien qui vient de se tenir à l’Élysée. J’y ai trouvé les mots suivants : "Si une personne a été condamnée pour des crimes, de nature terroriste en particulier, dans une démocratie et un Etat de droit, il est évidemment de notre devoir et de notre responsabilité de répondre favorablement à une demande d’extradition".

Monsieur mon Président - permettez-moi de vous appeler ainsi puisque j’ai voté pour vous lors de la dernière élection présidentielle, devant la menace pour la République que représentait la candidature de votre adversaire - Monsieur mon Président, donc, si votre déclaration s’était arrêtée là, j’aurais probablement sauté de joie. J’y aurais vu une façon très diplomatique d’annoncer à mots couverts que jamais vous ne consentirez à extrader Cesare Battisti vers l’Italie (où l’attend une peine de prison à vie) puisqu’il est justement établi que son jugement par contumace s’y est déroulé au mépris du droit, dans des conditions indignes de toute Démocratie.

J’aurais trouvé dans ces propos l’écho de l’admirable droiture politique dont vous avez fait preuve lors de la préparation et du déclenchement de la guerre d’Irak, cette prise de position courageuse qui m’a permis de clamer que j’étais "fière de l’attitude de mon Président". L’écho de cette très honorable insistance que vous avez mise à clamer envers et contre tous que l’on ne condamne pas sans preuve et qu’il est contraire au droit de vouloir punir, asservir ou détruire sur la simple base d’intérêts économiques et politiques particuliers.

Mais hélas, Monsieur mon Président, vous avez poursuivi votre déclaration en des termes qui laissent entendre que vous ne comptez PAS vous opposer à l’extradition de Cesare Battisti, si la décision de la Cour de Cassation venait en confirmer l’autorisation. Et ce, en vertu du fait que "la loi italienne a été changée" et qu’elle est désormais "parfaitement respectueuse des exigences des droits de l’Homme".

Monsieur mon Président, vous l’avez deviné, je ne suis pas de votre bord politique. Mais je vous sais informé et cultivé. Je ne peux pas croire que vous ignoriez les tenants et les aboutissants du pan de l’Histoire italienne qui a donné lieu à la condamnation de Cesare Battisti lors de son procès par contumace. Et si "la loi italienne a été changée", elle l’a hélas été un peu tard et de façon trop cosmétique pour modifier en rien l’issue tragique du procès italien de Cesare Battisti.

Vous, Monsieur mon Président, vous qui avez été témoin de la libération de la France et qui savez par conséquent fort bien ce que "nazisme" et "fascisme" veulent dire, vous ne pouvez prétendre faire abstraction des réalités historiques qui ont infléchi le destin d’après-guerre des deux pays européens jadis porteurs de ces idéologies cousines après leur défaite. Vous ne pouvez ignorer que le "recyclage" des ex-fascistes dans la vie politique d’après-guerre a engendré en Italie une situation irrespirable, qui a débouché sur les violences des "années de plomb".

Vous qui avez participé à la reconstruction de la France libérée, vous qui avez traversé la période de la guerre d’Algérie, vous qui avez été partie prenante des négociations de Grenelle et de tant d’autres situations où se jouait le sort de la paix civile dans notre pays, vous êtes mieux placé que beaucoup d’entre nous pour savoir que la réconciliation et la paix sociale au sein d’un peuple déchiré par des conflits politiques ne peut s’accomplir sur le mode de la vendetta.

Or, dans le cas de Cesare Battisti, comme dans celui de nombreux autres exilés réclamés par l’Italie, c’est bien de "vengeance infinie" qu’il s’agit. (Je suis sûre que l’excellent article d’Erri de Luca paru dans "Le Monde" à ce sujet ne vous aura pas échappé). Et je vais peut-être vous étonner, Monsieur mon Président, mais celui que vous condamnez hâtivement en lui appliquant la définition lapidaire de "terroriste", Cesare Battisti lui-même, fait depuis assez longtemps œuvre de prosélytisme CONTRE les dérives de toute guerre civile vers des phénomènes assimilables à la vendetta. Cesare Battisti ne cesse de prévenir ses pairs contre les errements et les dangers de la lutte armée. Il suffit pour s’en convaincre de lire ses livres, ce que je me permets de vous recommander chaudement. Hormis le fait qu’ils sont bien écrits, sensibles et divertissants, vous y trouverez l’écho d’une pensée historique pertinente et originale.

Mais revenons au cœur du sujet. Il est impensable, donc, d’imputer votre position envers Cesare Battisti à votre méconnaissance de l’Histoire européenne. Par conséquent, je n’y vois plus qu’une explication possible : il doit s’agir d’accords politiques entre la France et l’Italie. Une sorte d’échange de bons procédés visant à garantir l’avenir de nos "coopérations en matière d’armement, d’aérospatiale, de sécurité et de lutte contre l’immigration clandestine" ainsi que la réalisation de "la liaison ferroviaire transalpine".

Soit.

Monsieur mon Président, je suis réaliste, je sais que toute politique implique une stratégie et que toute stratégie requiert des compromis. Je vois bien qu’il vous faut, sur tous les plans, choisir les oeufs qu’il convient de casser pour concocter la vénérable Omelette Européenne. (Omelette en faveur de laquelle j’ai - encore une fois - voté, sur la base d’un idéal de prospérité partagée, de liberté de circulation des personnes et d’entente entre les peuples.) Monsieur mon Président, je n’envie pas votre tâche. Il doit être bien malaisé de décider ce qu’il est préférable de sacrifier pour assurer l’intérêt supérieur de la France ou, dans le cas présent, de l’Europe. Pourtant, je suis sûre qu’il reste au Gaulliste que vous êtes le sens de certaines valeurs fondamentales, lorsque vient le moment de prendre de grandes décisions.

Car, si l’extradition de Cesare Battisti est envisagée par vous et par votre gouvernement comme un geste conciliant visant à conforter les rapports entre la France et l’Italie dans le cadre de la construction de l’Europe, un certain nombre de questions se posent. Et croyez bien, Monsieur mon Président, que je considère très sérieusement la complexité et l’acuité de la situation. Il en va du sort de centaines d’hommes et de femmes vivant à nos côtés depuis des années, et au-delà, de certains principes fondamentaux de notre République.

Tout d’abord, quid de l’indépendance de la justice ? Est-il concevable que dans notre pays, l’issue d’une procédure soit entièrement soumise à des pressions économiques et politiques ? Un chemin de fer transalpin mérite-t-il que l’on foule aux pieds le droit français et l’autorité de la chose jugée ? Quel genre de citoyen pourra monter à bord de ce train le cœur léger ? Un contrat d’armement mérite-t-il que l’on envoie croupir en prison pour le restant de ses jours un homme qui a posé les armes, vit paisiblement sur notre sol depuis des années, contribue à notre culture et à l’avancement des idées et ne trouble en rien l’ordre public ? Un homme que, je vous le rappelle, nous avons accueilli dans notre pays moyennant des engagements qu’il a dûment respectés. Qui peut se croire en sécurité à l’ombre de cet armement là ?

De plus, à quoi vous (= nous) sert, à moyen terme, d’agréer les demandes inconsidérées d’un gouvernement italien déjà largement désavoué par les urnes ? Surtout lorsque l’on sait que ces demandes sont motivées par un calcul politique qui s’appuie de façon cynique sur la douleur véritable qui déchire encore aujourd’hui le peuple italien : le souvenir cuisant de la violence des "années de plomb"…

Monsieur mon Président, je suis la fille d’un homme qui s’est assis en face de vous en 1968 à la table des célèbres négociations de Grenelle que j’ai citées plus haut. Tout syndicaliste et homme de gauche qu’il est, ce mien papa m’a inculqué quelques principes, dont celui qui établit que le bord politique n’est pas ce qui, chez les êtres, détermine leur honnêteté ou leur malhonnêteté, ni leur discernement ou leur aveuglement. J’en appelle donc à votre honnêteté et à votre discernement, malgré nos opinions politiques divergentes.

Dans le cas de Cesare Battisti et de centaines d’exilés italiens comme lui, en dehors de toutes les considérations ayant trait au respect du droit, de la parole donnée, etc., dont j’ai déjà parlé et que d’autres plus éminents que moi se sont amplement chargés de vous rappeler, il reste à mes yeux un aspect d’importance.

Monsieur mon Président, vous avez vous-même combattu, par les armes et par l’action politique. Vous êtes par conséquent à même de juger avec honnêteté et intelligence du parcours d’hommes et de femmes qui ont eux aussi combattu, certes pas pour la même cause que vous, mais qui se sont engagés, puis ont évolué, réfléchi, posé les armes (pour ceux qui les avaient prises), et ont pour la plupart déjà largement payé par des années de prison, de clandestinité et d’exil leur engagement passé. J’ai d’ailleurs lu quelque part que vous avez, dans votre jeunesse, milité à gauche et vendu le journal "l’Humanité". Si tel est le cas, j’y vois une preuve de ce que tout être humain est susceptible d’évoluer dans ses convictions au cours de son existence.

Considérons donc, Monsieur mon Président, si vous le voulez bien, que ces hommes et ces femmes furent des combattants. Des combattants, oui. Mais pas des fanatiques qui font s’écraser des avions de ligne dans des tours pour tenter d’imposer au monde un ordre rétrograde, et se soustraient à la justice des hommes en se faisant exploser eux-mêmes. Pas des adeptes de la torture, comme ont pu l’être certains membres de l’OAS. Encore moins des assassins d’enfants, comme certains journaux l’ont prétendu de Cesare Battisti, alors même que son dossier d’accusation italien, pourtant lourdement chargé de multiples crimes qu’il n’a pas commis, réfute sa participation au meurtre de Torregiani. Monsieur mon Président, je suis sûre que vous savez discerner les uns des autres. En ces temps difficiles de recomposition violente de l’ordre mondial, il est de votre devoir et de votre responsabilité de ne pas céder aux amalgames de pensée ni aux confusions sémantiques qui ont de tout temps été l’apanage des dictateurs asseyant leurs dictatures, des oppresseurs déguisant leur oppression, et des envahisseurs justifiant leurs invasions.

Si le sort de Cesare Battisti est effectivement soumis, comme il le semble aujourd’hui, au désir du gouvernement français de préserver des bonnes relations avec l’Italie, si la décision de la Chambre d’Instruction à son égard le 30 juin dernier est bien le fruit de pressions politiques, alors je me prends à espérer, Monsieur mon Président, que tout sera fait pour que l’arrêt de la Cour de Cassation interdise son extradition. Ainsi vous aurez, aux yeux de vos partenaires italiens, apparemment accompli et dit tout ce qui était en votre pouvoir, Cesare Battisti ne sera pas extradé et l’honneur de la France sera sauf.

Mais si la décision de la Cour de Cassation vient confirmer l’autorisation d’extrader Cesare Battisti et si vous en signez l’arrêt, vous ne porterez pas seulement atteinte au droit français, au droit d’asile et aux Droits de l’Homme en général. Vous condamnerez au néant et à une mort lente un être que nous sommes nombreux à savoir éminemment humain et inoffensif.

Monsieur mon Président, comme je l’ai rappelé au début de cette lettre, vous avez su vous dresser seul contre tous dans des circonstances autrement plus épineuses, dans la période qui a précédé la guerre d’Irak. J’espère donc vivement que vous saurez à nouveau, lorsque viendra l’heure, faire preuve du courage qui pourra nous faire dire, nous, peuple de France, que nous sommes fiers de vous, pour n’avoir pas autorisé l’extradition de Cesare Battisti.

Civiquement vôtre,

Clotilde Moynot