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Un poème inédit de Mahmoud Darwich. Ramallah, janvier 2002
de Mahmoud Darwich
Ici, aux pentes des collines, face au crépuscule et au canon du tempsPrès des jardins aux ombres brisées,Nous faisons ce que font les prisonniers,Ce que font les chômeurs :Nous cultivons l’espoir.Un pays qui s’apprête à l’aube. Nous devenons moins intelligentsCar nous épions l’heure de la victoire :Pas de nuit dans notre nuit illuminée par le pilonnage.Nos ennemis veillent et nos ennemis allument pour nous la lumièreDans l’obscurité des caves.Ici, nul « moi ».Ici, Adam se souvient de la poussière de son argile.Au bord de la mort, il dit :Il ne me reste plus de trace à perdre :Libre je suis tout près de ma liberté. Mon futur est dans ma main.Bientôt je pénètrerai ma vie,Je naîtrai libre, sans parents,Et je choisirai pour mon nom des lettres d’azur...Ici, aux montées de la fumée, sur les marches de la maison,Pas de temps pour le temps.Nous faisons comme ceux qui s’élèvent vers Dieu :Nous oublions la douleur.Rien ici n’a d’écho homérique.Les mythes frappent à nos portes, au besoin.Rien n’a d’écho homérique. Ici, un généralFouille à la recherche d’un Etat endormiSous les ruines d’une Troie à venir.Vous qui vous dressez sur les seuils, entrez,Buvez avec nous le café arabeVous ressentiriez que vous êtes hommes comme nousVous qui vous dressez sur les seuils des maisonsSortez de nos matins,Nous serons rassurés d’êtreDes hommes comme vous !Quand disparaissent les avions, s’envolent les colombesBlanches blanches, elles lavent la joue du cielAvec des ailes libres, elles reprennent l’éclat et la possessionDe l’éther et du jeu. Plus haut, plus haut s’envolentLes colombes, blanches blanches. Ah si le cielEtait réel [m’a dit un homme passant entre deux bombes]Les cyprès, derrière les soldats, des minarets protégeantLe ciel de l’affaissement. Derrière la haie de ferDes soldats pissent - sous la garde d’un char -Et le jour automnal achève sa promenade d’or dansUne rue vaste telle une église après la messe dominicale...[A un tueur] Si tu avais contemplé le visage de la victimeEt réfléchi, tu te serais souvenu de ta mère dans la chambreA gaz, tu te serais libéré de la raison du fusilEt tu aurais changé d’avis : ce n’est pas ainsi qu’on retrouve une identité.Le brouillard est ténèbres, ténèbres denses blanchesEpluchées par l’orange et la femme pleine de promesses.Le siège est attenteAttente sur une échelle inclinée au milieu de la tempête.Seuls, nous sommes seuls jusqu’à la lieS’il n’y avait les visites des arcs en ciel.Nous avons des frères derrière cette étendue.Des frères bons. Ils nous aiment. Ils nous regardent et pleurent.Puis ils se disent en secret :« Ah ! si ce siège était déclaré... » Ils ne terminent pas leur phrase :« Ne nous laissez pas seuls, ne nous laissez pas. »Nos pertes : entre deux et huit martyrs chaque jour.Et dix blessés.Et vingt maisons.Et cinquante oliviers...S’y ajoute la faille structurelle quiAtteindra le poème, la pièce de théâtre et la toile inachevée.Une femme a dit au nuage : comme mon bien-aiméCar mes vêtements sont trempés de son sang.Si tu n’es pluie, mon amourSois arbreRassasié de fertilité, sois arbreSi tu n’es arbre mon amourSois pierreSaturée d’humidité, sois pierreSi tu n’es pierre mon amourSois luneDans le songe de l’aimée, sois lune[Ainsi parla une femmeà son fils lors de son enterrement]Ô veilleurs ! N’êtes-vous pas lassésDe guetter la lumière dans notre selEt de l’incandescence de la rose dans notre blessureN’êtes-vous pas lassés Ô veilleurs ?Un peu de cet infini absolu bleuSuffiraitA alléger le fardeau de ce temps-ciEt à nettoyer la fange de ce lieuA l’âme de descendre de sa montureEt de marcher sur ses pieds de soieA mes côtés, mais dans la main, tels deux amisDe longue date, qui se partagent le pain ancienEt le verre de vin antiqueQue nous traversions ensemble cette routeEnsuite nos jours emprunteront des directions différentes :Moi, au-delà de la nature, quant à elle,Elle choisira de s’accroupir sur un rocher élevé.Nous nous sommes assis loin de nos destinées comme des oiseauxQui meublent leurs nids dans les creux des statues,Ou dans les cheminées, ou dans les tentes quiFurent dressées sur le chemin du prince vers la chasse.Sur mes décombres pousse verte l’ombre,Et le loup somnole sur la peau de ma chèvreIl rêve comme moi, comme l’angeQue la vie est ici... non là-bas.Dans l’état de siège, le temps devient espacePétrifié dans son éternitéDans l’état de siège, l’espace devient tempsQui a manqué son hier et son lendemain.Ce martyr m’encercle chaque fois que je vis un nouveau jourEt m’interroge : Où étais-tu ? Ramène aux dictionnairesToutes les paroles que tu m’as offertesEt soulage les dormeurs du bourdonnement de l’écho.Le martyr m’éclaire : je n’ai pas cherché au-delà de l’étendueLes vierges de l’immortalité car j’aime la vieSur terre, parmi les pins et les figuiers,Mais je ne peux y accéder, aussi y ai-je viséAvec l’ultime chose qui m’appartienne : le sang dans le corps de l’azur.Le martyr m’avertit : Ne crois pas leurs youyousCrois-moi père quand il observe ma photo en pleurantComment as-tu échangé nos rôles, mon fils et m’as-tu précédé.Moi d’abord, moi le premier !Le martyr m’encercle : je n’ai changé que ma place et mes meubles frustes.J’ai posé une gazelle sur mon lit,Et un croissant lunaire sur mon doigt,Pour apaiser ma peine.Le siège durera afin de nous convaincre de choisir un asservissement qui ne nuitpas, en toute liberté !!Résister signifie : s’assurer de la santéDu coeur et des testicules, et de ton mal tenace :Le mal de l’espoir.Et dans ce qui reste de l’aube, je marche vers mon extérieurEt dans ce qui reste de la nuit, j’entends le bruit des pas en mon intention.Salut à qui partage avec moi l’attention àL’ivresse de la lumière, la lumière du papillon, dansLa noirceur de ce tunnel.Salut à qui partage avec moi mon verreDans l’épaisseur d’une nuit débordant les deux places :Salut à mon spectre.Pour moi mes amis apprêtent toujours une fêteD’adieu, une sépulture apaisante à l’ombre de chênesUne épitaphe en marbre du tempsEt toujours je les devance lors des funérailles :Qui est mort...qui ?L’écriture, un chiot qui mord le néantL’écriture blesse sans trace de sang.Nos tasses de café. Les oiseaux les arbres vertsA l’ombre bleue, le soleil gambade d’un murA l’autre telle une gazelleL’eau dans les nuages à la forme illimitée dans ce qu’il nous resteDu ciel. Et d’autres choses aux souvenirs suspendusRévèlent que ce matin est puissant splendide,Et que nous sommes les invités de l’éternité.