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Grippe A (H1N1) : enquête sur un désastre (presque) annoncé
Publie le jeudi 18 juin 2009 par Open-Publishing1 commentaire
par Karel Vereycken
Fin avril, un virus inconnu de grippe apparaît « par surprise » au Mexique. En moins d’un mois il se répand sur plusieurs continents. La maladie, qui affecte 36 000 personnes, dont la majorité a moins de 25 ans, provoque la mort de 163 malades. Devant l’extension de l’épidémie et après de longues hésitations, l’OMS officialise le 11 juin la phase 6 de son plan d’alerte et déclare que le monde est en présence de la « première pandémie grippale du XXIe siècle ». Désormais, une course contre la montre est engagée pour produire au plus vite, et autant que possible, antiviraux et vaccins pour tous. Mais cela suffit-il ?
Depuis la description de la grippe par Hippocrate, au Ve siècle avant J.-C., nous savons que pour vaincre une maladie, il faut comprendre la nature de l’agent infectieux et du terrain qui favorise aussi bien sa genèse que son extension.
Constatons d’emblée que la nouvelle grippe de sous-type A(H1N1) se compose d’une souche de grippe aviaire, d’une souche de grippe humaine et de deux souches de grippe porcine. Comment expliquer ce cocktail ?
Ensuite, il s’avère que l’épicentre d’où semble partie l’épidémie soit la province de Veracruz au Mexique, plus particulièrement la petite commune de La Gloria. Ce bidonville a été rendu invivable à cause des odeurs insupportables émanant des déchets d’une énorme batterie de porcs, Granja Carroll, une filiale de la multinationale étasunienne Smithfield Foods, basée en Virginie occidentale. Smithfield est connue comme le plus grand producteur de porcs du monde et l’un des fleurons des fameuses Concentrated Animal Feeding Operations (CAFO). A partir de ces interrogations, tentons quelques éléments de réponse.
Des oiseaux à l’homme, en passant par le cochon
Sur le plan scientifique, on pense savoir que toutes les grippes humaines sont d’origine animale. Quand une maladie animale « s’humanise », en sautant la barrière des espèces, on parle de zoonose.
Ainsi, les huit « segments génomiques » [qui forment le matériel génétique] de la fameuse « grippe espagnole » de 1918 (H1N1), responsable de 70 millions de morts, seraient partiellement d’origine aviaire. On retrouve par la suite cinq segments du virus de la grippe espagnole insérés dans la « grippe asiatique » (le H2N2 humain) de 1957, de pair avec trois segments de la grippe aviaire H2N2. Onze ans plus tard, en 1968, ce sont deux segments d’une autre grippe aviaire qui se recombinent avec la grippe de 1957 pour former la fameuse « grippe de Hong-Kong » (H3N2). Dans les deux cas, il s’agissait d’un nouveau virus pandémique, bien que moins virulent que celui de la grippe espagnole.
Le plus grand réservoir mondial de virus est constitué par les oiseaux aquatiques sauvages d’Asie, qui en sont porteurs sans que, la plupart du temps, cela les rende malades (porteurs sains), mais qu’ils transmettent aux mammifères : porcs, vaches, chevaux, chats, baleines, phoques, etc. Les oiseaux migrateurs sauvages, se mêlant aux canards, oies et autres poulets domestiques, forment de puissants vecteurs de transmission, presque autant que les avions modernes qui, eux, sont capables de répandre en quelques heures la peste à travers la planète.
Cependant, la transmission, après mutation et humanisation du virus, ne s’est pas faite directement de l’oiseau à l’homme (à l’exception de la grippe aviaire de 2006), mais à la faveur d’un réassortiment d’un virus aviaire avec un virus humain chez un hôte intermédiaire particulier : le porc.
Pourquoi l’Asie ? En Chine, comme dans bon nombre d’autres pays du continent asiatique, le sous-développement fait que l’homme vit en étroite connexion avec porcs et canards. Ces derniers séjournent dans les rizières, ils éliminent les pestes végétales et les parasites et, après les moissons, se nourrissent des restes de riz. Les porcs vivent également tout près de la maison, ils éliminent les déchets et, grâce à leur croissance rapide, sont la principale source de nourriture carnée.
Or, dans le tube digestif des canards vivent en commensaux de nombreux virus de grippe, qui sont régulièrement déversés dans les rizières avec leurs excréments. L’homme et le porc sont donc en étroite connexion avec les virus aviaires. Le porc possède des cellules réceptrices qui peuvent être infectées par des virus aviaires et humains, ce qui permet de faire sauter « la barrière d’espèce ».
D’après l’Institut Pasteur, « les porcs respirent de grandes quantités de virus aviaires. Si le porc est également contaminé par un virus humain, un virus hybride peut apparaître. Ensuite, les fermiers sont contaminés par voie respiratoire par le nouveau virus. Après quelques mutations, le virus s’adapte à l’homme et commence à se répandre dans la population ».
Comme le notent les professeurs Jean-Philippe Derenne et François Bricaire dans Pandémie, la grande menace (Fayard, 2005) : « L’existence d’une écologie et d’un équilibre riz-canard-cochon-homme, qu’on retrouve également dans des nombreux pays d’Asie du Sud-Est, porte donc en elle-même tous les ingrédients pour générer une catastrophe lorsqu’un des virus aviaires mute et devient plus agressif, comme c’est le cas pour le A(H5N1). »
Si le sous-développement, les mauvaises conditions sanitaires et le manque de surveillance vétérinaire sont incontestablement un facteur de risque dans les pays en voie de développement, la pratique des élevages dits « industriels », c’est-à-dire en batterie, poussée à l’extrême par la logique ultra-libérale de la mondialisation financière dans les pays riches, forme tout autant une véritable « bombe à retardement pour les épidémies mondiales ».
Un enfant de la mondialisation
Smithfield Foods n’est donc qu’une caricature de tout un système. Avec une croissance de 1000 % entre 1990 et 2005, la firme est avant tout un enfant de la mondialisation. D’ailleurs, comme la mondialisation, elle frôle la faillite et la rumeur court que la plus grosse entreprise d’agroalimentaire chinoise, COFCO, qui possède déjà 5% de ses actions, est sur le point d’opérer son rachat.
Dans le domaine de l’élevage, le monde a radicalement changé. Aux Etats-Unis, en 1965, on produisait 53 millions de porcs, répartis sur un ensemble de plus d’un million de fermes familiales. Aujourd’hui, on en élève 65 millions sur seulement 65 000 grosses exploitations.
Joseph Luter III, un dirigeant historique de Smithfield Foods, affirme haut et fort qu’il veut faire de la Pologne « l’Iowa » de l’Europe de l’Est. En réalité, c’est le faible coût de la main d’œuvre et les normes environnementales peu contraignantes qui l’ont convaincu. En 2006, sa multinationale fait 11,4 milliards de dollars de profit et transforme environ 27 millions de porcs grâce à des méga-fermes du type de celle installée dans l’Etat américain d’Utah, qui compte 500 000 animaux. Au Mexique, l’unité de La Gloria abat presque 1 million de porcs par an.
De telles concentrations, on s’en doute, fragilisent le système immunitaire d’animaux qui ne survivent que grâce à une surmédicalisation. On pense que des élevages industriels de cette taille concentrent le risque à cause de la promiscuité et de l’homogénéité des espèces.
Aux Etats-Unis, un rapport du Pew Research Center avertissait en 2008 que la circulation de virus dans de telles concentrations de bétail « augmentera la possibilité qu’un nouveau virus puisse apparaître suite à une mutation ou un réassortiment capable de faciliter la transmission d’homme à homme. »
Aussi, reconnaît-on, l’administration permanente d’antibiotiques « à titre préventif » favorise le développement de virus de plus en plus résistants. Les pratiques échappent souvent au contrôle des Etats ; aux Etats-Unis, le Centers for Disease Control (CDC) se plaint amèrement qu’il « n’existe aucun système national officiel de surveillance pour déterminer quels sont les virus les plus répandus dans la population porcine américaine ». Après une nouvelle poussée de la grippe aviaire en Asie, un article paru en novembre 2006 dans le Journal of Environmental Health Perspectives avertit prudemment que « l’augmentation du nombre d’installations porcines voisines d’installations aviaires pourrait faciliter l’évolution de la prochaine pandémie ». De plus, surtout dans les pays en voie de développement, les installations de ce type se rapprochent de plus en plus des centres urbains.
Smithfield Foods a été condamné par la justice américaine pour des atteintes graves à l’environnement. Cependant, comme bien d’autres géants de l’agro-alimentaire, l’entreprise refuse régulièrement l’accès à ses sites de production. En Roumanie, les autorités affirment qu’après des plaintes de résidents à propos de l’odeur pestilentielle provenant de l’usine Smithfield, les médecins roumains « n’ont pas eu accès aux fermes pour effectuer des inspections de routine ».
Le Mexique
Au Mexique, ce n’est guère différent. Si une grippe aviaire (H5N2) a failli ravager le pays en 1993 lorsque la moitié de la volaille se trouva contaminée, les autorités mexicaines ont pu échapper de justesse à la catastrophe en vaccinant plus de 2 millions de poules. Cependant, là-bas comme au Pakistan, cette politique n’a malheureusement pas réussi à éradiquer totalement l’épidémie. En 2004, l’OMS fut obligée de constater qu’une forme peu virulente du virus continuait à circuler et que des poussées sporadiques restaient toujours possibles. Le plus grand producteur de poulets du Mexique, Granjas de Bachoco, dans l’Etat de Xalapa, à 50 kilomètres de La Gloria, aurait caché une épidémie de grippe aviaire pour ne pas porter tort à ses exportations.
L’association écologiste Grain rappelle que « l’un des ingrédients courants de l’alimentation animale industrielle est ce qu’on appelle les déchets de volaille, c’est-à-dire un mélange de tout ce qu’on peut trouver sur le sol des élevages intensifs : matières fécales, plumes, litière, etc. ».
Pourtant, comme l’écrivaient dès 2005 les auteurs de Pandémie, la grande menace : « La présence du virus de la grippe aviaire chez le porc est inquiétante : il suffirait qu’une épidémie de grippe humaine touche les animaux porteurs de virus H5N1 pour qu’on puisse légitimement craindre l’apparition d’un nouveau virus peut-être aussi dévastateur que le fut celui de la grippe espagnole » (p.16).
Plusieurs mois avant l’apparition de la grippe dans l’Etat de Veracruz, fin 2008, les habitants de La Gloria avaient interpellé les autorités mexicaines pour une étrange maladie respiratoire (dont le nom n’a jamais été confirmé), affectant 616 des 2155 habitants. Le 3 janvier 2009, une fillette meurt de pneumonie et le 8 février, un bébé de 7 mois décède de broncho-pneumonie aiguë. A cette époque, la contestation de certains activistes écologistes locaux, qui accusent Smithfield de polluer les nappes phréatiques, les conduit directement en prison. Les poursuites seront abandonnées en échange de leur silence. Pourtant, le 11 avril, une société américaine privée d’évaluation des risques, Veratect, avise les responsables régionaux de l’OMS et du CDC des risques courus.
Si les porcs à l’intérieur de l’usine ne sont pas porteurs du virus H1N1, l’environnement créé par l’installation est un cauchemar sanitaire évident. Autour de chaque usine, Smithfield creuse à ciel ouvert de vastes « lagunes d’oxydation » qui réceptionnent l’énorme volume des déchets : un mélange rose-pourpre de lisier et de sang dont les mouches se régalent. Déjà en 1997, Smithfield Foods avait été condamné aux Etats-Unis à 12,6 millions de dollars pour avoir pollué une rivière proche de son abattoir.
Pire encore, à La Gloria, la société dispose d’un « bio-digester ». Les carcasses des animaux qui flanchent sont jetées dans d’énormes réservoirs souterrains en béton. D’après des témoins oculaires, cités sur le site de la chaîne de télévision France24, cette « biomasse » alimente l’entreprise en combustible.
En France
Faut-il aller jusqu’au Mexique pour trouver de telles horreurs ? Un article accusateur, sur le site Marianne2, relate que « 90% de la production porcine française se fait "en bâtiment". Chaque cochon est placé sur 0,7 à 0,8 m2 de caillebotis (parfois appelé par politesse "sol ajouré"), surface permettant l’évacuation des déjections de l’animal "par gravité", coincé entre des grilles qui l’empêchent de bouger. Engraissée six mois pour pouvoir être vendue, lourde de 120 à 160 kilos, la bête est nourrie en batterie au-dessus d’une rivière d’urine et de merde. Dans l’auge mécanisée présentée à son groin, la "soupe" : un mélange d’eau, de grain (blé ou soja fermenté, souvent importé) et additifs. La mixture est généralement fournie par l’industrie phytosanitaire et de composition confidentielle. Les curieux ont pu déceler dans cette bouillie des vitamines, des antibiotiques… et des antidépresseurs ! »
Vu la promiscuité dans ces installations, les bêtes s’affolent et deviennent extrêmement agressives. « Une nervosité accentuée par les souffleries disposées au-dessus des animaux pour évacuer les gaz qui se dégagent du lisier (…) Avec le chauffage, la ventilation représente pas moins de 86 % de la consommation électrique. (…) En cas de panne, la concentration de gaz toxiques est telle que la durée de vie des bêtes est estimée à moins d’une demi-heure. Raison pour laquelle les assureurs refusent de couvrir les élevages dont les groupes électrogènes n’assurent pas le redémarrage automatique en cas d’arrêt des ventilateurs. »
Alors, faut-il pour autant abandonner les élevages industriels ? Pas si évident, note le rapport du 11 mai 2005 sur le risque épidémique, écrit par les députés Jean-Pierre Door (UMP) et Marie-Christine Blandin (Verts), car « le retour accru à des exploitations en plein air, à partir d’espèces issues des élevages, permet un contact étroit avec la faune sauvage, notamment les oiseaux migrateurs, qui favorise certaines épizooties. Des recherches intensives dans ce domaine seront nécessaires pour trouver un équilibre satisfaisant entre l’élevage extensif qu’intuitivement nous appelons de nos vœux et la sécurité sanitaire offerte par des élevages fermés ».
Comme premier pas, le 1er janvier 2006, l’UE a interdit l’utilisation d’antibiotiques non-thérapeutiques pour les besoins de la productivité du bétail, estimant que la croissance et la productivité dans ce secteur ne se réalisera que par l’amélioration de l’hygiène dans les conditions de vie. Ce n’est pas forcément le cas ailleurs dans le monde.
L’autre facette de cette dérive, c’est que la mondialisation a accéléré la tendance générale à privatiser complètement les systèmes de santé, réduisant à néant les capacités des systèmes publics à répondre aux crises. Exemple : le Mexique, victime d’un quasi-démantèlement de ses services publics, bien que disposant de virologues de premier plan, a dû envoyer les souches de grippe aux Etats-Unis pour analyse.
L’infrastructure du pays s’effondre et le virus a touché la capitale Mexico, une métropole de plus de 20 millions de personnes, au moment où le gouvernement venait de couper l’approvisionnement en eau des quartiers les plus pauvres de la ville ! Comme résultat, la surveillance des épidémies est de plus en plus livrée à des cabinets-conseils privés.
Former les « ingénieurs du vivant »
Tout ceci démontre amplement qu’une mobilisation pour la santé humaine ne peut négliger celle du monde animal. Avons-nous appris les leçons de la vache folle ou celles de la grippe aviaire de 2006 ? Le professeur Charles Pilet, ancien patron de l’Ecole nationale vétérinaire d’Alfort et président honoraire de l’Académie nationale de médecine, a parfaitement raison, vu le vaste champ de recherche des zoonoses et le danger potentiel qu’elles représentent, de réclamer le décloisonnement des facultés de médecine, qui dépendent du ministère de l’Education nationale, et des quatre écoles vétérinaires, placées depuis toujours sous la tutelle du ministère de l’Agriculture. En réalité, tout au long de son cursus universitaire, un étudiant en médecine entendra peu parler de zoonose. Peu de médecins connaissent les quelque 130 maladies animales transmissibles à l’homme. Notons que sur 14 000 vétérinaires, il n’en reste que 300 spécialisés dans les productions alimentaires. Ce phénomène, allié à la désertification des campagnes qui rend plus difficile le suivi des cheptels, est extrêmement inquiétant. Le Pr Pilet estime que la fin des cloisonnements entre ingénieurs « agri », « agros » et « alimentaires » permettra la création d’une nouvelle race d’« ingénieurs du vivant ». Voilà de quoi donner un nouveau souffle à la tradition pasteurienne et équiper l’homme et la nature pour traverser la tempête.
Messages
1. Grippe A (H1N1) : enquête sur un désastre (presque) annoncé, 9 septembre 2009, 09:04, par Sandy
l’humain doit devenir végétarien