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L’assassinat inaperçu d’un sociologue en Suède
« Mercredi 12 décembre, Fuat Deniz, un sociologue travaillant à l’université d’Örebro en Suède, a succombé à ses blessures à peine deux jours après avoir été attaqué par derrière et poignardé par un inconnu sur son lieu de travail » nous écrit Christophe Premat, chercheur à Bordeaux. « Cet assassinat aurait pu passer pour un fait divers tragique, mais la façon dont il s’est produit nous interpelle directement. D’une part, les assassinats d’universitaires sur leur lieu de travail ne sont pas monnaie courante en Europe, d’autre part Fuat Deniz travaillait sur un terrain politique très sensible, sa thèse de doctorat ayant porté sur les massacres des populations syriaques en 1915 (« l’Odyssée d’une minorité : l’exemple assyrien »). Il était en train de préparer la sortie de son deuxième livre sur ce sujet. Fuat Deniz appartenait lui-même à cette minorité vivant dans plusieurs pays du Moyen-Orient.
Né dans le Sud-Est de la Turquie, ses parents ont émigré en Suède pour des questions religieuses et politiques dans les années 1970 comme la plupart des syriaques de cette région. La Suède est le pays européen abritant une grande majorité de cette diaspora puisqu’on considère qu’ils y seraient environ 60 000. L’intégration de cette minorité s’est effectuée dans plusieurs domaines, aussi bien sportif que culturel et politique, le ministre de l’éducation sous l’ancien gouvernement social-démocrate de Göran Persson, Ibrahim Baylan, étant lui-même syriaque.
Fuat Deniz a été assassiné à la veille d’un déplacement qu’il devait effectuer vendredi dernier à l’université de Leiden, aux Pays-Bas pour y prononcer une conférence sur l’identité syriaque. Sa renommée internationale en histoire des religions était incontestable et son meurtre constitue une atteinte à la communauté des chercheurs travaillant sur ces questions historiques source de controverses politiques. Il est bien évidemment encore trop tôt pour dégager les mobiles de ce acte barbare, même si la presse locale a insisté sur le fait que la piste politique n’était pour l’heure pas écartée. C’est la raison pour laquelle la police de sécurité suédoise (SÄPO) est chargée de mener l’enquête. L’université d’Örebro a rendu hommage à ce chercheur qui avait reçu le prix du meilleur enseignant de l’université. « Le docteur Fuat Deniz et sa famille sont venus dans notre pays pour échapper à la violence. C’est une tragédie épouvantable qui s’est produite. Il n’était pas seulement un héros pour les Syriaques, mais aussi un modèle pour beaucoup dans notre société » a déclaré le ministre de la recherche, Lars Leijonborg. Ce meurtre intervient au sein d’un contexte politique très tendu, puisque de nombreux chercheurs travaillant sur les mêmes questions ont reçu des menaces de mort à l’instar de David Gaunt, professeur à l’université de Söderthörn, au sud de Stockholm. « Il y a une menace contre tous ceux qui conduisent des recherches sur les Syriaques et les meurtres de masse sous l’Empire Ottoman » a-t-il déclaré au journal Svenska Dagbladet.
En France, les travaux de Josef Yacoub avaient permis de mettre en évidence les caractéristiques de cette minorité. Ce professeur de science politique à l’université catholique de Lyon a publié de nombreux ouvrages et articles sur la question des minorités et la nécessité de leur articulation au sein des Etats modernes. La minorité syriaque est encore mal connue dans notre pays et un travail sur l’histoire et le destin des minorités chrétiennes du Moyen-Orient (Syriaques orthodoxes, Chaldéens, Assyro-Chaldéens) est primordial.
Nous espérons que l’enquête va pouvoir établir les mobiles de cet acte de barbarie qui montre la fragilité et la vulnérabilité des chercheurs travaillant sur des terrains sensibles. Si les assassins de Fuat Deniz avaient pour objectif de faire taire une voix gênante, le scandale de ce meurtre a sans aucun doute produit l’effet inverse : dans un pays qui s’est construit sur la liberté d’expression et qui a su intégrer de nombreuses minorités dont celle de Fuat, la recherche historique sur les événements de 1915 ne s’arrêtera pas, d’autant plus que l’Europe repose sur l’idée fondamentale de mémoires partagées. »
Christophe Premat est attaché Temporaire à l’Enseignement et à la Recherche à l’Institut d’études politiques de Bordeaux.