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L’histoire tragique de Estela et Guido

Publie le mercredi 5 avril 2006 par Open-Publishing

de MASSSIMO CARLOTTO

Un communiste de Vicenza (nord-est de l’Italie, ndt) est obligé de fuir en Argentine avec sa femme et ses deux enfants. Les fascistes lui rendent la vie impossible. Il s’appelle Giovanni Carlotto. Celui qui met au point le projet est son cousin, Guglielmo, anarchiste, qui, une vingtaine d’années auparavant, avait traversé l’océan pour ne pas servir dans l’armée des Savoie. Les années passent et Guido, le plus jeune fils, passe sa maîtrise de chimie et devient un petit entrepreneur. Il épouse Estela, institutrice dans une école perdue de l’immense province argentine. Ils ont quatre enfants, Laura, Claudia, Guido Miguel et Remo. Une famille argentine normale de La Plata. Racines italiennes, nostalgie et tango, asado le dimanche avec les voisins. Tout change quand les enfants décident d’entrer à l’Union Estudiantes Secondaria d’orientation montonero. A divers titres, selon l’âge. Le golpe du 24 mars oblige Laura et Claudia à entrer dans la clandestinité. Claudia était enceinte et mariée avec Jorge Falcone, frère de la desparecida Maria, une des filles de la nuit des crayons cassés. Une patota (escadron de la mort, ndr) séquestre Guido Carlotto. Ils veulent savoir où se cachent les filles. Ils le torturent mais comme il ne parle pas, il se retrouve sur la liste du mercredi, celle de ceux qui étaient chargés à bord d’un avion militaire pour un voyage sans retour au large des côtes argentines. Estela l’apprend.

Par l’intermédiaire d’un fasciste local, elle arrive à payer une rançon et son mari rentre chez lui le mois suivant. Claudia accouche dans la clandestinité, traverse la frontière et fuit en Espagne. Guido Michel, menacé, s’échappe au Nicaragua. Remo est trop jeune pour entrer dans la clandestinité et puis Estela veut qu’un, au moins, de ses enfants reste près d’elle. Tous les matins quand il va en classe, Remo retrouve une voiture qui roule à côté de lui, une Ford Falcon, avec 4 sbires à bord. La fenêtre s’ouvre et le chef le menace, l’insulte. Tous les matins. Laura est maintenant avec les montoneros, elle s’occupe de la propagande. Elle est enlevée dans une pâtisserie de Buenos Aires. Elle était en train de manger un gâteau avec son compagnon, dont aujourd’hui on ignore encore le nom. Elle l’appelait Chiquito. Estela est avertie et frappe à toutes les portes pour sauver sa fille. Défiant toute règle elle demande un entretien au Général Bignone qui la reçoit avec un pistolet bien en vue sur le bureau. Le putschiste veut savoir si Estella connaît le nom montonero de Laura. Estela comprend qu’elle n’obtiendra rien par les voies officielles. Une survivante du camp de concentration où Laura est prisonnière, lui raconte que sa fille va accoucher d’un enfant qu’elle appellera Guido, comme son père. Estela s’adresse alors une fois de plus aux fascistes de La Plata Cette fois ils demandent 150 millions de pesos. Guido vend l’usine de vernis et remet l’argent. En attendant d’embrasser sa fille, Estela coud des petits habits et des chaussons pour son petit-fils. Une nuit, un coup de fil la prévient qu’elle doit se rendre dans une caserne. Laura et un autre jeune sont étendus sur le coffre d’une camionnette. Criblés de balles. Laura a le ventre ravagé par des chevrotines pour cacher sa récente maternité.

Estela décide que ses autres fils ne mourront pas. Elle l’annonce publiquement. Claudia qui, entre temps, a eu un autre enfant, revient d’Espagne avec son mari et ses enfants pour participer à une offensive de la guérilla contre la dictature. Estela est persuadée qu’elle se trouve toujours à Madrid. Elle lui écrit souvent mais ses lettres font le tour du monde. Estela devient une grand-mère de la Plaza de Mayo. Il y a aussi les mères. Elles cherchent leurs enfants et petits-enfants malgré mille difficultés et menaces. Un jour, Claudia donne des nouvelles, elle veut lui faire connaître ses petits-enfants. Elle se rencontrent dans un restaurant de la capitale, mais une patota arrive aussi. Estela se rebelle, affronte les hommes armés. Elle se met à hurler, appelle un avocat. La dictature est à bout de souffle et l’escadron de la mort renonce à l’enlever. Mais l’histoire ne s’arrête pas avec la dictature. Au contraire. La famille se réunit. Il manque Laura et son fils, et Estela n’arrêtera jamais de le chercher. Elle milite avec les grands-mères, elle en deviendra présidente, elle fait le tour du monde pour raconter une histoire collective, elle est proposée pour le Nobel et Chirac la décore de la Légion d’honneur. Le jour de l’anniversaire de Guido, Estela lui envoie une lettre de voux par l’intermédiaire des pages d’un quotidien. Plusieurs fois on lui a suggéré qu’elle pourrait retrouver son petit-fils en échange de son retrait de la vie publique. Elle a toujours ignoré la suggestion et, il y a deux ans, un escadron de la mort a tenté de l’assassiner en tirant sur elle une rafale de mitraillette à travers les fenêtres de sa maison. Elle a appelé un vitrier et n’a pas changé d’adresse. Maintenant elle a une escorte qu’elle supporte avec peine. Estella n’a pas peur de mourir. Elle a simplement peur que ça n’arrive avant qu’elle ait retrouvé Guido.

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Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio