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La croissance n’empêche pas la précarité ni le creusement des inégalités
Publie le vendredi 9 mai 2008 par Open-Publishing4 commentaires
Foreverchanges : on voit très bien à la lecture de votre dernier ouvrage (1) que l’explosion de l’endettement privé est la réponse temporaire à une crise des débouchés due à la baisse des salaires réels. Pensez-vous que Sarkozy poursuivra en conscience une telle stratégie de facilitation du crédit à la consommation sous toutes ses formes ?
Pierre Larrouturou : je montre en effet comment dans tous les pays occidentaux, le chômage et la précarité explosent, ce qui "plombe" la négociation sur les salaires : "si tu n’es pas content, va voir ailleurs"… De ce fait, ce qui va aux salaires dans le PIB recule un peu chaque année. Même le FMI est obligé de l’admettre : la part des salaires dans le PIB a baissé de 10 ou 11% dans la plupart des pays occidentaux. Les bénéfices explosent au profit des 1 ou 2% les plus riches. Une étude de BNP/Paribas montre que, aux USA, seuls les 5% les plus riches ont vu leurs revenus réels augmenter depuis 6 ans. Les autres 95% stagnent ou reculent. Mais, les 5% les plus riches ne peuvent pas faire 15 repas par jour, un tel niveau d’inégalité, aurait du plomber la croissance. C’est uniquement en poussant les "classes moyennes" et les "pauvres" à s’endetter qu’on peut assurer un haut niveau de consommation. La dette totale (hors secteur) financier dépasse les 230% du PIB aux USA. Sarkozy veut faire la même chose en France. Il l’a dit clairement pendant la campagne (je le cite dans mon livre) mais les Français seront sans doute moins ouverts à cette fuite en avant que les Américains.
Paul : votre interview dans Libé a-t-elle provoqué des remous au sein du PS ?
Depuis samedi, j’ai eu au contraire beaucoup d’encouragements venant de toutes les tendances du PS. Aucun commentaire à Solférino mais de plus en plus de militants ou d’élus me disent qu’ils partagent notre analyse sur la gravité de la crise, sur l’injustice de la politique de Sarkozy et sur l’urgence qu’il y a à remettre la gauche au travail. Le prochain "Grand forum de la rénovation" organisée par la direction du PS, consacré aux questions économiques, ne durera que 3 heures, et il ne tranchera rien. Ce n’est pas sérieux. Tous ceux qui veulent que le PS se mette vraiment au travail peuvent signer notre pétition. Que vous soyez au PS ou que vous n’y soyez pas, prenez une minute pour lire notre Appel, et signez-le si vous êtes d’accord.
Alf : la réforme Pécresse sur l’université permet de développer le financement de la Recherche par fond privé. On sait que ce seront les projets à court terme, aux applications immédiates, qui seront favorisés au détriment des projets à long terme. N’y a-t-il pas ici un problème quand on sait que la Recherche est l’un des moteurs de la croissance économique ?
Le problème n’est pas seulement économique. Je montre dans mon livre qu’il faut relativiser le discours sur le lien entre Recherche et croissance. Le Japon est le pays qui consacre le plus à la Recherche, mais il est depuis 15 ans à la limite de la récession. Il y a plein de raisons non "économiques" d’investir dans la Recherche et, effectivement, ce gouvernement semble vouloir privilégier le court terme ou le rentable à coup sûr. Depuis quelques annnées, avec Alain Trautmann et quelques autres amis, nous plaidons pour la création d’un impôt européen sur les bénéfices qui permettraient de dégager des marges de manoeuvre financières importantes, pour financer la Recherche, (entre autres). Aujourd’hui, le taux d’impôt sur les bénéfices est de 40% aux USA contre 25% seulement en Europe (à cause du dumping qu’on observe depuis que l’Irlande est entrée dans l’Union). 15 points de différence entre le taux des USA et le taux européen… Aucun pays tout seul ne peut augmenter de 15 % son impôts sur les bénéfices mais rien ne nous empêche de créer un impôt européen pour taxer les bénéfices ou la spéculation monétaire.
Frank : notre façon de penser le monde et l’économie repose sur la croyance d’un "toujours plus". Or, on commence à percevoir l’impasse où nous mène ce raisonnement. Comment voyez-vous le processus qui nous permettra de passer de cette prise de conscience à l’action ?
Cela fait 14 ans que j’essaye de montrer les limites de la croissance. Limites économiques (même aux USA, la croissance par tête a ralentie et on voit que la croissance n’empêche pas la précarité et le creusement des inégalités), limites anthropologiques (chacun de nous n’a qu’une vie et l’accumulation de biens matériels ne suffit pas au bonheur) et limites écologiques (faudra-t-il avoir complètement déréglé le climat pour que nos dirigeants mesurent la nécessité d’inventer un nouveau modèle ? J’ai souvent l’impresssion que les citoyens sont plus en avance que les politiques dans la réflexion sur l’insuffisance de la croissance. Un des objectifs de l’Appel que nous venons de lancer pour que la gauche se mette vraiment au travail est justement de poser toutes ces questions sur la table et de prendre plusieurs mois, avec tous ceux qui voudront débattre, pour construire un nouveau modèle économique, écologique et social.
On a encore vu cette semaine les paradoxes de certains dirigeants du PS : on dit qu’il faut baissser la taxe sur l’essence mais dans 3 mois, on critiquera le gouvernement s’il n’y a pas une vraie Taxe carbone dans les conclusions du Grenelle de l’environnement. Ce n’est pas sérieux ! Cela fait 20 ans que le PS n’a pas pris le temps de réfléchir en faisant le lien entre toutes les questions (salaires, chômage, retraites, énergie, Europe…) Il est vital pour l’avenir de notre société que la gauche se mette au boulot. Dans quelques mois, un grand nombre de Français vont comprendre que Sarkozy ne règle aucun problème et que sa politique va aggraver les inégalités (inégalités de revenus, inégalités dans l’accès aux soins…). Il est vital que la gauche dessine une vraie alternative.
Comaloga : on nous dit partout que l’on ne peut rien changer dans la marche du monde actuel et que le capitalisme néolibéral l’a emporté sur toutes les autres considérations. Par quoi la gauche devrait-elle commencer pour retrouve sa force ?
Le néolibéralisme ne l’a emporté que parce que, dans bien des pays, les forces de gauche ne se sont pas données les moyens de construire une alternative. Sur le fond, le néolibéralisme nous amène dans le mur. La question des subprimes a permis de montrer la fragilité de la croisssance américaine (sans l’immigration et sans l’augmentation de la dette, les USA auraient une croissance plus faible que l’Europe).
La crise écologique est manifeste… Le besoin de nouvelles régulations est de plus en plus évident. Je ne crois pas du tout que le néolibéralisme ait gagné la partie de façon définitive. Dans mon livre, je fais 20 propositions pour sortir de la crise, aussi bien des outils pour changer nos échanges avec la Chine, qu’un Traité social européen qui empêcherait le dumping entre Etats membres. Je fais des propositions concrètes pour financer la Recherche, pour tripler le Plan Borloo en matière de logement, des propositions pour investir dans l’intellec dès les premières années de la vie. Des propositions pour sortir du chômage… Et je ne suis pas le seul, évidemment, à faire des porpositions.
C’est pour cela que je suis en colère contre l’équipe qui dirige le PS. On a laissé le pouvoir à Sarkozy parce qu’on avait un projet assez médiocre alors que jamais les élus locaux, les militants, les associations ou les universitaires n’ont apporté autant de matière pour construire une alternative au libéralisme. C’est comme les morceaux d’un puzzle qu’il faut rassembler, hiérarchiser. En quelques mois, si la gauche se met au travail, nous pourrions avoir un projet absolument génial.
Anaïs : nous savons que l’Union Européenne s’est construite essentiellement en se concentrant sur des aspects économiques, prônant bien souvent une libéralisation ; selon vous comment l’Europe, notamment dans un souci de démocratisation, devrait-elle orienter ses politiques, et en particulier sa politique économique ?
Anaïs, pendant longtemps l’Europe a été un espace de coopération et de régulation, et non de dérégulation. L’Union Charbon-Acier, crée par Schuman, était clairement une idée de régulation. Les quotas laitiers créés en 1984 étaient une forte régulation. Au début des années 1990, Jacques Delors demandait que l’on crée un impôt européen pour donner plus de ressources à l’Europe et que l’Europe puisse avoir des politiques keynésiennes. Ce n’est que depuis 10 ou 15 ans qu’un virage très libéral a été pris.
Il y a 4 ans, Bolkesteein proposait de supprimer l’impôt sur les bénéfices dans tous les Etats membres. C’était une idée délirante et personne à Bruxelles n’a demandé à Bolkestein de démissionner. C’est dire si les idées libérales ont avancé depuis 15 ans. En même temps, la gravité de la crise sociale commence à faire bouger les choses. Depuis 1999, avec quelques amis, nous militons pour la négociation d’un vrai traité social, avec des critères de convergence social, la reconnaissance des services publics… En 1999, on nous prenait pour des charlots. En 2003, nous avons eu le soutien de Jacques Delors, José Bové, Rocard, di Rupo, Gutteres, et Romano Prodi nous a reçu officiellement a Bruxelles. Cette année, pour les 50 ans du traité de Rome, aussi bien Romano Pordi que Angela Merkel ont dit qu’il fallait négocier un traité social. Hélas Sarkozy a voulu boucler (bacler) la négociation en quelques jours, mais la question reste sur la table. C’est un des 3 points qui sont dans notre pétition. Nous demandons que dès février 2008, le PS invite les socialistes et les "forces de progrès" des 27 états membres pour relancer l’idée d’un Traité social européen (et d’un impot européen sur les bénéfices).
Valère : vous dites que la mondialisation n’est pas responsable de la crise sociale et économique que traverse l’Europe. En même temps vous dites que la Chine devra payer des montants compensatoires à l’Europe. N’y-a-t-il pas une contradiction ?
Pour le moment, la mondialisation n’est pas coupable : je montre dans mon livre que la balance commerciale de la France est excédentaire hors Europe (malgré le prix du pétrole et le dumping chinois) et la production industrielle réalisée sur le territoire national continue d’augmenter un peu chaque année. Donc nos 3 millions de chômeurs et nos millions de précaires ne s’expliquent pas par une hémorragie d’activité vers la Chine. Ceci étant, vu l’évolution des coûts salariaux en Chine (Cf. Libération de samedi dernier, ou Cf. courbe dans mon livre), si l’Europe ne fait rien, la situation va vite se dégrader. Voilà pourquoi je propose que l’Europe négocie avec la Chine un système de Montants compensatoires qui incite, aide et "oblige" la Chine à respecter d’ici 5 ans les règles du jeu sociales et environnementales qu’elle avait (officiellement) acceptées avant d’adhérer à l’OMC.
Marianne : vous maintenez que 4 jours de travail par semaine, seraient suffisants pour faire fonctionner l’économie, pourtant on voit où nous a mené les 35 heures ?
On vit depuis 30 ans une vraie révolution. Grâce aux robots, aux ordinateurs, la productivité a été multipliée par 7. C’est colossal. Du coup, on produit plus avec moins de travail. Quoi qu’en dise Sarkozy, la question n’est pas "Pour ou contre la RTT" ? mais plutôt Quelle RTT ? Aux USA, il y a tellement de petits boulots que la durée moyenne du travail (sans compter les chômeurs) est tombée à 33,7 heures (voir courbe au début de mon livre). Aux Pays bas, le pays d’Europe où il y a le moins de chômage, le temps partiel est tellement développé que la durée moyenne est tombée en dessous de 30 heures. Au Japon, 32% des salariés sont à temps partiel. La question n’est pas "Pour ou contre la RTT" mais quelle RTT ? RTT précarité, RTT imposée par le marché, avec des millions de précaires et, pour ceux qui ont un vrai boulot, un stress de plus en plus intenable ? ou RTT bien négociée, un vrai emploi et un vrai salaire pour le plus grand nombre et une qualité de vie nouvelle.
400 entreprises sont déjà passées à 4 jours. A partir de ces 400 pionniers, on estime qu’un mouvement général vers les 4 jours (avec le financement que nous proposons) pourrait créer 1,6 millions d’emplois. Si on créait 1,6 millions d’emplois, si on divisait par 2 le chômage, la négociation sur les salaires serait sans doute plus équilibrée et la part des salaires dans le PIB remonterait un peu. Si l’UMP et le Medef sont tellement hostiles à la semaine de 4 jours, n’est-ce pas parce que c’est le moyen le plus puissant de rééquilibrer le partage salaires/bénéfices ?
Paul : pourquoi le PS ne partage-t-il pas votre opinion : à savoir qu’il faut instaurer un rapport de force entre le travail et le capital ?
Comment pouvez-vous dire que le PS ne partage pas cet avis ? Sur cette question comme sur beaucoup d’autres, le PS n’a rien tranché depuis 20 ans. Mais je suis persuadé qu’un très grand nombre de militants et d’élus sont OK avec mon analyse. Je raconte dans mon livre comment Eric Besson, qui présidait la Commission économie, a tout fait pour qu’elle ne travaille pas. L’enjeu maintenant est de sortir de cette panne et d’entamer un vrai travail de reconstruction intellectuelle et politique. Si vous regarder la liste des premiers signataires de notre Appel, vous verrez qu’il y a des élus de tous les courants. J’ai bon espoir que nous parvenions à remettre le PS au travail. Sur les questions sociales, sur l’environnement, sur l’Europe… Sarkozy espère que 2008 sera une année noire pour la gauche. Il espère que la gauche va se diviser sur le minitraité européen en février, puis qu’on va se diviser en mai, pour l’anniversaire de mai 68, puis que le Congrès du PS sera un nouveau Congrès de Rennes… Nous, au contraire, nous voulons que 2008 soit une année de renaissance. Que toute la gauche travaille pendant quelques mois pour adopter un nouveau projet, à la hauteur des attentes. Et ensuite, il nous faudra faire des milliers de débats aux 4 coins du pays pour convaincre nos concitoyens qu’une nouvelle gauche est née, avec un nouveau projet.
Les idées de droite passsent bien à la télé : en 30 secondes, le "chacun doit travailler plus et les immigrés doivent repartir chez eux" ça passe très bien. La droite joue sur les peurs et ne fait jamais apppel ni à l’intelligence ni à la conscience des citoyens. Son message parle au cerveau reptilien. En 30 secondes, ça passe à la télé. Les idées de gauche sont plus complexes. il faut du temps pour les expliquer. Voilà pourquoi il ne faut pas que la gauche attende 2011 pour adopter son projet. Mettons nous au travail début 2008. On aura un nouveau projet en juin 2008 et ensuite on commence une grande campagne d’explication. Et en plus je dois conclure. S’il vous plait, ne restez pas spectateurs. Aidez nous à reveiller la direction du PS ; Aidez nous à remettre la gauche au travail.
(1) Le livre noir du libéralisme, Pierre Larrouturou, aux Editions du Rocher, 18 euros.
Messages
1. La croissance n’empêche pas la précarité ni le creusement des inégalités, 9 mai 2008, 16:29
Pierre Larrouturou, économiste, porte parole de l’Union pour l’Europe sociale, a répondu aux questions des internautes de Libération sur les mécanismes et les dangers du libéralisme économique.
LIBERATION.FR : vendredi 7 décembre 2007
1. La croissance n’empêche pas la précarité ni le creusement des inégalités, 9 mai 2008, 16:54
Appel pour que le PS se mette au travail
et qu’il s’ouvre à tous ceux qui veulent construire une Nouvelle donne à gauche...
http://www.nouvellegauche.fr/
Vu les statuts du PS, si cette pétition recueille 5.000 signatures de militants PS (ou 50.000 signatures de citoyens non-PS), la direction sera obligée de nous écouter.
2. La croissance n’empêche pas la précarité ni le creusement des inégalités, 9 mai 2008, 18:02
UNE FISCALITÉ AU SERVICE DES PRIVILÉGIÉS (série : "Changer de cap")
Corriger par l’impôt l’inique répartition des richesses
« UNE contribution commune est indispensable.
Elle doit être également répartie entre les citoyens en raison de leurs facultés (2). » Formulé dès 1789 - la Révolution est née d’une révolte contre l’injustice fiscale -, inscrit dans l’actuelle Constitution française, le principe d’égalité devant l’impôt est depuis deux siècles le droit de l’homme le plus maltraité.
Il n’a guère inspiré des politiques généralement conduites, au mieux de leurs intérêts, par les classes dominantes et leurs représentants dont la constante préoccupation est de transférer sur d’autres la charge fiscale chaque fois que le rapport de forces sociales le permet, c’est-à-dire la plupart du temps.
Avec un cynisme brutal : « Payer des impôts, c’est bon pour les pauvres », s’exclamait il y a quelques années, non sans raisons, la veuve d’un milliardaire américain spéculateur immobilier. En France, tandis que le nombre de chômeurs et d’exclus s’accroît vertigineusement, que près d’un million de RMistes doivent survivre avec moins de 2 500 francs par mois (3) - somme qui supportera environ 40 % de prélèvement fiscal (4) -, le gouvernement s’est engagé à baisser l’imposition des hauts revenus afin de ne pas décourager les plus riches de gagner de l’argent (5). En attendant, ils vont pouvoir bénéficier de la solidarité des autres citoyens qui prendront en charge dès 1995 la moitié du salaire de leurs employés de maison (6). Ils seront désormais incités financièrement à déclarer un personnel généralement employé au noir, autrement dit à respecter la loi. Grâce à cette réduction d’impôt, pouvant s’élever jusqu’à 45 000 francs, ajoutée aux autres mesures fiscales en faveur des propriétaires et des investisseurs immobiliers et aux multiples avantages déjà offerts au capital, les foyers aisés pourront être exonérés, tandis que leur personnel, même payé au salaire minimum, acquittera l’impôt sur le revenu.
Il avait été déjà mis en évidence que les produits d’une fortune de plus de 100 millions de francs judicieusement placés pouvaient très légalement échapper à l’impôt (7). Enfin, friandise sur la bûche de Noël, gouvernement et majorité n’ont pas su refuser aux cadres supérieurs, dirigeants et mandataires sociaux des grandes entreprises, le cadeau qu’ils attendaient, offert avec discrétion. Les options de souscription d’actions - stock options - dont ils bénéficient et qui leur permettent d’augmenter considérablement des rémunérations déjà excessives, continueront, en dépit des abus dénoncés par le ministre du budget, à ne pas être soumis à l’impôt sur le revenu. Après s’en être indigné, gouvernement et Parlement ont discrètement cédé a la « pression des marchands d’influence » selon la jolie formule du rapporteur du budget du Sénat (8). Rente Pinay et emprunt Giscard ALORS ministre des finances, M. Edouard Balladur avait déjà donné, entre 1986 et 1988, la mesure de ses capacités, couvrant les privilégiés d’une avalanche de bienfaits avant de récidiver comme premier ministre à partir de 1993 et d’offrir plus de 100 milliards de francs de cadeaux fiscaux aux entreprises (9). D’autres l’avaient précédé. Antoine Pinay et sa rente défiscalisée, qui permit pendant vingt-cinq ans aux grandes familles de transmettre leurs fortunes en franchise de droits de succession pourvu que soit prise la précaution, suivant la formule des notaires, de « mettre le mort en Pinay avant de le mettre en bière » (10). Ou Pierre Bérégovoy, ministre socialiste protecteur si vigilant du capital que son entrée ou retour au gouvernement étaient salués d’une vigoureuse hausse boursière. Ou encore M. Valéry Giscard d’Estaing qui, après avoir doté actionnaires et obligataires d’avoir fiscal et de prélèvements libératoires, leva l’emprunt le plus coûteux de l’histoire de France pour les contribuables, mais le plus juteux pour les rentiers tondeurs de coupons (11). Tant il est vrai que la réputation de grand argentier d’un homme politique se fait sur les privilèges fiscaux qu’il accorde aux détenteurs de capitaux, au détriment des autres contribuables. S’il peut en être ainsi, sans grande réaction de la majorité des citoyens, c’est d’abord que la classe dominante verrouille et contrôle le débat sur la fiscalité jusque dans le vocabulaire et la qualification des dispositions. La prise en charge par la collectivité de la domesticité des beaux quartiers est présentée comme une mesure de lutte contre le chômage par une incitation au développement des « emplois de proximité ». Les permis de fraude dans les départements et territoires d’outre-mer transformés en paradis fiscaux par la loi Pons sont baptisés aides à l’investissement (12). A l’exception notoire des syndicats professionnels (13), peu nombreux sont ceux qui se risquent à rétablir par l’analyse fiscale la signification des mesures prises. Quant aux études, souvent remarquables, conduites par les organismes spécialisés, elles restent confidentielles et difficiles d’accès ; d’autant plus prudentes et conformistes que l’indépendance en la matière peut, comme dans le cas du Centre d’études des revenus et des coûts (CERC), conduire à la remise au pas. Surtout, ces études sont toujours parcellaires, traitant séparément impôts ou situations fiscales sans donner une vision globale des prélèvements obligatoires et de leur répartition. En général, la presse conservatrice ne s’intéresse qu’à une faible partie de la fiscalité, la partie visible de l’iceberg, à laquelle les élites sont le plus sensibles. Mais c’est au nom de tous qu’elle réclame inlassablement l’allégement - voire la suppression - de l’impôt sur le revenu (14), des droits de succession et de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), sans oublier « les charges écrasantes qui pèsent sur les entreprises ». Il ne reste aux responsables de tous bords qu’à puiser dans un bêtisier fiscal bien fourni, alimenté en permanence - en particulier par les travaux pseudo-scientifiques d’économistes se distribuant entre eux des grands prix d’autosatisfaction - et où le « trop d’impôt tue l’impôt » a remplacé avantageusement l’ancien « demander plus à l’impôt et moins au contribuable ». Ministres, patrons, experts, maires, proposent gravement des plans d’aide et de relance à telle ou telle profession, industrie ou région en difficulté, dont l’essentiel des dispositions se résume à des exonérations fiscales, autrement dit à des autorisations de ne pas payer ses factures de service public et de les faire régler par les autres contribuables sans qu’on puisse jamais évaluer le rapport entre le coût et l’efficacité de l’opération. On mesure la foudroyante originalité de ces dispositifs dont le ministre de l’industrie, M. Alain Madelin, est le modèle de héraut le plus récent (15). Tout observateur apprend bientôt que la fiscalité exprime très précisément et sans faux-semblant la réalité des rapports économiques et de la condition sociale. Depuis un demi-siècle, en France comme dans la plupart des autres pays européens, la politique fiscale constante des gouvernants est de faire payer aux travailleurs, par l’impôt, le prix de la concentration capitaliste et de la mondialisation des échanges (16).
La charge des entreprises a été continuellement et systématiquement réduite par des dispositions fiscales de plus en plus attrayantes (voir encadré page 15). L’énorme coût de ces allégements fiscaux continue d’être intégralement imputé aux salariés-consommateurs par une augmentation considérable de la double imposition qu’ils subissent sur leur rémunération (principalement cotisations sociales et impôt sur le revenu) et sur leurs dépenses (TVA, droits d’accises et autres taxes et prélèvements indirects répercutés dans les prix).
Si cette politique a incontestablement contribué à la concentration capitaliste au sein de grandes entreprises compétitives, elle a en définitive moins bénéficié au secteur industriel et productif qu’à la sphère financière et spéculative. Un phénomène amplifié par la fraude endémique - évaluée par le Syndicat national unifié des impôts (SNUI) à 230 milliards de francs, presque le montant du déficit budgétaire - largement imputable aux milieux d’affaires comme le fait apparaître le coin de voile levé sur les pratiques de corruption des grands groupes industriels et financiers (17). Une fraude rarement sanctionnée comme elle le mériterait. En témoignent les quelques huit milliards de crédits d’impôt - plus que le montant de l’impôt sur la fortune - récemment volés à l’État, par une multitude de firmes au moyen des fameux « fonds turbo », ces valeurs mobilières revendues sitôt achetées. L’objectif du patronat est tout simplement l’« impôt zéro », qu’il compte atteindre - dans le cadre européen - par l’alignement progressif de tous les pays sur le « moins-disant fiscal » et l’extension du dumping pratiqué par les Etats pour attirer les capitaux extérieurs. Ainsi, en 1988, M. Bérégovoy avait renoncé à faire adopter par ses partenaires européens une retenue à la source sur les revenus de l’« épargne » et la levée du secret bancaire pour le fisc, en échange de la libération des mouvements de capitaux. Le Royaume-Uni, l’Allemagne et bien sûr le Luxembourg s’y étaient vigoureusement opposés. Depuis, les prélèvements sur les revenus du capital se sont alignés sur les niveaux les plus bas. Lorsque, en 1993, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe obligea le gouvernement allemand à instaurer une retenue à la source de 30 %, près de 50 milliards de deutschemarks de capitaux s’enfuirent au Luxembourg en quelques mois, pour s’élever finalement à 150 milliards de deutschemarks, faisant perdre au fisc l’équivalent de 80 milliards de francs. Au grand dam du chancelier Helmut Kohl, qui s’en prit tardivement aux moeurs du paradisiaque grand-duché. Plus subtilement, par des stratégies de délocalisation et de prix de transfert, le jeu des zones franches et des paradis fiscaux, la grande entreprise transnationale peut fabriquer des comptes sur mesure, moduler et localiser ses bénéfices librement. Elle tend ainsi à transformer son impôt en une contribution volontaire qu’elle distribue discrétionnairement et répartit entre les Etats et collectivités locales pour le financement de leurs oeuvres, quand elle le veut bien. Coca-Cola France, par exemple, réalise tous ses bénéfices dans ses deux usines implantées dans les zones franches de Toulon et de Dunkerque, exonérées d’impôt. Elle parvient à ce résultat en transférant ses petites bouteilles à la filiale commerciale établie en Ile-de-France, donc imposable, à un prix tellement élevé que celle-ci ne peut faire que des déficits... malheureusement pour le fisc français (18). De son côté, l’administration américaine estime que 70 % des filiales de sociétés étrangères installées aux États-Unis minorent artificiellement leurs prix de transfert. Elle évalue la fraude potentielle à 45 milliards de dollars, soit environ 250 milliards de francs par an, et entend bien récupérer son dû malgré les protestations indignées des fraudeurs concernés, qui savent que leurs pratiques sont très difficiles à prouver, surtout lorsque les prix de transfert portent sur des services (redevances de brevets, savoir-faire...) (19).
3. La croissance n’empêche pas la précarité ni le creusement des inégalités, 9 mai 2008, 18:04
Briser l’« omerta » sur la piraterie financière AINSI s’exacerbent les tensions provoquées par les pratiques d’évasion des entreprises et de dumping des Etats. Si ceux-ci ont encore la capacité et la volonté de résister à la puissance du capital, leur première tâche est de démanteler le réseau mondial des paradis fiscaux et de briser l’« omerta » bancaire, bases de la piraterie financière âprement défendues par le monde international des affaires comme par le patronat français (20). Aucun obstacle technique n’empêche de mettre un terme à une criminalité financière pratiquée comme une activité parfaitement respectable, abritée dans des principautés, territoires et pseudo-Etats marionnettes n’existant qu’avec la complicité des grandes puissances, lesquelles contrôlent 90 % des transactions mondiales. Contraintes à la transparence, non seulement la fraude et l’évasion fiscale, mais aussi la corruption et le blanchiment de l’argent de tous les trafics, en particulier de drogue, qui font leur prospérité, seraient sérieusement mis en difficulté. Alors seulement pourrait être mise en place l’urgente taxation concertée des mouvements de capitaux et transactions financières, en vue de réguler l’anarchie spéculative et de fournir à la communauté internationale les moyens de financer un développement durable (lire, pages 12 et 13, l’article d’Ignacy Sachs).
Éradiquer les paradis fiscaux, supprimer les zones franches, au nom même de la libre concurrence faussée par ces pratiques discriminatoires, harmoniser l’imposition des bénéfices au sein de l’Union européenne en rapprochant les règles de comptabilité, d’assiette et de territorialité, en taxant non pas la fiction du bénéfice fiscal mais la capacité d’autofinancement (cash-flow), coordonner les contrôles entre administrations nationales pour une sévère répression des fraudes et évasions, telles pourraient être les directions à suivre. Les grands groupes capitalistes participeraient au financement des charges communes, à la mesure de leurs moyens, par un impôt qui pourrait être le premier réellement européen.
Mais les entreprises semblent davantage intéressées par la privatisation de l’administration fiscale. Elle est en bonne voie. Fermiers généraux, elles sont déjà largement associées à la collecte des impôts et cotisations sociales. Elles en assurent les trois quarts et, compte tenu des délais de reversement, bénéficient gratuitement d’une énorme trésorerie. De plus, elles se sont attribuées une bonne partie de l’action culturelle ou sportive qu’elles sponsorisent pour leur propre promotion et financent par des recettes de publicité. Une forme moderne de taxation privée du consommateur, généralement beaucoup plus coûteuse qu’un impôt ou une redevance, comme c’est le cas pour le téléspectateur des chaînes privées. Enfin, elles sont de plus en plus sollicitées pour traiter les tâches de l’administration fiscale, sur le modèle britannique du « market testing ». Les services y sont dépecés de certaines fonctions (traitement informatique, recouvrement des impayés...), mises aux enchères et attribuées au privé - qui récupère personnels et immeubles avec liberté de s’en débarrasser et sans obligation d’assurer la continuité du service public. Avec plus de 3 000 milliards de francs en 1993, l’ensemble des impôts et cotisations sociales - le prélèvement obligatoire - atteint un niveau qui classe apparemment la France parmi les pays de haute pression fiscale. Celle-ci est passée de 30 % à 35 % du produit intérieur brut (PIB) de 1963 à 1973, puis de 35 % à près de 45 %, entre 1973 et 1983, avant de se stabiliser autour de 44 % du PIB. En dessous des pays scandinaves, où elle avoisine 50 %, au-dessus du Royaume-Uni ou de l’Espagne, où elle tourne autour de 35 %, des États-Unis ou du Japon où elle atteint à peine 30 % (21). Sachant que chaque point de PIB représente environ 70 milliards de francs, les variations de pourcentage, même faibles, ne sont pas sans signification. Inextricable maquis des exonérations CONTRAIREMENT à l’une des idées reçues du catéchisme libéral, un haut niveau d’impôt n’est pas, a priori, un handicap au développement, pas plus qu’un bas niveau n’est un stimulant. En témoignent aussi bien les pays scandinaves - la plus grande prospérité alliée au prélèvement fiscal le plus élevé -, que les pays sous-développés où la basse pression fiscale n’a jamais dynamisé l’esprit d’entreprise d’élites quasiment exonérées d’impôt (22). Si l’on tient compte du fait que, pour moitié, les prélèvements correspondent aux cotisations sociales, les impôts proprement dits sont en diminution et ne sont pas plus élevés en France qu’aux États-Unis ou au Japon (où la santé comme l’éducation sont le plus souvent des dépenses privées). La part des impôts d’État dans les prélèvements obligatoires n’a cessé de baisser, passant de 17,7 % du PIB en 1984 à 14,5 % en 1994, tandis que, dans le même temps, les cotisations sociales s’élevaient de 20,2 % à 21,4 % du PIB et les impôts locaux de 5,6 % à 6,9 % du PIB (23). La question n’est donc pas tant d’abaisser le niveau de prélèvement - moins d’impôts, c’est moins de solidarité et plus d’inégalité -, qui est largement fonction de considérations historiques et du degré de protection sociale, que de réduire l’iniquité de sa répartition. En France, elle est colossale. A peine plus de 10 % du prélèvement - impôt sur le revenu, droits de succession, impôt de solidarité sur la fortune (ISF) - est progressif et personnalisé, sans pour autant être global, du fait des multiples exonérations et déductions, ni toujours lisible. L’opacité est la règle ; des maquis inextricables qui ouvrent de larges possibilités aux interprétations abusives des contribuables les plus habiles à en tirer parti, mais laissent aussi les autres quelque peu démunis face à l’administration. Aucun autre pays d’Europe ne connaît une telle situation. Tout le reste est constitué par un amoncellement d’impôts, taxes et cotisations au mieux proportionnels aux revenus et aux dépenses (TVA, contribution sociale généralisée-CSG, cotisations sociales...), souvent répartis plus ou moins arbitrairement (taxes professionnelle ou d’habitation, vignette...), voire dégressifs (cotisation vieillesse). Pour les deux tiers du total, ils sont intégrés dans le prix des produits, biens et services, prélevés de façon aveugle, sans aucune considération pour la situation personnelle du contribuable et sans qu’il soit en mesure d’en évaluer précisément le montant. De ce point de vue, la France partage avec la Grèce le système le plus inégalitaire de l’Union européenne. Dans tous les autres pays, les prélèvements progressifs et personnalisés y sont en moyenne deux à trois fois plus élevés (quatre à cinq fois plus au Danemark, qui, sur ce point, peut servir de modèle). En la matière, on ne peut improviser. D’une part, la réforme est oeuvre de longue haleine, la fiscalité, peu maniable, se pilote difficilement et réagit lentement. D’autre part, la souveraineté de l’Etat est limitée par l’harmonisation fiscale européenne en cours, en particulier là où elle est déjà réalisée, c’est-à-dire en matière de TVA. Il a fallu trente ans pour y parvenir (24) et chaque pays est lié par ses engagements. Ce que semblent ignorer ceux qui, comme M. Giscard d’Estaing, proposent une « TVA sociale » majorée. La justice fiscale dépend du respect de quelques règles simples : une imposition personnalisée prenant en compte la situation sociale, familiale, professionnelle du contribuable ; globale, c’est-à-dire appréhendant tous les éléments du revenu, du train de vie et du patrimoine, quelles que soient leur origine et leur affectation ; progressive, afin de corriger quelque peu les énormes inégalités sociales ; enfin, lisible, ce qui ne veut pas seulement dire compréhensible pour chaque citoyen contribuable, mais aussi qui permette à chacun de savoir ce qu’il paie et qui paie quoi, en assurant une publicité de l’impôt. On voit donc dans quelle direction on devrait se diriger en toute priorité : réduire progressivement la part des prélèvements les plus inéquitables et augmenter les autres. Or c’est précisément l’inverse qui se produit : d’année en année, par glissements insidieux et par des mesures ponctuelles, se dessine le profil d’une fiscalité de plus en plus injuste. Tout d’abord, un énorme transfert de charges s’est opéré au cours des dix dernières années des entreprises vers les ménages, et des revenus et plus-values en capital sur les revenus du travail, alors même que profits, capitaux et fortunes se sont considérablement accrus et concentrés. Ainsi l’impôt sur les bénéfices des sociétés (IS) représente aujourd’hui moins de la moitié de l’impôt sur le revenu, alors qu’il était du même montant il y a trente ans. Il est même devenu inférieur à la taxe pétrolière (TIPP). Au transfert massif de charges des entreprises vers les ménages s’ajoute un transfert de l’imposition des revenus et des placements en capital vers les revenus du travail. Les premiers bénéficient d’une multitude d’exonérations et de déductions, dont le catalogue se gonfle d’année en année grâce à l’action des groupes de pression et des corporations financières : intérêts d’emprunts et placements immobiliers, assurance-vie, épargne logement, crédits d’impôt et avoir fiscal, prélèvements libératoires à taux réduits, dividendes, intérêts et plus-values en partie exonérés. S’est effectué ensuite un autre transfert ; impôts d’État dont la progressivité et la personnalisation, déjà très faibles, sont atténuées (réduction du nombre de tranches et des taux de l’impôt sur le revenu, suppression du taux majoré de la TVA), vers des cotisations sociales proportionnelles - voire dégressives - et des impôts locaux de répartition arbitraire (taxes d’habitation et professionnelle) creusant les inégalités entre les collectivités territoriales. Enfin, on assiste à un transfert, plus inique encore, de l’impôt sur le revenu vers la CSG, c’est-à-dire du seul impôt progressif, personnalisé et significatif, payé par un ménage sur deux - généralement ceux aux revenus les plus élevés -, vers une cotisation proportionnelle et impersonnelle prélevée à la source sur tous les revenus - à l’exception de certains revenus du capital (25) - et donc sur les plus faibles. Expérimentée en 1994 avec la baisse de l’impôt sur le revenu (19 milliards de francs) et la hausse de la CSG (54 milliards de francs), la méthode a des effets particulièrement inégalitaires, augmentant la charge des plus bas revenus, diminuant celle des plus élevés. Il n’y a aucune raison de douter que, conformément à leurs engagements, gouvernement et majorité poursuivent dans cette direction. « Face à cet impôt sur le revenu dénaturé, alourdi et perverti au fil des ans, la CSG présente des avantages qui peuvent la faire apparaître comme l’impôt sur le revenu de demain », estime M. Christian Poncelet, RPR, président de la commission des finances du Sénat (26). Cette politique fiscale de la droite libérale s’inscrit dans un projet plus global. Le creusement du déficit public par diminution des recettes fiscales et déséquilibre du budget social doit justifier, à terme, le démantèlement des revenus et transferts sociaux - présentés comme trop onéreux - puis le recours massif aux assurances du secteur privé. De plus en plus impatient, celui-ci attend les centaines de milliards des futurs fonds de pension qu’on s’apprête à lui livrer avec le risque qu’il en fasse un usage aussi performant que le comté d’Orange (lire, ci-dessous l’article d’Ibrahim Warde). La justice fiscale n’est pas près d’y trouver son compte. Elle exigerait une autre orientation. En commençant, pour ce qui est de l’impôt sur le revenu - 300 milliards de francs, 10 % du prélèvement obligatoire -, par diminuer puis supprimer la plupart des abattements, exonérations et déductions, y compris celles ouvertes à une multitude de catégories de salariés, dont les journalistes (les parlementaires ont donné l’exemple en abandonnant celles dont ils bénéficiaient). Les autres profitent surtout, pour les plus coûteuses, aux gros détenteurs de capitaux mobiliers et immobiliers, sous couvert de protéger la petite épargne (abattement sur les revenus de capitaux, intérêts d’emprunts immobiliers, assurance-vie...). Devraient également être intégrées les plus-values en capital, produits des spéculations boursières et immobilières qui, pour l’essentiel, échappent à l’impôt progressif. L’élargissement de l’assiette aux revenus des ménages aujourd’hui non imposables pourrait alors se faire, progressivement et parallèlement à l’abaissement des cotisations sociales des salariés, tout en améliorant la transparence et le contrôle des autres catégories de revenus. Au Danemark, l’impôt progressif sur le revenu est de très loin la principale recette fiscale ; payé par tous, à des taux modérés, il est quatre fois et demi plus élevé qu’en France. Son produit est réparti entre l’État et les collectivités locales ; en revanche, les Danois n’ont pratiquement pas de cotisations sociales. Le système est incomparablement plus juste et égalitaire. Même démarche en ce qui concerne l’ISF - 7,5 milliards de francs, 0,25 % du prélèvement global -, qui devrait être relevé pour garantir au moins le financement du RMI auquel il est affecté. Ce qui pourrait être obtenu en réintégrant dans les bases d’imposition, actifs professionnels et oeuvres d’art exonérés. Quand aux droits de succession - moins de 1 % des prélèvements obligatoires, 0,2 % de la fortune française - ils sont, pour les mêmes raisons, incapables de remplir leur rôle essentiel de correction des inégalités entre les générations, sans laquelle se perpétuent et se renforcent les hiérarchies et ségrégations fondées sur l’argent. Ainsi s’explique que, alors que l’imposition progressive sur les revenus et les fortunes est en vigueur depuis des décennies, les uns et les autres restent extrêmement concentrés et inégalement partagés, leur répartition étant à peu près la même avant et après impôt. Un pour cent des Français possèdent 25 % de la fortune nationale, et 10 % en détiennent 55 %. De la même façon, les 10 % de la population du haut de l’échelle, qui reçoivent 32 % de l’ensemble des revenus, en détiennent toujours 29 % après impôt, alors que les 50 % du bas de l’échelle, qui ne reçoivent que 21,1 % des revenus, n’en ont toujours que 22,5 % après impôt (27). Avec ses zones franches, ses défiscalisations outre-mer, ses multiples déductions, abattements, réductions, exonérations offerts essentiellement aux détenteurs de capitaux, ses impôts sur le bénéfice et le revenu les plus bas des pays développés, une certaine France tente de se recycler comme paradis fiscal de l’Union européenne, pour rentiers frileux et capitaux délocalisés, sorte d’extension de la principauté de Monaco et des îles Anglo-Normandes, la masse des citoyens contribuables restant taillable et corvéable à merci. Il existe d’autres voies d’avenir, plus conformes aux principes démocratiques proclamés, capables d’assurer le développement futur, tout en corrigeant par l’impôt, au moins partiellement, des inégalités incompatibles avec la cohésion et la paix sociales.
L’iceberg
3 054 milliards de francs perçus en France en 1992 (impôts d’Etat, impôts des collectivités locales et cotisations sociales) peuvent être ventilés en quatre catégories : 1) pour 61 % : impôts indirects sur la consommation, soit 1 800 milliards de francs qui comprennent essentiellement :
– les impôts sur les biens et services : 818 milliards de francs (dont TVA : 528 milliards de francs et taxe sur les produits pétroliers : 118 milliards de francs) ;
– les cotisations sociales et taxes sur les salaires des entreprises : 904 milliards de francs. 2) pour 31 % : impôts sur les revenus des ménages, soit 930 milliards de francs qui comprennent essentiellement :
– les impôts sur le revenu des personnes : 420 milliards de francs (dont l’impôt sur le revenu : 303 milliards de francs et la taxe d’habitation : 42 milliards de francs) ; - les cotisations sociales des salariés : 410 milliards de francs et celles des travailleurs indépendants : 112 milliards de francs. 3) pour 5 % : les impôts sur le patrimoine, soit 153 milliards de francs (dont les droits de succession : 23 milliards de francs et l’ISF : 7,5 milliards de francs). 4) pour 3 % : l’impôt sur les sociétés, soit 106 milliards de francs.
Au service des entreprises
Les avantages fiscaux en faveur des entreprises comprennent essentiellement : - l’investissement (auto- financement en franchise d’impôt grâce aux régimes d’amortissement dégressif et de provisions, de déduction de TVA et de déduction forfaitaire sur investissement) ; - la concentration et l’inter- nationalisation des firmes (régimes des fusions et apports partiels d’actifs, des sociétés mères et filiales, des groupes et des bénéfices, mondial et consolidé) ; - le financement externe et les mouvements de capitaux (baisse de 17 points de l’impôt sur les sociétés passé de 50 % à 33,33 %, avoir fiscal progressivement monté à 100 % correspondant à l’exonération d’impôt des bénéfices distribués, prélèvement libératoire à taux réduit sur les revenus de capitaux fixes et les plus-values non exonérées).
Christian de Brie. Le Monde Diplo.