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Là où l’amnistie n’arrive pas. Dans l’hôpital psychiatrique d’Aversa, l’ancien asile criminel

Publie le mardi 9 janvier 2007 par Open-Publishing

Enfer romain. Le coût de la folie. Pour chaque interné 1 euro 50 centimes par jour, 4 millions par an en tout. Beaucoup moins qu’un pénitencier normal. Et avec seulement 12 minutes par semaine d’assistance psychiatrique. Les lits de contention, les cellules et des détenus qui ne sortiront jamais même s’ils ont commis de petits délits. La dangerosité sociale suffit pour finir victime d’une "prison à vie blanche". Des histoires d’une prison toute particulière.

de Dario Stefano dall’Aquila Traduit de l’italien par karl&rosa

Aversa. D’entrées pareilles, malgré presque dix ans de visites aux prisons, on ne s’en souvient pas. Ce n’était pas un moment, mais une question de quelques minutes. Le contraste entre l’ample espace vert, avec des animaux et des oiseaux rares et l’aire de la promenade de la section dite Détachée de l’Hôpital Psychiatrique judiciaire d’Aversa est net. Le temps d’un porche, deux marches, ensuite une grille aux verres polis et aux barreaux en fer. En un instant, des environ cinquante personnes qui se promènent, trente nous entourent, d’une façon frénétique, les mains tendues, des phrases mâchonnées, d’autres plus rageuses, de la curiosité, des demandes de faveurs, de petites questions. Nous sommes séparés par ce fleuve d’histoires.

Contrastant avec l’intérêt de beaucoup, une bonne partie des hôtes de cette cour large et irrégulière, qui a l’aspect d’une gare d’attente hors d’usage, nous ignore, immobile, prisonnière de gestes petits et répétés. Il y en a un qui parcourt frénétiquement la cour au pas de course, un interné est appuyé au mur et ouvre et ferme plusieurs fois une fontaine, d’autres restent immobiles, appuyés aux murs. Ils se pressent curieux, répétitifs, certains avec les questions classiques du détenu, un papier du procès toujours en poche, mais la plupart avec des questions insolites, une demande de dialogue ou une histoire racontée à moitié. « Comme vous le savez je suis un administrateur politique », explique un jeune homme quand il apprend qu’il y a un parlementaire dans la délégation, Francesco Caruso, du Parti de la Refondation communiste.

Les internés s’approchent à tour de rôle, « ils demandent êtes-vous le député », et la réponse négative ne sert pas à les décourager. Ils sont sales, ils sentent mauvais, des vêtements modestes, des pardessus sur des pyjamas, des pull-overs rappelant d’autres modes, il est frappant de voir combien d’eux souffrent de dermatites, certaines semblent ravageuses, un interné a la peau du visage écaillée, un autre a comme des stigmates sur le revers de sa main.

La Détachée est une section fille d’une histoire horrible. C’est l’histoire des lits de contention, des électrochocs, des fous dangereux et irrécupérables, des légendes, des coups, des essais psychiatriques. « Aujourd’hui c’est différent », nous disent-ils. C’est sûrement vrai, mais dans ce lieu n’a jamais soufflé le vent de réforme qui a permis de fermer les asiles. Ici tout semble suspendu, le temps, la dignité, les droits.

La cohue de personnes dure peut-être une heure, peut-être moins, mais le temps semble ralentir. Certains reviennent, plusieurs fois pour répéter les mêmes choses, les mêmes demandes et les mêmes questions. Nombre de besoins, mais celui du dialogue semble l’emporter. Ils se présentent, nom et prénom. Quand nous demandons les années de permanence, et chaque jour dans une condition pareille serait excessif, c’est un frisson.

Quatre, six, dix ans. Francesco M. grince les dents, chaque fois qu’il termine une phrase, un bruit de craie contre le tableau, comme pour souligner l’importance de chaque phrase. « On est mal, as-tu compris, on est mal » et tac, un bruit de dents contre des dents. Des dents si noires que tu te demandes comment elles tiennent debout. Un interné, un bras en moins, sautille d’un groupe à l’autre, tandis que Francesco M. répète qu’il n’y a pas de violence, qu’on est mal et grince les dents, avec un bruit sourd. Pour calmer les internés, les cigarettes, les agents les distribuent comme calmant, elles semblent marcher mieux que les psychotropes. Il suffit de sortir un paquet et ils se pressent par petits groupes, pour se disperser ensuite chacun avec sa cigarette à fumer tout de suite et à défendre des autres.

Ici le monde est une cour et l’horizon une grille.

Les Opg s’appelaient jadis des asiles judiciaires. Il y en a aujourd’hui 6 dans toute l’Italie, dont 2 en Campanie. Ce sont des prisons à tous les effets et ils dépendent du Ministère de la Justice. En général s’y trouvent des personnes qui ont commis un délit, mais qui ne sont pas capables d’entendre ni de vouloir. Elles sont donc condamnées non pas à une peine déterminée, mais à une mesure de sécurité qui peut être, selon le délit, de deux, de cinq ou de dix ans. Justement parce qu’ils sont soumis à une mesure de sécurité et non pas à une peine on les qualifie d’internés plutôt que de détenus. Si au terme de la mesure le magistrat de surveillance est de l’avis que subsiste la dangerosité sociale, la mesure est prorogée. Il n’y a aucune amnistie qui tienne.

Il arrive ainsi qu’une personne qui commet un vol pour lequel elle purgerait moins d’un an, finit, si elle est déclarée malade mental, par purger une peine qui dure même une vie entière. Elles s’appellent les prisons à vie blanches. La moitié des internés d’Aversa est dedans pour des délits contre le patrimoine.

Il y a ensuite des détenus communs qui perdent la « raison » et dont la peine est suspendue et qui sont envoyés en Opg. S’ils récupèrent la raison ils retournent en prison. Nous sortons de la cour pour visiter la section, accompagnés par les dernières phrases, « monsieur tu a compris, c’est une tentative d’homicide, pas un homicide, dis-le au député et, on est mal, on est mal, on est mal ». Tac. La grille se ferme. Cela suffirait ainsi mais on continue.

Les cellules sont vides, à l’exception de quelques internés qui renoncent à la promenade.

D’une cellule sort un fantôme, il s’appelle Costantino, il est soutenu par un autre interné et semble un enfant de trois ans qui salue. Il tient péniblement débout. Il a un sourire édenté et inconscient. Il est ici depuis 30 ans environ, il en a 55, il en fait 20 de plus. Les cellules sont vides, à peine un lit, un drap blanc gris et une couverture marron avec une bande blanche. La pièce numéro six a une inscription sur une étiquette rose qui est à elle seule un manifeste psychiatrique : Pièce Contraints. Dedans trois lits, petits, fixés au sol, avec un trou au centre pour les besoins et un seau dessous pour les récupérer. Ils sont vides mais, comme nous l’apprendrons du registre que nous irons voir peu après, ils étaient encore occupés jusqu’à il y a quelques jours. Deux bandes de cuir, une de chaque côté et le reste on n’a aucun mal à l’imaginer.

Francesco, dont la bonhomie semble surprendre tout le monde, nous précède dans l’infirmerie. Du registre il résulte qu’un interné, Marco O., a été attaché 11 jours. Le personnel médical d’un Opg est conventionné. Il n’y a pas de psychiatres embauchés mais des consultants avec un montant total mensuel des heures. Actuellement ils sont sept. Si nous divisons le montant total des heures de consultation par le nombre des patients, cela fait 12 minutes d’assistance psychiatrique hebdomadaire par personne. En grande partie les personnels paramédicaux sont des contractuels.

Le directeur, Adolfo Ferraro, explique que la dépense pour la nourriture prévue par les tabelles ministérielles est de 1 euro 50 centimes par interné. La structure coûte 4 millions d’euros par an, beaucoup moins de ce qu’on dépenserait pour une prison, encore beaucoup moins de ce qu’on dépenserait si ces personnes étaient hébergées dans des structures résidentielles. La visite continue : deux autres sections, des histoires de désespoir, de pauvreté, d’absence d’avocats et de familles. Après quatre heures, nous terminons avec Mario, interné à demi-muet qui par des sons désarticulés nous demande de prévenir sa sœur, de dire à leur mère de se faire trouver à la maison, parce que le numéro qu’il compose sonne à vide. C’est le premier engagement que nous tenons, une fois dehors. Le deuxième est ce récit, parce que nous avons promis à tout le monde qu’il n’y aura plus de silence sur leurs vies, qu’il n’est pas de code pénal, de norme administrative, de discipline psychiatrique qui puisse justifier cette douleur.

http://www.ilmanifesto.it/Quotidiano-archivio/05-Gennaio-2007/art43.html