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Le miracle de l’intérêt égoïste se transmuant en intérêt collectif n’a pas eu lieu

Publie le mardi 15 avril 2008 par Open-Publishing

« L’intérêt égoïste a - comme on aurait dû s’y attendre - conduit au pillage de la planète, transformée en une vaste mine à ciel ouvert, crachant dans le ciel ses scories qui l’empoisonnent petit à petit, mais inéluctablement. » Paul Jorion rappelle à quel point la « main invisible » a provoqué des dommages qui eux sont bien réels.

De Paul Jorion, 15 avril 2008

A la fin des années 1970 s’est ouverte une ère de dérégulation de la finance qui a abouti à la mise en coupe réglée par elle de l’économie. L’expérience était fondée sur la conviction que les marchés ont une tendance naturelle à l’auto-régulation et à l’auto-adaptation. Cette conviction n’était pas folle : elle était soutenue par l’autorité intellectuelle et morale de ceux qui étaient alors considérés comme les plus grands économistes, et en particulier par une série impressionnante de lauréats du prix « Nobel » d’économie, représentants de l’Ecole de Chicago, inaugurée par Friedrich von Hayek et prônant le laissez-faire absolu en matière de finance et d’économie. Le programme de l’Ecole de Chicago fut appliqué aux États-Unis par Ronald Reagan et en Grande-Bretagne, par Margaret Thatcher. Nous sommes aujourd’hui les héritiers du monde monstrueux qui fut ainsi créé.

Au cours des six derniers mois, les comparaisons entre ce qui sera considéré un jour comme le désastre historique de 2008 et la crise de 1929 sont devenues de plus en plus pertinentes. La complexification de la finance au cours de ces quatre-vingt années et le fait qu’il lui ait été donné carte blanche durant cette période fera que le souvenir de 2008 laissera, c’est aujourd’hui malheureusement certain, celui de 1929 dans son ombre.

L’expérience valait-elle d’être tentée ? Jugée à son résultat, sans doute non, mais comment aurait-il pu en être autrement quand les autorités les plus prestigieuses - et l’on aurait ou penser les plus sages - lui avaient accordé leur aval ? Il convient de prendre aujourd’hui la mesure de l’ampleur du désastre et de lui apporter sans plus tarder sa solution.

L’illusion optimiste qui avait présidé à l’expérience était que la défense de l’intérêt collectif pouvait émerger de la poursuite de leur intérêt individuel et égoïste par une multitude d’agents économiques. Adam Smith qui, le premier, avait formulé l’hypothèse y voyait un étonnant paradoxe. Comment est-il possible, se demandait-il, que l’intérêt collectif survive au concours de tant d’avidité individuelle ? La réponse, on la connaît aujourd’hui : parce qu’en son temps, les moyens qu’un entrepreneur pouvait mettre à la disposition de son appât du gain étaient encore à la mesure de l’homme. Au cours des quatre-vingt années récentes ces moyens se sont vus démultipliés par des coefficients énormes, conduisant à une amplification démesurée du bénéfice des avantages acquis ainsi que des effets de la spéculation, c’est-à-dire la ponction par la finance du sang de l’économie. L’univers qui était devenu le nôtre était celui où quelques milliers de jeunes gens fous, s’agitant au sein des salles de marché de New York, de Londres, Paris, Tokyo ou Shanghai, tenaient le monde en otage.

Cette expérience est arrivée à son terme. Elle a eu lieu sous nos yeux et entraîne dans sa chute des milliards d’hommes et femmes. Il est sans doute trop tard pour l’arrêter avant qu’elle n’ait pris toute sa tragique ampleur mais le moment est d’ores et déjà venu pour retrousser se manches et s’apprêter à, dans un premier temps, ramasser les morceaux, puis, dans un deuxième temps, rebâtir.

Que convient-il de faire ? Rappelons-nous, la situation est plus grave qu’en 1929 : alors que nous rêvions tout enfant au pays de Cocagne que serait l’« an 2000 », le monde est tristement à nouveau menacé par la faim, pire, ce ne sont plus seulement les populations humaines qui sont aujourd’hui en danger, c’est la capacité même de notre planète à assurer la vie qui s’est vue remise en question. Le miracle paradoxal auquel certains croyaient de l’intérêt égoïste se transmuant en intérêt collectif n’a pas eu lieu : l’intérêt égoïste a - comme on aurait dû s’y attendre - conduit au pillage de la planète, transformée en une vaste mine à ciel ouvert, crachant dans le ciel ses scories qui l’empoisonnent petit à petit, mais inéluctablement.

Paul Jorion, sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix dernières années dans le milieu bancaire américain en tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié récemment Vers la crise du capitalisme américain ? (La Découverte : 2007).

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