Accueil > Le pays suivant sur la liste ? L’Iran ! [1]
par James Bamford, Rolling Stone, 24 juillet 2006
Original : http://www.truthout.org/docs_2006/0...
Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier, membre de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique (www.tlaxcala.es). Cette traduction est en Copyleft : elle est libre de toute reproduction, à condition de respecter son intégrité et de mentionner son auteur et sa source.
Avant même que les bombes ne se missent à pleuvoir sur Bagdad, un petit groupe de responsables du Pentagone conspiraient afin de préparer l’invasion d’un autre pays que l’Irak. Leur campagne subreptice, là encore, recourait à des renseignements bidons et à des alliés occultes. Mais cette fois-ci, c’est de l’Iran dont il était question.
On se souvient de quelle manière l’administration Bush a réussi à vendre sa guerre en Irak. La guerre contre l’Iran est peut-être [encore] évitable ?
1 - L’Israeli Connection
A quelques blocs d’immeubles de l’Avenue Pennsylvanie, les bureaux du QG du FBI, sur huit étages, exsudent tout le charme d’une prison de haute sécurité. Son toit en arceau est en acier inoxydable. Les trois étages du bas sont plaqués de granite et de grès ; des vérins hydrauliques protègent la rampe conduisant au garage situé au quatrième étage et des guérites à l’épreuve des balles montent la garde de chaque côté de l’entrée dans l’étroit hall de réception. Au quatrième étage, tombeau au sein du tombeau, se trouve la pièce la plus secrète de cette forteresse de béton à cent millions de dollars - elle est strictement inaccessible, même aux agents spéciaux escortés. Ici, dans la Section des Services Linguistiques, des centaines de spécialistes des langues, assis en rangs d’oignons, des écouteurs fourrés vissés sur les oreilles, pianotent sur des claviers pour transcrire ce qu’ils entendent sur les lignes téléphoniques des ambassades et d’autres cibles hautement prioritaires dans la capitale fédérale.
A l’autre bout de cette salle, au matin du 12 février 2003, un petit groupe de mouchards épiaient avec une tension extrême les preuves d’un crime ignominieux. Au moment même où l’armée américaine se préparait à envahir l’Irak, plusieurs indices laissaient entendre qu’un groupe voyou d’anciens responsables du Pentagone était d’ores et déjà en train de conspirer afin de pousser les Etats-Unis dans un autre conflit - avec l’Iran.
A quelques kilomètres de là, des agents du FBI pistaient Larry Franklin, un ‘iranologue’ et membre titulaire de la l’Agence de Renseignement du ministère de la Défense, tandis qu’il roulait en direction de l’hôtel Ritz-Carlton, sur la rive du Potomac opposée à Washington. Cet homme svelte, âgé de soixante-six ans, aux cheveux blonds virant au gris, avait laissé sa modeste demeure de Kearneysville, en Virginie, peu avant l’aube, ce matin-là, pour effectuer son trajet de banlieusard, d’environ deux cents kilomètres, pour rejoindre son lieu de travail au Pentagone. Depuis 2002, il travaillait au Service des Projets Spéciaux, un espace encombré de bureaux paysagers bleus, au cinquième étage du bâtiment. Les membres de ce service, constituant une unité secrète responsable de la planification à long terme et de la propagande afférentes à l’invasion de l’Irak, s’étaient donné le surnom de « la cabale ». Ils référaient au seuil Douglas Feith, le troisième responsable en importance au ministère de la Défense, leur contribution consistant à concocter les rapports de renseignement frauduleux qui devaient pousser l’Amérique dans la guerre contre l’Irak.
Quinze jours auparavant, tout juste, dans son discours sur l’état de l’Union, le président Bush avait entrepris de poser les premiers jalons en vue de l’invasion, affirmant fallacieusement que Saddam Hussein détenait les moyens de produire des dizaines de milliers d’armes biologiques et chimiques, dont l’anthrax, la toxine botulinique, les gaz sarin et moutarde et l’agent innervant VX. Mais une attaque contre l’Irak requerrait quelque chose qui alarmait Franklin et d’autres néocons presque autant que des armes de destruction massive : la détente avec l’Iran. Comme l’a indiqué l’éditorialiste David Broder dans le quotidien Washington Post, des modérés, au sein de l’administration Bush, « négociaient en coulisses avec l’Iran afin de l’inciter à se tenir tranquille et à accueillir des réfugiés tandis que nous irions en Irak. »
Franklin - un néocon zélé, recruté par Feith en raison de ses convictions politiques - espérait saper ces pourparlers. Les agents du FBI le virent pénétrer dans le restaurant du Ritz et y rejoindre deux autres Américains, qui recherchaient eux aussi vraisemblablement des moyens d’impliquer les Etats-Unis dans une guerre avec l’Iran. L’un était Steven Rosen, un des lobbyistes les plus influents à Washington. La soixantaine, presque plus un cheveu sur le caillou, les sourcils foncés et un air renfrogné apparemment permanent, Rosen dirigeait la section des questions de politique étrangère du puissant lobby pro-israélien Aipac [American Israel Public Affairs Committee]. L’autre Américain, assis au côté de Rosen, était l’expert de l’Aipac ès questions iraniennes, Keith Weissman. Tous deux oeuvraient, depuis une dizaine d’années, en une collaboration intensive, à inciter les responsables américains et les parlementaires du Congrès à faire monter la pression contre Téhéran.
Au cours de leur déjeuner au Ritz-Carlton, Franklin mit les deux lobbyistes au jus d’un projet de directive présidentielle ultra confidentielle touchant à la sécurité nationale ayant trait à la politique américaine vis-à-vis de l’Iran. Rédigé par Michael Rubin, responsable de l’Irak et de l’Iran du service de Feith, ce document prônait, pour l’essentiel, un changement de régime politique en Iran. Aux yeux du Pentagone, d’après un ancien responsable affecté à ce service à l’époque, l’Iran n’était rien d’autre qu’ « un château de cartes, qu’il suffisait de pousser dans le ravin. » Jusqu’alors, cependant, la Maison Blanche avait repoussé le projet concocté par le Pentagone, lui préférant la position plus modérée adoptée par la diplomatie du Département d’Etat. Mais voilà que Franklin, qui ne voulait plus continuer à respecter les règles du jeu, franchissait le pas exorbitant - et illégal - consistant à remettre de l’information classée « secret - défense » à des lobbyistes au service d’un pays étranger. Incapable de remporter la bataille interne aux services au sujet de l’Iran, qui faisait rage au sein de l’administration américaine, un membre de l’unité secrète de Feith, au sein du Pentagone, recourrait carrément à la trahison, en recrutant les services de l’Aipac afin d’utiliser son énorme influence pour pousser le président à adopter son projet de directive et à déclencher une guerre contre l’Iran.
Pour l’Aipac, c’était inespéré. Le rêve ! Rosen, subodorant que Franklin pourrait servir d’espion bien utile, se mit immédiatement à échafauder des scénarios tordus permettant de l’introduire à la Maison Blanche - carrément au Conseil de la Sécurité Nationale, l’épicentre du renseignement et de la politique de sécurité nationale. En étant en fonction dans la place, quelques jours plus tard, Franklin allait se trouver « épaule contre épaule avec le président. »
Parfaitement persuadé qu’une telle manœuvre était tout à fait dans les cordes de l’Aipac, Franklin demanda à Rosen de « placer une recommandation » pour lui. Rosen en convint. « Je ferai de mon mieux », dit-il, ajoutant que ce « déjeuner de travail » lui avait véritablement « ouvert les yeux ».
Travaillant ensemble, les deux hommes espéraient vendre aux Etats-Unis une nouvelle sale guerre. A quelques kilomètres de là, les magnétophones digitaux des Services linguistiques du FBI captaient ces échanges feutrés, jusque dans leur moindre détail...
2 - Le gourou et l’exil
Ces dernières semaines, les attaques lancées contre Israël par le Hezbollah ont donné aux néocons de l’administration Bush le prétexte qu’ils attendaient impatiemment pour lancer ce que l’ex porte-parole de la Chambre des Représentants, Newt Gingrich, appelle la « Troisième guerre mondiale ». Dénonçant les bombardements du Hezbollah en les qualifiant de « guerre de l’Iran, par procuration », William Kristol, du Weekly Standard, presse le Pentagone de contrer « cet acte iranien d’agression en lançant une frappe militaire contre les installations nucléaires iraniennes. » D’après Joseph Cirncione, un expert ès armements et auteur de l’ouvrage Deadly Arsenals : Nuclear, Biological and Chemical Threats [Des arsenaux mortels : les menaces nucléaires, biologiques et chimiques], « les néocons espèrent désormais se servir du conflit israélo-libanais pour lancer une guerre américaine contre la Syrie ou l’Iran. Voire, les deux. »
Mais l’hostilité de l’administration Bush envers l’Iran n’est pas seulement une excroissance de la crise actuelle. La guerre contre l’Iran est sur l’établi depuis cinq ans, elle est préparée dans un secret quasi complet par un petit groupe de hauts responsables du Pentagone rattachés au Service des Projets Spéciaux. L’homme qui a créé ce service, c’est Douglas Feith, le sous-secrétaire à la Défense chargé des questions politiques. Ancien spécialiste du Moyen-Orient au Conseil de la Sécurité Nationale sous Reagan, Feith incitait depuis longtemps Israël à sécuriser ses frontières au Moyen-Orient en attaquant tant l’Irak que l’Iran. Après l’élection de Bush, Feith s’attela à faire de cette vision une réalité, en constituant une équipe de faucons néocons déterminés à pousser les Etats-Unis à attaquer Téhéran. Un an avant l’arrivée de Bush à la Maison Blanche, l’équipe de Feith avait concocté une rencontre secrète, à Rome, avec un groupe d’Iraniens, afin de discuter de l’aide clandestine qu’ils étaient susceptibles d’apporter.
La rencontre avait été arrangée par Michael Ledeen, membre de la cabale recruté par Feith en raison de ses accointances en Iran. Qualifié par le Jerusalem Post de « gourou néoconservateur de Washington », Ledeen a grandi en Californie, dans les années 1940. Son père, ingénieur, a dessiné le système d’air conditionné des Studio Walt Disney, et Ledeen a passé le plus clair de sa petite enfance entouré par un monde fantastique. « Tout au long de mon enfance, nous étions une annexe de l’univers Disney », s’est-il remémoré un jour, évoquant son passé. « D’après la légende familiale, ma mère a servi de modèle pour le personnage de Blanche Neige, et nous avons effectivement un portrait d’elle, qui correspond trait pour trait au personnage du dessin animé... ».
En 1977, un doctorat Ph.D. d’histoire et de philosophie en poche, et après avoir enseigné deux années à Rome, Ledeen devint le premier directeur de l’Institut Juif des Affaires de Sécurité Nationale, un groupe de pression pro-israélien porte-drapeau du mouvement néoconservateur. Quelques années plus tard, après l’élection de Reagan, Ledeen prit une telle importance qu’il devint consultant auprès du Conseil de Sécurité Nationale, aux côtés de Feith. Là, il joua un rôle central dans le pire scandale de la présidence Reagan : un marché secret consistant à fournir des armes à l’Iran en échange de la libération d’otages américains détenus au Liban. Ledeen servit d’intermédiaire de l’administration américaine avec Israël dans ce marché illégal d’armements. En 1985, il rencontra Manucher Ghorbanifar, ex-vendeur de tapis iranien, dont tout le monde était persuadé qu’il s’agissait d’un agent israélien. La CIA considérait que Ghorbanifar était un homme de paille dangereux, et elle avait publié une « note de mise en garde » recommandant qu’aucune agence américaine n’ait le moindre rapport avec ce personnage. Nullement impressionné, Ledeen qualifia Ghorbanifar d’ « homme parmi les plus honnêtes, les plus cultivés et honorables » qu’il ait jamais rencontrés ! Les deux hommes conclurent donc le troc otages / armes. Cette transaction allait conduire à la mise en examen de quatorze hauts responsables du Pentagone, sous l’administration Reagan.
« Ce fut horrible - comme vous le savez, ça a mal tourné », dit aujourd’hui Ledeen. « Quand l’affaire Iran-Contra s’est apaisée, je me suis dit : ‘Terminé, plus jamais je ne toucherai à l’Iran...’ ».
Mais, en 2001, peu après son arrivée au Pentagone, Ledeen rencontra a nouveau Ghorbanifar. Cette fois-ci, au lieu de vendre des missiles au régime iranien, les deux hommes explorèrent les moyens les plus expédients pour le renverser.
« Si nous nous sommes rencontrés, à Rome, c’est parce que mon ami Manucher Ghorbanifar m’a appelé », raconte Ledeen. Râblé, calvitie naissante, avec une barbe blanche hérissée, Ledeen est assis dans le living room de sa maison de briques claires située à Chevy Chase, dans le Maryland. Il tire sur son cigare dominicain. Son terrier Airedale, Thurber, furète la pièce avec une sorte d’instinct protecteur. au cours de sa première interview développée sur l’opération secrète du Pentagone, il ne fait pas de secret quand à son désir de renverser le gouvernement à Téhéran. « Je veux renverser ce régime », dit-il. « Ce régime, je n’en veux plus. L’Iran est un pays qui s’est voué fanatiquement à nous détruire. »
En appelant Ledeen au téléphone, à l’automne 2001, Ghorbanifar avait prétendu, comme souvent, détenir des renseignements explosifs et vitaux pour les intérêts américains. « Il y a des Iraniens qui disposent d’informations de première main sur les plans iraniens visant à tuer des Américains en Afghanistan », avait-il confié à Ledeen. « Y a-t-il quelqu’un chez vous, qui serait intéressé ? »
Ledeen transmit l’information à Stephen Hadley, conseiller adjoint à la Maison Blanche en matière de sécurité nationale. « Je sais que vous allez me jeter du service », lui dit Ledeen, « et, si j’étais à votre place, je me licencierais tout comme vous. Mais j’ai juré que je vous soumettrais ce choix. Ghorbanifar m’a appelé. Il a dit que ces gens sont prêts à venir ici. Voulez-vous que quelqu’un aille leur parler ? »
Hadley fut intéressé. Il en alla de même en ce qui concerne Zalmay Khalilzad, alors l’homme clé en matière de Moyen-Orient au Conseil de Sécurité Nationale, qui est aujourd’hui ambassadeur des Etats-Unis à Bagdad. « Je pense que nous devons le faire ; nous devons entendre ce qu’ils ont à nous dire », dit Hadley. Ledeen avait donc désormais le feu vert : comme il le dit lui-même, « il n’y avait pas un seul membre de l’exécutif américain qui eût ignoré ce qui allait se passer. »
À SUIVRE