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Le travail, l’essentiel à abattre

Publie le samedi 15 mars 2008 par Open-Publishing
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Le Travail

L’essentiel à abattre

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« Arbeit macht frei », (le travail rend libre), portail du camp de déportation d’Auschwitz.

Naissance du « travail »

Notre monde moderne a placé le travail au centre de son fonctionnement en en faisant une catégorie anthropologique, c’est à dire une dimension nécessaire de l’humanité de l’Homme. Le retournement copernicien a été décisif pour nous sortir d’une économie de rétention pour une société miséreuse et suicidaire où l’activité est exaltée. Le travail met l’existence au service de l’essence. Certes, le « mal » avait commencé avec le Révolution néolithique et son passage à la sédentarité : il y a moins d’espace pour plus de monde, il faut des surplus pour gérer ces frictions, que l’on réalisera par l’agriculture et l’élevage. Rapidement les frontières, la hiérarchie, la patriarcat et la spécialisation (notamment religieuse et guerrière), se mettent en place. Finie la vie libre, voilà le labeur. Reste que le travail est dévalorisé, laissé aux esclaves ou aux basses castes ; présenté comme nécessaire, mais dégradant. La « modernité » va tout changer.

Le travail (moderne) est le fils des sciences économiques, cette invention moderne qui repose sur la finitude de l’être humain. Tout économie ne peut en effet que reposer sur la finitude, puisque le monde est objectivement limité -et même pas sur la rareté qui n’est que relative. Pourtant, la science économique mystifiée et mystificatrice va se construire autour de la croyance euphorique en l’abondance. Grâce -ou à cause- du retournement copernicien. Mais pour que l’humanité devienne « comme maître et possesseur de la nature », selon la célèbre phrase de Descartes, une seule contrainte : le travail et l’économie du temps. Car « qu’est-ce que l’économie ? Un échange anonyme et indirect de différentes quantités de temps de vie » . La prison ultime : la colonisation du temps par le système, la perte de sa vie, la privation de l’Etre, simple carcasse du temps. Cependant, le paradoxe est inévitable : si les biens sont (sur)abondants, ils n’en sont pas moins limités. Sinon, pourquoi un coût ? Aveu à demi-mot de l’inconscience et du déraisonnable de l’économie…

Etymologiquement, le terme travail signifie fatigue, effort, et il est d’ailleurs employé pour désigner les douleurs de l’enfantement. Il renvoie au latin tripalium, « torturer avec le tripalium » (instrument de torture) . Il n’a rien d’attirant. Il est pourtant ce que les hommes contemporains poursuivent frénétiquement, il est au centre de nos sociétés, au centre de nos vies. Le travail structure notre rapport au monde et nos rapports sociaux : il est au coeur des sociétés capitalistes modernes. Comme le dit D.Méda , « le travail est notre fait social total ». Il est perçu comme une catégorie anthropologique (qui définit l’homme en tant que tel), et il est au centre de notre vision du monde depuis le 16ème siècle. On peut le définir comme puissance humaine et technique qui permet de créer de la valeur, comme production d’un bien ou d’un service en vue d’une rétribution. [Si l’on accepte l’idée de de Radkowski que « la technique est mère de la richesse, l’économie est fille de la pauvreté » , mais que la première est soumise, en partie du moins, à la seconde, et plus loin à l’institutionnel, alors le travail est bien en premier lieu une technique.] Une chose est sûre, c’est qu’il poursuit l’accumulation. Mais si le travail est né comme moyen d’accumuler la richesse, instrument de l’économie capitaliste, il est devenu lui-même la fin : il faut le sacraliser, le glorifier pour que les gens acceptent de perdre leur vie à la gagner. Ou alors les enfermer dans des camps ou des prisons où le travail est obligatoire.

C’est pourquoi on ne peut pas dire que le travail soit une catégorie anthropologique : les sociétés d’autosuffisance ne connaissent pas le travail. Elles prélèvent uniquement ce dont elles ont besoin, ce qui en font des sociétés volontairement « sous-productives », mais non de « subsistance ». Comme l’a montré M.Salhins , ces sociétés ne passent pas plus de trois heures par jour aux activités « nécessaires », le reste du temps étant consacré aux jeux, relations, activités artistiques et à l’éducation des enfants. Ce sont des sociétés du « loisir » et de la contemplation, des sociétés d’abondance. Et à la pauvreté matérielle correspond une richesse symbolique et relationnelle. En désagrégeant ou massacrant ces modes de vie inacceptables par l’exemple qu’ils donnent à voir, la joyeuse pauvreté laisse place à la misère.

[La création de l’humain

Le mythe d’Altrahasis des Akkadiens Traduction de R.Labat (Ouest-France, 1-2 mars 200.

« Lorsque les dieux étaient encore des hommes Ils assumaient la travail et supportaient le labeur Grand était le labeur des dieux, Lourd leur travail, et longue leur détresse. Aussi se révoltèrent-ils, Les ayant réunis, le sage Ea ouvrit la bouche Et dit aux dieux, ses frères : « De quoi pouvons-nous les accuser : Leur travail est lourd, et longue, leur détresse ; Chaque jour, ils creusent la terre, Lourde est leur lamentation… Mais il y a peut-être un remède à leurs maux ; La Génitrice est là : qu’elle crée un être humain, L’Homme, Afin qu’il porte le joug et en libère les dieux… » […] ainsi fût fait… Alors Nintou ouvrit la bouche Et dit aux grands dieux : « Vous m’avez ordonné une tâche : Je l’ai achevée. Vous avez égorgé un dieu, avec son intelligence J’ai supprimé votre travail si pénible, Et votre dur labeur, c’est à l’homme que je l’ai imposé. Vous avez transféré la plainte à l’humanité : Pour vous, j’ai délié le joug, j’ai établi la liberté. »

Ainsi, le travail est labeur, détresse et lamentation. Ce mythe akkadien légitime le labeur des humains, délégué à ceux-ci pour en libérer les dieux. L’humain est condamné à travailler, ayant été créé uniquement pour cette fonction, étant asservi aux dieux (c’est-à-dire au pouvoir dominant). L’humain ne travaille pas parce qu’il y trouve son épanouissement et son bonheur, mais parce qu’il y est contraint : le travail est malédiction, et a toujours été considéré ainsi par tous les peuples depuis le néolithique jusqu’à l’ère « moderne » (avant, le « travail » n’existait pas).

Reste que les dieux se sont révoltés, et « de quoi pouvons-nous les accuser : leur travail est lourd, et longue, leur détresse ». La révolte contre le labeur est légitime. Les humains ont quelque peu réussi à s’émanciper des dieux, dès lors, pourquoi ne pas s’émanciper du travail ? Suite logique…

Cependant, notre avenir n’est pas de devenir des dieux, ce qui ne serait que déléguer le travail à des dominés (des esclaves), ou bien à tout autre chose qui asservit ou qui sera asservie (des machines). Ni dieux, ni labeur. Ni pouvoir, ni exploitation. Qu’une vie libre et joyeusement pauvre. Car le travail n’est pas compatible avec la liberté, la plus haute condition de l’humain, que les chefs et les prêtres se sont empressés de le déposséder dès lors que le pouvoir coercitif est apparu : le pouvoir ne se partage pas.

Alors, révoltons-nous, arrêtons de bosser, sans transférer notre plainte à quiconque qui ne tarderait pas à se révolter à son tour. Supprimons le malheur, faisons-nous sorciers pour nous désenvoûter. Faisons-nous libres. De quoi pourrons-nous nous accuser ?]

Le travailleur comme machine, le travail comme obligation

Si le travail est au centre du système capitaliste, il n’en est pas moins subordonné à l’économie inventée, c’est-à-dire à la « rationalité » instrumentale trop souvent déraisonnable. Mais comme le dit H.Bartolli , « toute économie qui emploie le travail comme un pur outil et le détourne de ses fins pour le mettre au service d’un fétiche, l’argent ou le capital, toute économie « avare » est une économie esclavagiste ». Originellement, le travail (au sens d’ouvrage ou d’activités quotidiennes) est l’instrument de l’aménagement du monde et de la survie, fondamentalement limité et cadré culturellement. Puis il va devenir à la fois la condition de l’économie inventée placée comme finalité absolue pour la société, et le but de l’individu grâce auquel il peut survivre, ou mieux, consommer.

Dès lors, le travailleur se trouve séparé de ce qu’il produit, obsessionnellement contrôlé, interchangeable à souhait : il n’est plus qu’une force de travail. Une machine, un travailleur inexorablement rattaché au travail, c’est à dire à la nécessité. L’ouvrier est « calculé » en terme d’utilité et de performance ou rentabilité, telle une machine. Bientôt, avec l’industrialisme et le progrès technique, il devient un outil vivant au service d’autres outils inertes. L’ouvrier devient la machine, les tâches sont absurdes, étourdissant l’individu, comme l’a très bien mis en scène C.Chaplin dans Les temps modernes . Cela fait de lui le symbole de la réification.

Mais tous les salariés et tous les prisonniers du système diabolique du travail sont concernés, et ne peuvent être des personnes. Voilà l’individu réduit à sa fonction sociale. L’homme contemporain est enchaîné au travail. Mais la technique (machine, procédures ou innovations) apporte sa contribution, tant pour améliorer (pas toujours) la productivité que pour satisfaire la dévoration du capitalisme nécessitant toujours de créer de nouveaux marchés. A ceci près que « la technique propose, l’économie dispose » : la technique est appréhendée seulement selon son efficacité et son utilité face aux buts que l’économie définit. Elle n’est donc pas indépendante de l’institutionnel. Avec la technicisation, la machine supplée l’individu -ou s’immisce dans la totalité de sa vie : si le travail moderne est une affaire publique (contrairement aux activités d’autrefois), la technologie a fait entrer celui-ci dans la vie privée, grâce aux bippers, portables, Internet… autant d’outils qui créent un lien incassable entre l’individu et son travail. Et c’est ainsi que l’espace privé disparaît : la famille, ou le groupe domestique et privilégié, perd le lien de solidarité qui le caractérisait pour une solidarité impersonnelle, sociale : la sphère privée est colonisée par la rationalité économique.

Ce sont même les travailleurs qui s’adaptent aux machines, ces dernières ayant plus d’importance que les « hommes-objets ». Et dans cette activité, « entre l’homme et ses instruments, comme entre l’homme et ses fins, la distinction se brouille » . Le travail se fait répétitif, et même rythmé, et « ce sont les mouvements de la machine qui règlent ceux du corps » . Au rythme organique du corps est substitué le rythme mécanique de la machine, même dans les métiers de service où la disparition de la machine fait place à une multitude de technologies et à des relations conformées et technicisées : la relation cède à des techniques commerciales, administratives, etc… Et la cadence du temps de travail s’immisce dans toute la vie quotidienne disloquant les rythmes et provoquant une tension de la vie, jusqu’au bord de la rupture, et cassant parfois (défonce, suicide, folie…).

Pourtant, l’individu doit travailler. L’homme contemporain est un travailleur, et c’est à cette condition qu’il peut être considéré comme pleinement humain par ses semblables. La modernité a créé l’illusion bienvenue que le travail est condition de l’humanité et même accomplissement de son humanité. Et c’est seulement possible par la privation de la destinée de la personne humaine. Le travail est dépossession de l’humain au profit du seul processus productif. L’existence humaine cède à l’espèce, l’individu ne devenant que membre de celle-ci et alors instrument organique d’un plus grand « organisme social » qu’est alors la société. Tout un chacun doit participer à la grandeur de l’espèce. L’inactif ou le chômeur deviennent des sous-hommes, qui ont à peine le droit à un regard quand la misère la plus totale les conduit à mendier : ce ne sont même pas des animaux, mais des rebus, des objets quotidiens qui ont été consommés puis jetés. L’humain entre dans le processus de consommation, mais n’étant lui-même qu’un objet, donc consommable, il devient un appareil jetable (un rebus). Et alors qu’on me consomme moi-même, je ne cherche qu’à consommer après avoir « gagné » ma vie par le travail.

[Metropolis, Fritz LANG

Le thème de la réification se donne tout particulièrement à voir dans le film Metropolis, de Fritz Lang. Nous allons maintenant nous atteler à une courte analyse de ce document particulièrement pertinent autant pour ses nombreuses pistes de réflexion sur des thèmes variés que pour sa qualité artistique qui permet à bien des égards de dépasser le théorique. Ce film muet est sorti en 1927. Nous l’avons visionné dans sa version anglaise (2H17). Une mégalopole moderne est scindée en deux : à la surface, les privilégiés ; en profondeur, la masse des ouvriers surexploités qui permet à la ville (Metropolis) de fonctionner. Ce film du cinéma expressionniste allemand est devenu un classique. C’est une fiction visionnaire. Certains y voient une critique de la montée du nazisme dans l’Allemagne de la fin des années 1920, mais il semble que la portée de ce document soit bien plus grande, ce qui fait qu’il reste pertinent aujourd’hui. F.Lang interroge à travers son œuvre la lutte des classes et la division du travail, le système technicien, l’urbanisme, le pouvoir. C’est notamment sa critique de l’esclavagisme de l’homme par la machine, et sa mise en garde face au retournement de la machine contre l’homme, qui vont inspirer par la suite de nombreux auteurs, tant en littérature qu’au cinéma.

Voici un bref résumé du film : Metropolis, cité immense, est gouvernée d’une main de fer par John Fredersen. La ville est divisée en deux secteurs : la partie haute, la ville des maîtres entourée de magnifiques jardins verdoyants, lieu de résidence d’une minorité de privilégiés, et la partie basse, la ville des travailleurs, où survivent des ouvriers qui assurent le fonctionnement de la cité rivés à des machines avilissantes. Un jour, Freder, le fils de Fredersen, va rencontrer Maria, de la ville du dessous, qui prêche la bonne parole aux travailleurs. Avec elle, il va découvrir les bas-quartiers et la misère. Bouleversé, il va essayer de défendre la cause des travailleurs auprès de son père sans grand succès. Afin de reprendre le dessus sur les ouvriers, Fredersen décide de créer, avec l’aide de Rotwang l’inventeur, un robot à l’image de la jeune fille qu’il pourra contrôler et envoyer semer la terreur dans la ville. Mais le robot se retourne contre son maître et pousse les ouvriers à la révolte. Finalement, grâce à Maria et à Freder, la ville entière sera réconciliée aux pieds de la cathédrale. C’est alors que Freder va devenir l’intermédiaire dont parlait tant Maria, il sera celui qui s’interposera entre le labeur des ouvriers et le pouvoir de décision de son père (« les bras » et « les cerveaux » : « le médiateur ».

Dès les premières images, les machines sont associées aux horloges. De la même manière, la machine sur laquelle Freder travaille pour remplacer l’ouvrier qu’il a sauvé ressemble à une horloge. F.Lang nous rappelle que le temps est fondamental. Plus l’espace-temps de la consommation s’épaissit, plus celui de l’interaction baisse, nous l’avons vu, mais le temps passé à la production est aussi un temps non-vécu, aliéné, qui nous rattache à notre condition animale, dirait H.Arendt. Le rapport au temps qu’est exprimé par F.Lang ne se fait pas par la sensibilité, mais c’est bien le temps physique, « objectif », qui s’impose. Le film va même plus loin, puisqu’à Metropolis, les ouvriers travaillent 10 heures par jour, et le tour du cadran des horloges se fait en 10 heures : le temps est devenu celui du travail. La journée est réglée, la vie soumise à la machine, c’est-à-dire au système. Mais il n’est pas nécessaire de travailler autant pour que l’activité professionnelle soit le centre de gravité de notre existence, le point d’appui de notre expérience. L’existence se retrouve organisée autour du temps du travail. La marche cadencée des ouvriers exprime une vie placée sous le signe du temps machinique, mais aussi l’aliénation. D’ailleurs, les personnes émancipées, ou cherchant à l’être, comme Maria, ont une expression corporelle légère, « normale ».

Cette œuvre est une critique de l’esclavagisme de l’homme par la machine, de cette nouvelle forme d’aliénation. La machine dégrade l’humanité de l’homme, et montrer le robot se retourner contre J.Federsen est une métaphore de ce retournement. Nous sommes bien dans une réactualisation de la mise en garde face au mythe prométhéen. C’est aussi le sens de la référence à la Tour de Babel, récit que Maria conte aux ouvriers lors d’un prêche. Alors que les machines sont censées être au service des individus, de leur apporter un bienfait, elles les enchaînent à une condition ouvrière miséreuse. F.Lang montre que l’idée que la technique va libérer les individus des chaînes du travail est fausse. Elle l’enchaîne même davantage, l’ouvrier ne devant plus seulement offrir son corps à l’outil particulier, mais se donner entièrement à la méga-machine. Le système technicien a quelque chose de diabolique. La première fois que Freder descend dans la ville basse, la machine apparaît d’ailleurs à ses yeux comme un monstre. La machine est associée au Mal absolu, au démon. Le robot qui prend l’apparence de Maria va d’ailleurs être brûlé sur un bûcher.

Metropolis ne s’en prend pas seulement au système technicien, mais interroge aussi l’urbanisme, la division du travail, et à travers ces thèmes le fonctionnalisme et le rationalisme. Il s’agit aussi d’une chronique d’une révolte sociale, voire même d’un certain messianisme. Mais nous n’en discuterons pas ici.

L’œuvre de F.Lang nous permet d’explorer de multiples aspects des sociétés contemporaines. Mais ce qui nous intéresse particulièrement est sa critique du système technicien, et notamment du machinisme : le travailleur se retrouve enchaîné à son outil de travail, et à travers cela et au-delà de cela, à la méga-machine. F.Lang nous donne à voir de manière radicale la réification. Et celle-ci ne se résume pas au moment de l’activité, mais s’inscrit dans l’existence, dans la vie quotidienne.]

Et c’est ainsi qu’il ne s’agit plus seulement d’exploitation, mais bien d’auto-aliénation. Les individus sont bien sûr contraints de se vendre pour « gagner » leur vie, pour avoir droit de vivre, mais ils ont fait leur cette existence asservissante. D’ailleurs, les syndicats sont les premiers à défendre l’emploi à n’importe quel prix : c’est ainsi que la Confédération Générale du Travail a participé au maintien de l’utilisation de l’amiante malgré qu’on connaisse sa morbidité depuis 1906, mais aussi qui continue de défendre corps et âmes le nucléaire ou l’industrie automobile. Et ce ne sont que quelques exemples… Nous voilà maintenant avec une « fête du travail », une fête de la servitude ! Le mouvement ouvrier classique devînt de plus en plus une arme de l’élite pour mettre tout le monde au travail : en se transformant en mouvement réformiste demandant de meilleures conditions de travail, il a oublié son fondement révolutionnaire qui était pourtant l’abolition du salariat. Le mouvement féministe tomba d’ailleurs dans les mêmes travers : si les femmes ont gagné leur indépendance par rapport à la gente masculine, les voilà aliénées par le travail. Il existe bien sûr des bienfaits objectifs gagnés par ces luttes, là n’est pas la question, mais ces « victoires » ont un âpre goût de défaite vue la situation actuelle. Améliorer les conséquences ne devrait jamais nous empêcher de détruire les causes.

L’espoir a souvent résidé, et réside encore, dans l’appropriation collective des moyens de production : une libération dans le travail est-elle possible ? Ou ne faut-il pas mieux envisager une libération du travail ? L’ « autogestion », lorsqu’elle reste participative d’une société productiviste, est vouée à l’échec dans le but affiché de libération de l’humain. Certes, le travail est largement plus « humain », plus agréable. Mais les individus restent dépendants du travail, mais une dépendance volontaire et sublimée, à la fois pour son accomplissement personnel et le devenir de la communauté. Jusqu’à faire de l’individu l’instrument actif de la volonté transcendante du Parti des régimes soviétiques. Ce qui fait du soviétisme une société résolument productiviste, un capitalisme d’Etat. Quand il y a division du travail et rationalisation économique, il y a « soumission du vivant à l’inerte, du travail vivant au travail mort » que sont le capital ou les machines . L’intégration sociale cède à l’intégration fonctionnelle, la solidarité mécanique à la solidarité organique.

Mais pour que le travailleur accepte de jouer son rôle dans la méga-machine, soit il est contraint (travaux forcés), soit il trouve des compensations hors travail (richesse), souvent un peu des deux. Cela demande une éducation préalable pour accepter d’échanger du temps libre contre des compensations matérielles ou ostentatoires, l’histoire le montre. Il a fallu discipliner, puis conditionner pour que les individus acceptent de perdre leur vie à la gagner.

La régulation fordiste du 20ème siècle a contribué au passage d’une société de travail contraint à une société de production-consommation. On entre alors dans une époque cynique où l’intérêt général (croissance de la Nation) se ferait par la recherche vorace des intérêts privés (consommation) -ou le calquage new look et plus subtil de la théorie économique classique- mais de tous, et non plus de quelques privilégiés. Avec ce qu’on appelle le « néolibéralisme », depuis les années 1970, aussi bien les contraintes que les injonctions à la consommation se radicalisent. C’est ainsi que le non-travail est lourdement sanctionné (criminalisation des sans-abris par exemple), pendant que des gens s’entassent chez les psys afin de se démêler du syndrome de l’achat compulsif. Ou encore, des discours prônant l’autonomie et l’implication active du salarié pour l’entreprise côtoie des mesures extrêmement coercitives contre le chômeur refusant un emploi qui ne lui convient pas. Parce que cette idéologie radicale, entre conservatisme moral et libéralisme brutal, arrive avec le chômage de masse, ce qui nous fait entrer dans « une société de travailleurs sans travail » . Le chômage étant le plus efficace outil de domination qu’ait inventé le capitalisme . Quant à l’incitation monétaire, qui tient ce discours magique que ce qui est possible à l’argent est impossible à l’individu, elle atteint son paroxysme : on ne travaille pas contre des compensations, mais pour celles-ci. A ceci près que les compensations en terme de droits à des prestations sociales et des services sociaux tendent à disparaître pour une consommation solitaire sur un marché ultra-concurrentiel.

Travailler pour survivre face aux autres

Hannah Arendt annonçait que « c’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté » . A ceci près que le travail est revalorisé aujourd’hui, mais dans un contexte de rareté. Les « petits boulots » remplacent les places assurées à vie. L’assurance de l’emploi devient le privilège d’une portion de plus en plus infime de la population. L’extrême pauvreté joue le rôle de mise en garde. Le chômage devient banal, et pourtant traumatisant.

L’individu est désemparé lorsqu’il perd son emploi : l’homme contemporain a un rapport quelque peu toxicomaniaque avec le travail ; ceci renforcé par l’instabilité et les exigences quotidiennes. Ces cadres qui passent soixante heures hebdomadaires à leur activité professionnelle le font parce qu’ils y sont complètement dépendants, comme l’homme politique se retrouve fondamentalement attaché au pouvoir, le sportif à l’effort, le consommateur à la consommation, le toxicomane à son toxique. Vous ne me ferez pas croire que quelqu’un qui passe dix heures par jour à faire la même chose six jours sur sept le fait uniquement parce que cela lui plaît. Qui a baisé dix heures par jour ?

S’il y a aujourd’hui une acceptation plus forte de cette société d’exploitation, ce n’est pas seulement par manipulation et par les effets du spectacle, ou encore le fait de la corruption du peuple par une prospérité paradoxale, mais aussi par l’exacerbation de la concurrence et la dégradation du lien social. La compétition et la concurrence font du collectif un lieu de « lutte pour l’existence » -au sens spencérien .

La division du travail crée du lien, puisqu’il en découle de l’échange, de la solidarité, mais une "solidarité organique". La division du travail donne une interdépendance entre tous les membres de la société, entre tous les participants au jeu global du capitalisme, et "chacun dépend d’autant plus étroitement de la société que le travail est plus divisé" . Ce lien d’interdépendance est à ranger du côté de ce qui nous rattache aux conditions matérielles d’existence, c’est-à-dire à notre existence physique, voire animal, et non morale.

De plus, le lien dans l’échange marchand est un lien minimal, mais néanmoins nécessaire, qui se limite à un pacte de non-agression. L’échange marchand crée une hostilité entre les parties, d’où la gêne d’un rapport marchand entre amis ou parents : les individus se lient par besoin et non par envie. Et ils ne sont pas liés librement, mais par la contrainte, ce ne sont pas des personnes libres et indépendantes, mais des individus dépendants les uns des autres et pourtant indifférents les uns aux autres. L’individu devient un anonyme minuscule face à une puissance qui le dépasse. Il y a une domination totale du social sur lui-même, ce qui fait donc de nos sociétés des « sociétés totales », voire totalitaires. L’individu n’est pas dépendant de l’autre, mais d’une force englobante et contraignante où tous les sujets sont placés de telle sorte que leur survie demande tout autant des relations que des systèmes de défense et d’offensive contre les autres. Nous sommes face à une injonction paradoxale, qui ne manque pas de semer le trouble chez l’homme contemporain jusqu’à provoquer des pathologies mentales.

Notre rapport à l’autre en général, même proche et pas seulement l’ « étrange(r) », celui que nous côtoyons ordinairement, est influencé par les idées évolutionnistes. Evolutionnisme et libéralisme économique n’ont d’ailleurs cessé d’être liés et continuent encore aujourd’hui à se renforcer l’un l’autre. Je vous renvoie à H.Spencer, W.G.Sumner, F.Von Hayek (qui a influencé les politiques M.Thatcher, R.Reagan et A.Pinochet), W.W.Rostow, etc.

N.Sarkozy, qui se fait le porte-parole français du néo-libéralisme, confirme encore ce lien par ses prises de position déterministes, par le biologique, au sujet de la pédophilie et du suicide. « J’inclinerais pour ma part à penser qu’on naît pédophile et c’est d’ailleurs un problème que nous ne sachions pas soigner cette pathologie. Il y a 1200 ou 1300 jeunes qui se suicident en France chaque année, ce n’est pas parce que leurs parents s’en sont mal occupés. Mais parce que génétiquement, ils avaient une fragilité, une douleur préalable », déclare-t-il lors d’une discussion avec M.Onfray publiée dans le magazine Philosophie magazine en avril 2007. Il confirme ses positions « biologisantes » qu’il avait déjà tenu au sujet de la délinquance : il entendait mettre en place un repérage des délinquants dès la maternelle. Il s’agit bien de considérer l’être humain comme un simple organisme, et non plus comme acteur, déterminé en première instance par les gènes. Le système institutionnel découle en partie des idées du 19ème siècle. Comme le dit D.Becquemont, « le darwinisme social individualiste de type spencérien était déjà fortement critiqué à partir de 1880 ; certains de ses présupposés, liant l’économie libérale à des lois de nature, n’en subsistent pas moins à l’état latent dans nos sociétés » .

Il existe des injonctions à la concurrence, à l’égoïsme, alors que la solidarité et le désintéressement deviendraient immoraux. Le rapport à l’autre ne repose pas seulement sur une indifférence réciproque, mais plutôt sur une tension, une crainte. Il se met en place un état de méfiance généralisé. On est donc loin d’une société conviviale, que I.Illich appelait de ses vœux, mais plutôt dans une « société agonistique » où les relations sont utilitaires et concurrentielles. La solidarité organique, l’interdépendance, se dirigerait vers une interchangeabilité où les places sont en très forte concurrence : la division du travail social est davantage décohésion sociale contrairement à l’optimisme de maints sociologues et penseurs. Il ne s’agit pas de dire que nous voyons les autres uniquement comme des concurrents, que nous sommes sous le règne de la « lutte pour l’existence ». Heureusement, nous continuons à développer des relations amicales, désintéressées, spontanées, conviviales. Cependant, il faut bien avouer que le système, reposant sur des discours multiples dont l’évolutionnisme n’est pas le moins influent, instrumentalise et dégrade les sociabilités. Dans un contexte de globalisation effrénée, « il y a belle lurette que salarié-e-s et délégué-e-s du personnel ne voient plus leur véritable adversaire dans le management de leur entreprise, mais dans les salarié-e-s des entreprises et des « sites » concurrents, peu importe que ce soit dans la localité voisine ou en Extrême-Orient. Et quand se pose la question de savoir qui sera liquidé-e lors de la prochaine poussée de rationalisation d’entreprise, alors même le département voisin et le/la collègue immédiat-e deviennent des ennemi-e-s. […] Le/la retraité-e devient l’adversaire naturel-le de tou-te-s les cotisant-e-s, le/la malade l’ennemi-e de tou-te-s les assuré-e-s sociaux/ales et l’immigré-e l’objet de haine de tou-te-s les nationaux/ales pris de panique. »

Par voie de conséquence, la perte de l’emploi crée un manque en plus d’un effroi insoutenable. Mais pas le temps de se morfondre, ni personne sur qui se reposer. Les autres deviennent tous des concurrents potentiels. Le film Le couperet a quelque chose de visionnaire : ce cadre qui assassine tous ses « adversaires » pour être sûr de trouver un emploi est l’homme contemporain par excellence. La vie se résume au travail, il y a une compétition très rude pour avoir un emploi, « la fin justifie les moyens », et cette compétition pousse au meurtre. Sans travail, l’individu est inexistant dans la modernité. Pourtant, ce serait justement sa chance de retrouver une existence authentiquement humaine . Mais l’humain étant devenu uniquement un travailleur, un sous-humain enchaîné à la nécessité, il se retrouve privé du sens de l’existence. Il ne peut plus Etre, mais seulement Avoir. Le travail, c’est la « nécessité ». La « nécessité », c’est l’Avoir. L’Avoir, c’est la prison. « L’homme ne peut pas être libre s’il ne sait pas qu’il est soumis à la nécessité, car il gagne toujours sa liberté en essayant sans jamais y réussir parfaitement de se délivrer de la nécessité » .

Les nouvelles organisations du travail

La division du travail, qui n’a rien à voir avec la spécialisation dans un domaine particulier, n’est qu’une addition de force de travail, les activités n’ayant aucune finalité. L’ouvrier qui visse un boulon sur sa chaîne de montage ne sait rien du processus de fabrication de l’objet. Le commercial au téléphone qui essaie de vendre l’objet ne sait rien de sa fabrication. Ces activités n’ont aucune finalité, si ce n’est visser ou convaincre. D’ailleurs, « aucun consommateur n’a aujourd’hui une connaissance même approximative de la technique de production des biens qu’il utilise quotidiennement », et il en est de même du travailleur pour ce qu’il contribue à produire.

On retrouve là le thème central de l’aliénation. Il ne s’agit pas de spécialisation, mais de parcellisation. La division du travail indifférencie les individus et crée une masse uniforme tandis que la spécialisation demande une coopération entre les personnes. La spécialisation ne devient problématique que lorsqu’elle devient expertise outrancière ou monopole. Par l’organisation capitaliste du travail, les individus sont interchangeables, et non rassemblés. D’ailleurs, la division du travail s’accompagne historiquement d’une différenciation fonctionnelle des espaces et d’un zonage urbain, voire d’une ségrégation urbaine. Les individus sont séparé par leurs rôles et par le lieu qu’ils occupent, et peuvent à tout moment être remplacés ou remplacer. Ils sont concurrents, par conséquent adversaires. Le travail ne lie pas le collectif, mais le désunit. Le travail, ou plutôt le capitalisme, ne fait pas d’union mais des similaires trop nombreux pour que chacun trouve sa place.

Et les nouvelles organisations du travail (coaching, management), malgré leurs discours, n’arrangent rien, bien au contraire. Le coaching apparaît comme une psychothérapie à la va-vite, qui pourrait même se révéler dangereuse de l’avis de vrais professionnels de la psychologie. Dans une époque de l’immédiateté, le coaching est en fait le moyen de pallier les dégâts dus à l’exposition de l’humain aux risques du marché et aux tendances hypermodernes d’une manière rapide. Seulement, son efficacité est loin d’être évidente. D’autant que le coaching coïncide avec un développement de politique de performance en entreprise. Il apparaît donc plus comme un moyen d’entraîner l’individu vers un gain de performance, de productivité, et de rentabilité, mais aussi « gain » d’aliénation et de déshumanisation. A l’arrivée, le coaching semble être plus bénéfique à l’entreprise qu’aux salariés. D’ailleurs, cela participe à faire reporter les difficultés et dysfonctionnements des entreprises sur les seuls individus. Les échecs ne peuvent plus venir de l’organisation même de la société, mais sont l’œuvre de quelques salariés qu’il suffit de reconfigurer grâce à un coach, qui ne manque pas de contraindre le salarié aux exigences comportementales modernes. Ce n’est ni plus ni moins qu’une "conception de l’humain sur le modèle de l’entreprise" .

Le discours du management est celui de l’autonomie et de l’épanouissement, de la co-gestion et de la participation, et il séduit en partie les travailleurs. On pourrait arriver à une aberration : les salariés se domineraient eux-mêmes ! Pourtant, le management naît avec cette nouvelle idéologie de la « ressource humaine », qui prépare insidieusement la colonisation par la rationalité instrumentale de tout ce qui était auparavant hors champ économique, les soumettant aux principes de concurrence, de productivité et de valeur d’échange.

Les salariés sont sommés de prendre en main leur destin de travailleur, mais aussi celui de l’entreprise. Ils sont acteurs, soit, mais des acteurs dominés responsables de l’échec de l’entreprise, alors qu’ils n’ont pas de pouvoir décisionnaire et qu’ils ne récoltent que rarement les fruits du succès. De toute façon, les grandes décisions sont prises par un groupe de plus en plus restreint qui agit pour les actionnaires.

Dans le même temps, il existe un processus d’individualisation des salaires qui reposent sur le mérite ("coefficient personnel". C’est pour cela que l’évaluation du travail s’est généralisée. On attise ainsi la concurrence avec pour intérêt final des privilèges en terme de revenu ou de places honorifiques. "Les stratégies individuelles prennent le pas sur les stratégies collectives et le stress remplace progressivement la jubilation à débrayer" . On casse donc les solidarités dans le seul but de limiter leur pouvoir contestataire. Pas besoin d’interdire le droit de grève, il suffit de la rendre improbable.

L’autonomie et la réflexivité mises en avant dans les discours officiels sur la nouvelle organisation du travail ne sont en réalité que flexibilité, injonction, bénéfice, resserrement du pouvoir décisionnaire et absence de dialogue. Mais surtout, toutes ces nouvelles formes d’organisation du travail reposent sur le développement personnel de l’individu. Inévitablement on s’attend à ce que les travailleurs soient conformes aux attentes : aucun particularisme, aucune « personnalité » n’est acceptable. Aux contraintes industrielle (productivité, temporelle (« en temps et en heure », technique (machinisation), physique (pénibilité et marchande (« client-roi », s’ajoute une contrainte mentale. On doit être formé pour notre travail et nous développer au travail. Mais l’épanouissement de l’humain est-il condamné à se faire dans l’activité professionnelle ? L’humain peut-il seulement accepter d’être réduit au rang d’homo oeconomicus ? C’est bien d’une régression qu’il s’agit là. L’humain contemporain ne sera plus qu’un demi-homme, et même un anti-homme.

D’ailleurs des formations comportementales sont mises en place pour les managers afin d’apprendre à maîtriser ses émotions, son rapport à soi et à l’Autre. On nous propose de mieux nous connaître en identifiant nos forces et nos faiblesses par rapport à notre rôle professionnel. L’identité se contente alors de la recherche de la performance, c’est à dire qu’elle doit être conforme au comportement attendu. Il s’agit d’une mise en conformité de la personne avec le modèle technique d’entreprise. La finalité de l’agir humain cède le pas à l’efficience, au fonctionnement, à la performance. Le management moderne s’intéresse aux qualités comportementales et relationnelles de l’humain pour les retraduire systématiquement en terme d’efficacité et en gains de productivité quantifiables . Et alors que le travail est au centre de la modernité capitaliste, et est même considéré comme condition de l’humanité, la retraite apparaît dès lors comme une renaissance, un moment sur-valorisé d’une liberté retrouvée. Les Grecs antiques avaient compris qu’il n’y a pas de liberté sans le loisir. Rien à voir avec notre absence de travail où les loisirs sont là pour permettre au salarié de souffler pour fournir toujours plus de gains de productivité. La retraite est donc un moment où l’on peut disposer de son temps, mais aussi le consacrer aux autres et aux affaires publiques. Loin d’être le moment de l’inactivité, c’est à dire de l’inutilité, elle devient l’occasion de retrouver sa pleine humanité.

Aujourd’hui, la remise en cause du Droit du travail s’accélère, un durcissement des conditions de labeur réapparaît, et il n’est pourtant pas certain que ce soit plus productif. Une certaine droite se met à rêver du 19ème siècle et de l’asservissement des salariés, tandis que l’on répète à ces autres « gauchistes » que « Marx est mort ». Quant à ceux qui remettent en cause le travail lui-même, on ne s’en occupe pas parce qu’on ne les entend pas, comme si ces paroles glissaient sans pouvoir être comprises : le travail n’est pas le moindre de nos conditionnements. Alors on voit apparaître un véritable système concentrationnaire, notamment dans la grande distribution, qui a à voir avec une volonté malsaine, voire fascisante, à l’œuvre dans nos sociétés plus qu’avec la recherche d’un gain de productivité. L’hypermodernité fabrique des déchets, des rebus, dans un élan barbare assez incompréhensible. Le travail revalorisé dans un contexte de chômage de masse est son arme la plus efficace. Il met pourtant l’existence au service de l’essence. Face à cela, des voix s’élèvent dénonçant les conditions de travail ou l’absence de travail, souvent appelant à la croissance par l’augmentation du pouvoir d’achat, c’est-à-dire par la consommation qui dépossède chacun de sa vie et provoque les graves problèmes environnementaux que l’on connaît. Mais nous ne cesserons de crier : à bas le travail ! vive l’oisiveté ! JV. 2007

[Un espace-temps comprimé

Henry Lefebvre, philosophe et sociologue français, va tout particulièrement s’intéresser à la vie quotidienne. Il a insisté sur le caractère ordinaire de la quotidienneté, ce qui n’en fait pas un objet à mettre à l’écart, mais au contraire un objet sociologique fondamental. La vie quotidienne est à la fois triviale, routinière, et vécu profond. Cette vie ordinaire est abordée aussi bien comme aliénation, c’est-à-dire comme lieu des logiques du système institutionnel, que comme vécu, c’est-à-dire attribut des acteurs. Explorer la quotidienneté, c’est découvrir la dislocation des rythmes et les angoisses, la perte du symbolique…

Il articule sa critique de la marchandisation avec une analyse de la vie quotidienne. Ce thème va le conduire à développer l’idée que le temps est de plus en plus tendu. La vie quotidienne est structurée par un ensemble de contraintes. Et plus celles-ci augmentent, plus l’individu a besoin de césures telles que les fêtes ou les vacances, d’imaginaire, c’est-à-dire de sortir de la vie routinière. Lefebvre en tire une critique radicale, et lance aussi une voie possible d’émancipation justement par une révolution culturelle. C’est pour lui au sein de la vie ordinaire que la révolution doit se faire.

A travers cette critique de la quotidienneté, ou plutôt de son envahissement par le système, par la consommation et les marchandises, Lefebvre est pour beaucoup dans la construction de la notion de « colonisation du quotidien ». Cela dit, il peut se partager sa paternité avec l’ensemble des situationnistes.

La vitesse est ce qui caractérise la modernité. Et il faut même aller toujours plus vite, « vivre à cent à l’heure ». L’automobile symbolise cette société puissante tout autant que destructrice. Et c’est dans cet espace-temps motorisé vécu comme un intermède que nous pouvons analyser en quoi la vie ordinaire est de plus en plus tendue.

Tout le monde le sait, l’agressivité en voiture est fréquente. Inéluctable, même pour le plus grand maître zen. Certes, le fait qu’on considère son auto comme un abri -il suffit pour s’en convaincre d’observer le design de ces voitures à succès en forme de bulle (monospaces) et les publicités qui accompagnent leur succès- n’est pas pour rien dans ce comportement belliqueux. On peut aussi parler de la densité de la circulation. Mais au final, si on est agressif, c’est parce qu’on va être en retard au boulot et se faire engueuler par le patron. Ou bien parce qu’on rentre du boulot, qu’il y a encore les courses ou je ne sais quoi à faire, et qu’on aimerait bien avoir un peu de temps à soi, pour lire un livre, aller voir un ami, ou bien même baiser.

La vie urbaine est chronométrée, segmentée en diverses activités liées pour la plupart aux contraintes ; et cette segmentation temporelle est renforcée par une segmentation spatiale. Tous les jours ordinaires sont vécus dans l’urgence perpétuelle, ce qui n’est pas sans provoquer désordres psychiques et médicaux. Les espaces-temps successifs se compressent les uns les autres, eux-mêmes étant déjà comprimés. Le temps spectaculaire est vécu illusoirement.

On rejoint alors le thème cher à Weber de la rationalisation : c’est bien parce que le temps est tendu qu’il faut prévoir, noter ce que l’on va faire sur des calendriers et des agendas. La vie elle-même est administrée comme les appareils bureaucratiques. Et l’individu y est son propre fonctionnaire, son propre aliénateur. De plus en plus nos relations d’interaction sont non-spontanées, prévues. On s’invite, on prend rendez-vous, on ne passe plus chez l’un ou chez l’autre. C’est pour dire, certains couples rationalisent même leurs ébats amoureux, les inscrivent sur leur agenda. Le travail, intrinsèquement déshumanisant et indirectement destructeur, retire toute poésie à la vie.

L’absence de travail serait le moment propice pour se réapproprier une existence concrètement vécue. Mais les individus sont conditionnés pour être avant-tout des travailleurs et ne savent plus profiter de ce temps libéré. On ne sait plus prendre notre temps. Nous sommes dans un temps irréversible qui ne s’arrête plus, avec le progrès (de la production) qui nous emporte. C’est-à-dire un temps où l’inquiétude devient condition de l’existence, sans repos. A nous de regagner ce tout qu’est le temps vécu, sans quoi nous ne sommes que des carcasses vides. Et heureusement, « le monde possède déjà le rêve d’un temps dont il doit maintenant posséder la conscience pour le vivre réellement » (G.Debord). Cela passe par la suppression du rapport salarié.]

BIBLIOGRAPHIE :

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DUBEY Gérard, Le lien social à l’ère du virtuel, PUF, collection « la politique éclatée », 2001

DURKHEIM Emile, De la division du travail social, F.Alcan, 1922

KRISIS (groupe), Manifeste contre le travail, juin 1999/2003, no copyright

GORZ André, Métamorphoses du travail. Critique de la raison économique, Gallimard, « Folio », 1988

MALINOWSKI Bronislaw, Les argonautes du Pacifique, Gallimard, 1989

MEDA Dominique, Le travail, une valeur en voie de disparition, Aubier, collection « Alto », 1995

POUTRIN Isabelle (directrice), Le 19ème siècle. Science, politique et tradition, 1995

RADKOWSKI Georges-Hubert de, Les jeux du désir. De la technique à l’économie. PUF, « Quadrige », 2002

SAHLINS Marshall, Age de pierre, âge d’abondance, Gallimard, 1976

SCIENCES HUMAINES (Revue) n°158 (mars 2005) et 165 (novembre 2005)

Filmographie :

ATTENTION DANGER TRAVAIL, de P.Carles, C.Coello, S.Goxe, 2003

LES TEMPS MODERNES, de C.Chaplin, 1936

METROPOLIS, de Fritz Lang, 1927

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