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Périlleux grand écart entre droit et justice
(cf tribune de geneve)
Les actes de violence commis en France par des travailleurs désespérés contre des patrons ou des institutions d’Etat augmentent chaque semaine en nombre et en gravité. Ils mettent en lumière le fossé qui se creuse entre droit et justice.
Le droit est constitué de règles et de normes. La justice, elle, est avant tout formée de principes et de sentiments. Son principe premier demeure l’équité entre les citoyens ; il met en forme rationnelle le sentiment qui naît en nous devant une situation ressentie comme « juste » ou « injuste ».
Séquestrations de patron. Mise à sac d’une sous-préfecture
Séquestrer patrons, directeurs des ressources humaines — quel titre provocateur en temps de crise ! — ou cadres supérieurs constitue à n’en pas douter un délit, voire un crime au regard du Code pénal. De même, lorsque certains travailleurs de Continental mettent à sac les bureaux de la sous-préfecture de Compiègne, les infractions au droit apparaissent évidentes.
Sur l’autre rive sociale — de plus en plus éloignée — Axel Miller, l’ancien président-directeur général de la banque franco-belge Dexia, va toucher, en tout, 1 461 500 euros (2,2 millions de francs) comme indemnités de départ. Or, sous sa gouverne, Dexia a tellement perdu dans ses investissements aux Etats-Unis que les contribuables français, belges et luxembourgeois ont dû assurer sa survie en lui injectant 6,4 milliards d’euros (9,6 milliards de francs) !
Parachute en platine
Et ce n’est pas tout. En octobre dernier, Miller a dû renoncer, non sans mal, à un parachute en platine de 3,7 millions d’euros (5,6 millions de francs suisses). Chacun pensait que l’appétit vorace de ce PDG avait été ainsi coupé par la bronca qui suivit l’annonce de son parachute platiné. Pas du tout ! Le voilà qui revient sur le devant de l’actualité six mois après, avec une coquette indemnité.
Or, sur le plan du droit, il n’y a rien à lui reprocher. Recevoir de plantureuses compensations, même dans un pareil contexte, n’est pas un acte punissable par le Code pénal.
En revanche, le sentiment de justice se trouve fort maltraité devant un tel étalage de cupidité, c’est le moins que l’on puisse écrire.
L’autre rive sociale
Sur une rive sociale, on observe donc des travailleurs qui lèsent le droit mais que le sentiment de justice absout. Sur l’autre, on remarque des dirigeants qui respectent le droit mais que le sentiment de justice condamne.
Dès lors, ce récent sondage de la société BVA n’a rien d’étonnant : 55% des personnes interrogées estiment que les séquestrations de patrons sont justifiées. Et deux Français sur trois souhaitent que les ouvriers qui les ont commises ne soient pas poursuivis devant les tribunaux.
Le droit, instrument des inégalités ?
Un tel écart entre le droit et la justice fait courir à la société un danger majeur. Le droit apparaît alors comme l’instrument de l’inégalité, au lieu d’être considéré comme l’outil de l’égalité. Les deux rives sociales ne se verront bientôt plus, tant sera grande la distance qui les sépare. Le droit risque ainsi d’être considéré comme un corps étranger par la partie la plus nombreuse de la population. Avec toutes les violences que cela suppose.
Dès lors, il devient essentiel de légiférer sur les hauts revenus, d’une manière ou d’une autre. Le droit doit aujourd’hui rejoindre la justice.
(Ce texte a paru en rubrique « Perspective » de la Tribune de Genève de jeudi 29 avril 2009)
Jean-Noël Cuénod