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Toutes les nuits, ils commencent à bombarder à une heure dix

Publie le dimanche 23 juillet 2006 par Open-Publishing

de Hanady Salman*, Beyrouth

J’ai quitté le bureau tôt hier soir, à minuit.

Une scène était oppressante, celle de deux personnes tuées lors d’une attaque aérienne sur Akkar (le secteur pauvre) dans le nord, dans la nuit de mercredi dernier. Les deux corps étaient noirs, les deux étaient privés de leurs membres, les deux étaient « bizarres ».

Je ne pense pas qu’il importe désormais d’essayer de prouver qu’Israël emploie des armes interdites, non conventionnelles... ce qui laisserait supposer qu’il devrait utiliser des armes « autorisées ». Qui va s’inquiéter, les gens meurent de toute façon. Et quelles que soient les armes utilisées, la pollution qu’elles engendrent tuera les survivants d’un cancer, plus tard.

Les autres scènes étaient moins accablantes, plus conformistes : des maisons démolies, des villages et des villes anéantis, davantage de gens à fuir, certains mourant de faim, et puis de beaux bébés à bord des bateaux US et aussi des personnes de couleurs de pays pauvres, faisant la queue devant les ambassades, espérant qu’elles pourront quitter cet enfer.

Les scènes véritablement oppressantes viendront plus tard, bien plus tard, un certain jour, quand tout ceci sera fini et que, peut-être, nous pourrons revenir sur les ruines de tous ces villages. Mais même alors, il se pourrait qu’il soit trop tard : combien de temps mettront les cadavres enfouis sous les décombres pour tomber en poussière et disparaître ?

Quoi qu’il en soit, j’ai quitté tôt le bureau et suis rentré à la maison avec un ami qui reste avec nous parce que sa maison est dans la banlieue sud de Beyrouth. J’étais un peu inquiet parce que mon beau-frère, le frère de Khalid, était là aussi et je me demandais si j’aurais assez de place pour que tout le monde puisse dormir confortablement.

Raed, mon beau-frère, et son épouse qui attend un bébé ont quitté Jesbshit dans le sud, hier matin. Ils sont arrivés à Beyrouth à 5 h du soir.

Ils ont traversé un pont dans Habbouche qui avait été touché une seule fois. Il était détruit mais les voitures trouvaient le moyen de passer. Une heure et demie après que Raed eut passé le pont, il était bombardé à nouveau et, cette fois, complètement détruit (ça ressemblait à un film indien, non ?). Naturellement, Raed ne savait rien de tout ça, essayant de quitter Saïda (Sidon), puis de monter à Baakline dans le Shouf et descendre sur Beyrouth.

Quand je suis arrivé à la maison, j’ai demandé s’ils avaient dîné. J’avais un peu honte parce que mon réfrigérateur était vide. Je n’avais pas eu le temps d’acheter récemment un peu d’épicerie et je compte beaucoup sur le lait pour alimenter Kinda, ma fille. « Dîner ? » me demande Raed, « nous avons eu 9 sandwiches shawarma**, Rana (son épouse) et moi. Aujourd’hui, c’était la première fois que nous mangions depuis trois jours ».

Il raconte ce qui s’est passé à Jebshit. Triste. Pas d’électricité, pas d’eau, plus de routes, pas de nourriture, pas de journaux. Certains villages n’ont même plus de batteries et ils ne peuvent donc pas écouter les nouvelles à la radio. C’est drôle, n’est-ce pas, qu’à Beyrouth, on soit mieux informés sur ce qui se passe que les gens directement concernés. Raed savait seulement qu’ils avaient soufflé le pont d’Habbouche, il l’avait entendu aux infos quand il était arrivé à Beyrouth.

Je dois reconnaître devant vous tous que j’avais différents sentiments à propos de tout ça, très partagés, bizarres, qui me donnaient la nausée. Les trois ou quatre premiers jours, c’était très étrange. J’étais assis à Beyrouth dans mon bureau climatisé, regardant le désastre dans le sud et dans la banlieue sud. C’était comme lorsque vous regarder les informations et les images sur la Palestine et l’Iraq. Vous vous sentez touchés et très concernés, mais vous savez que vous ne pouvez pas faire grand chose pour eux, simplement pour une question géographique ; du moins, c’est l’excuse pour être en paix avec soi-même. Mais « ça ! », ça se passait à quelques kilomètres d’ici et j’étais toujours là, assis en train de regarder.

Un autre sentiment étrange était lié au premier : j’avais l’impression de payer mes dettes. Le sentiment de culpabilité qui m’a toujours oppressé à l’égard de la Palestine, et plus tard de l’Iraq, s’atténuait un petit peu. J’avais l’impression d’étreindre la Palestine et l’Iraq contre moi en leur criant : « Nous sommes avec vous, nous sommes comme vous : abandonnés, partageant dans la souffrance une partie de votre cause, de votre grande cause ».

Parfois, je m’énerve et je me mets à pleurer. A pleurer parce que je suis furieux et si impuissant. La plupart du temps, je fonctionne à « l’aveugle ». Je me réveille à 6 heures, je viens à mon bureau, j’écris des histoires affreuses, dont je ne ressens rien, je fais mon travail : vérifier une deuxième fois, choisir des titres « merveilleux », trouver les « meilleures » photos, essayer d’être aussi professionnel qu’on peut l’être. Je fais cela pendant 12 ou 14 heures. Puis je rentre à la maison, je récupère ma fille chez ma mère et je vais me coucher. Les Israéliens aiment commencer leurs raids à une heure dix, quelquefois une heure cinq. Quand je suis couché. Chaque nuit, dès qu’ils commencent, je me précipite au balcon pour voir d’où va monter le nuage de fumée. J’habite au 12ème étage. Chaque nuit, quand je sors, je vois la lune, ma belle lune, qui se cache timidement derrière les nuages qui montent des incendies tout autour de mon Beyrouth.

Ce matin, je suis resté à la maison jusqu’à midi. J’ai joué avec Kinda. Mon pauvre petit bébé. Elle ne comprend pas ce qui arrive. Elle continue à demander des nouvelles de ses cousins. Elle regarde leurs photos et répète leur nom ; comme pour s’exercer à ne pas les oublier. Je lui dis qu’ils sont dans les montagnes et que nous ne pouvons pas y aller. Quand ils nous appellent, elle refuse de leur parler, elle pense qu’ils l’ont abandonnée.

La première fois qu’elle entendu le bombardement, elle s’est précipitée dans mes bras me demandant si c’était un feu d’artifice. Je lui ai dit : « non, c’est un boum, boum, ha, ha, ha ! » et elle a ri. Aussi, maintenant, chaque fois qu’elle entend une bombe, elle commence à chanter « boum ! boum ! » et elle rit.

Je l’ai quittée à midi. Elle était somnolente, mais elle n’irait pas au lit. J’ai mis quelques minutes pour comprendre pourquoi : elle voulait s’endormir dans mes bras. Avant le 12 juillet, je ne la mettais pas dans son lit. Je la prenais d’abord sur mon genou et je chantonnais jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Depuis 10 jours maintenant, chez ma mère, elle dort dans la poussette : simplement pour être sûre que je viendrais bien la chercher après mon travail.

Deux mots encore : j’ai honte de parler de ma fille quand d’autres gamins se font tués ou manquent de nourriture ou d’abri. Mais je me sens si coupable envers elle. Et puis : à tous les Israéliens qui m’ont envoyé des commentaires sur mes écrits, je leur dit ceci : je suis d’accord avec vous, nous sommes des sauvages, nous aimons le sang, nous n’avons pas de sentiments et nous avons du plaisir en ce moment à regarder les photos de toutes ces victimes. En fait, à chaque fois que nous en voyons une, on fait la fête et on se met à danser. Et dans mes écrits, je faisais semblant d’avoir des émotions et d’être éperdument sentimental, simplement pour bluffer. Cela je le reconnais.

Et à tous mes amis, en Occident : ne croyez rien de tout ce que dis, car je suis seulement, méchamment, en train de me servir de vous et de vous transformer en sympathisants du terrorisme fondamental.

** sandwich habituellement composé avec de l’agneau, du poulet, de la dinde, ou du boeuf ; le shawarma est un plat populaire dans tous le Proche-Orient (ndt)

* Hanady Salman est rédacteur en chef au journal As-Safir.

http://www.protection-palestine.org/impression3135.html