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Une vie en éclats

Publie le mardi 16 mai 2006 par Open-Publishing

de Gideon Lévy (Traduction de l’hébreu : Michel Ghys)

*Ce qu’on voit sur le terrain après des centaines d’obus qui ont atterri
l’un après l’autre : les maisons détruites, les enfants blessés, leurs
copains incapables d’émettre un son. Le printemps à Gaza.*

* */Boum /après /boum/, obus après obus, coup de tonnerre après coup de
tonnerre. Les vitres de la maison tremblent, les murs fissurés par le
précédent bombardement menacent de s’effondrer, les enfants hurlent de
terreur ou tournent en rond, choqués, muets, dans la maison bombardée.
Obus après obus, toutes les quelques minutes, encore un. Parfois un
bruit sourd et lointain, parfois une salve toute proche. /B-ou-m !/ Le
ciel vous tombe dessus, la fin du monde, toutes les cinq minutes.
Impossible de savoir où est tombé le dernier, et encore moins où tombera
le prochain de la série. Hier après-midi, un obus a atterri sur la tête
des enfants et des adultes chez qui nous sommes reçus maintenant, pour
un tour de reconnaissance parmi les décombres.

La peur commence à Erez. Bruits de guerre. Ensuite, quand on traverse le
check point désert et qu’on roule un peu vers le sud, le vacarme se
rapproche. Un bombardement ininterrompu. A partir d’un certain moment,
on commence à s’habituer, comme on s’habitue à un orage. Mais ces
milliers d’obus, visant des « terrains ouverts », ne sèment pas
seulement une peur terrible au cœur de dizaines de milliers d’habitants,
dont des milliers d’enfants, mais à l’occasion ils touchent des maisons,
ils tuent, ils blessent. On n’en entend pas beaucoup parler, chez nous.
Dimanche, Israël était tout entier occupé à célébrer le /Final Four/ [de
basket], mais pendant que nos basketteurs américains visaient le panier,
nos artilleurs visaient Beit Hanoun et Beit Lahiya.

Quelqu’un parmi nos excellents artilleurs pense-t-il à la frayeur qu’ils
répandent parmi les enfants auprès desquels ils expédient leurs obus ?
Leur a-t-on montré des images des destructions qu’ils ont semées,
intentionnellement ou non ? Aucune roquette Qassam ne justifie ce
bombardement terrible, démesuré, des milliers d’obus sur des zones à
forte population, dans les champs et parfois aussi sur les maisons. La
semaine passée, nous nous sommes rendus à Beit Lahiya, où une rangée de
maisons avaient été bombardées - deux tués et plusieurs blessés -, et
cette semaine, à Beit Hanoun bombardé par l’artillerie, avec trois
enfants blessés et des dizaines d’autres en état de choc.

Pieds nus, la petite Mayssa tourne en rond parmi les décombres de sa
maison, marchant sur un tapis d’éclats de verre, circulant en tous sens,
silencieuse, parmi les débris, ne sachant quoi faire d’elle-même. Sur
son visage gris se lit le traumatisme. Il ne sort pas le moindre son de
la bouche de la fillette de cinq ans. Impossible de tirer d’elle fût-ce
l’ombre d’un sourire. Samedi après-midi, quand l’obus a fait trembler
les murs de sa maison, a touché le toit et l’a détruit, Mayssa était au
dernier étage, celui du pauvre appartement de sa famille. Maintenant,
elle tourne sans repos dans la maison, tenant contre elle un paquet de
chiffons qui étaient des vêtements à elle. Mayssa ne lâche pas les
chiffons. Elle les serre fort, pour ne pas les perdre.

Abed, son cousin, était sur le toit et a été blessé. 35 personnes vivent
dans cette maison et presque tout le monde était là quand l’obus a
atterri sur le toit. La plupart sont de jeunes enfants. La maison de la
famille Abou Odeh se trouve à la limite de la petite ville de Beit
Hanoun, en bordure des vergers que l’armée israélienne a autrefois rasés
dans le cadre de ses opérations de « /mise à nu/ », et qui maintenant
avaient été replantés. La maison numéro 16 d’une rue sans nom, avec, vu
du toit, un beau paysage rural : les jeunes arbres des vergers et, tout
au bout, une rangée de palmiers /Washingtonia/. Les taches grises, dans
le verger, ce sont les cratères des obus d’hier et la bourgade dont on
aperçoit les maisons à l’horizon, côté est, c’est Sdérot.

Maintenant les obus atterrissent sur Beit Lahiya tout proche : un jour
Beit Hanoun, un jour Beit Lahiya. Ici, le réservoir d’eau a été détruit
il y a un an par l’armée israélienne et les décombres en sont toujours
visibles. Le toit sur lequel nous nous tenons et d’où nous contemplons
les champs bombardés menace de s’effondrer. Les deux étais métalliques
qui ont été placés quelques heures après que l’obus soit tombé, ne
retiendront pas longtemps encore ces morceaux de béton. Les murs de la
maison sont fissurés et plusieurs plafonds menacent de tomber eux aussi.
La volée d’escalier qui mène au toit est suspendue au-dessus du vide.
Monter sur le toit ne se fait plus maintenant qu’au péril de sa vie :
tout peut s’effondrer à tout moment.

Mais ils veulent que nous voyions tous les signes du ravage, la
destruction tout entière ; ils ne nous font grâce d’aucun éclat d’obus.
Que nous voyions le chauffe-eau solaire démoli, les antennes
paraboliques brisées, les gouttes de sang sur le toit, le sang d’Abed,
13 ans, qui est couché, en ce moment, dans la maison voisine, avec un
éclat dans la jambe. Il a eu de la chance : l’enfant des voisins, Ahmed
Naym, est lui à l’hôpital avec un éclat dans le cerveau. Ahmed a 17 ans.
Ils disent que le petit Mohamed a aussi été légèrement blessé d’un éclat
à la gorge. Cinq ans, lui.

Depuis le toit, on voit aussi les conditions de vie misérables de ces
habitants : une mer de toits d’asbeste improvisés, maintenus par des
briques grises, l’aspect d’un quartier pauvre au Brésil ou au Sri Lanka.
Si l’asbeste ne les tue pas, les obus le feront.

L’appartement de Hatem Abou Odeh est à moitié démoli. Dans le divan
empoussiéré, un petit enfant est assis, choqué, tourneboulé par ce qui
arrive. C’est Zakarie, huit ans, et lui non plus n’est pas encore remis
du bombardement d’hier. Comment s’en remettra-t-il ? Encore maintenant
les bombardements se poursuivent, obus après obus. La cuisine est
fortement endommagée, de même que la chambre à coucher. « /Regardez la
porte. Regardez le mur. Regardez l’armoire/ », montre Ismaïl Abou Odeh,
28 ans, à l’étage. « /Voyez le lit. Voyez le divan/ », comme si nous
étions venus expertiser un bien imposable. La chambre de Ayman Abou Odeh
porte elle aussi des cicatrices. Marié, quatre enfants, et son mur sur
le point de s’écrouler.

Yihye Abou Odeh, 18 ans, était sur le toit quand l’obus a atterri. Elève
de 12^e , il se préparait au bac en arabe. Vers 11 heures du matin,
l’armée israélienne a commencé à bombarder le verger qui est en face.
Six obus. Ensuite, vers trois heures et demie de l’après-midi, alors que
le cousin, Abed Abou Odeh, était monté sur le toit pour remplir d’eau
les réservoirs en plastique noir et que Yihye était plongé dans ses
cours, sur le toit, l’obus suivant a atterri. Cette fois c’était un coup
direct. Yihye a bondi vers son cousin qui saignait à cause d’un éclat
qui l’avait atteint à la cuisse puis il l’a aidé à redescendre. Aux
étages d’en dessous, la panique régnait déjà. Tous les membres de la
famille se dépêchaient de fuir vers la maison des voisins : peut-être
que là, ce serait plus sûr. Il n’y a bien sûr pas d’abris dans ce
quartier, pas de protection ni de pièce de soins sécurisée, pas plus que
dans le reste de Gaza.

Le voisin, Zaki Abou Wahdan raconte que son petit-fils n’a pas cessé de
trembler depuis hier. Dans la rue est garée la voiture des voisins, une
Fiat 131, une des rares voitures du quartier. Ses vitres sont éclatées.
Dans la maison contiguë à celle qui a été bombardée, et qui appartient
elle aussi à la famille Abou Odeh - une cahute d’un seul niveau avec
plein d’enfants - Abed, blessé, est étendu, sa mère assise par terre, à
ses côtés. Il a la cuisse enveloppée d’un pansement, sa voix est faible
 ; lui aussi est encore en état de choc. Sa mère montre le jeans imprégné
de son sang. « /N’est-ce pas une pitié ? Un enfant de 13 ans. Qu’est-ce
qu’il a fait ? Il est monté remplir d’eau le réservoir/ ». Intissar, la
mère, a 15 enfants. « /Pourquoi avons-nous reçu cette punition ?/ »,
demande-t-elle.

Un obus au dessert : le coup direct est arrivé juste au moment où
Intissar servait le repas de midi. Abed a terminé de manger le premier
et est monté sur le toit pour remplir les réservoirs d’eau : « /J’ai
regardé vers le verger, Yihye lisait puis j’ai rempli le récipient d’eau
et c’est alors que l’obus est tombé - à deux ou trois mètres de moi/ ».
L’éclat est encore dans sa jambe. Il sera opéré dans deux semaines. Il
n’a rien mangé depuis hier. Retournera-t-il sur le toit ? Sa mère répond
pour lui : « /Evidemment qu’il y retournera. Qui remplira l’eau pour
nous ? Il est l’enfant le plus agile de la famille. Je suis malade et je
ne peux pas monter/ ».

Obus après obus, le bombardement continue, /boum/, /boum/, /boum/,
/boum/. Ils disent qu’ils retiennent physiquement les tireurs de
roquettes Qassam et ils démentent que des roquettes aient été tirées
depuis leur quartier. « /Nous nous querellons avec eux, nous les
maudissons/ », dit le vieux voisin, Abou Wahdan. « "/Vous voulez notre
destruction", qu’on leur dit. J’ai 60 ans, j’ai travaillé toute ma vie
pour construire la maison et en une seconde, on me la démolira à cause
des Qassams ?/ »

Le porte-parole de l’armée israélienne : « /Les citoyens de l’Etat
d’Israël se retrouvent jour après jour la cible d’une attaque terroriste
aveugle de roquettes tirées depuis la Bande de Gaza en direction des
localités israéliennes. Tel a été le cas samedi dernier, 29 avril 2006,
où plusieurs roquettes Qassam ont été tirées vers Israël./

« /L’armée israélienne œuvre à la protection des citoyens de l’Etat
d’Israël, et effectue des tirs de riposte en direction de la source des
tirs, tout en veillant soigneusement à éviter autant que possible de
toucher à des zones habitées. A notre grand regret, les organisations
terroristes exploitent la sensibilité de l’armée israélienne sur le fait
de toucher à des civils et c’est avec préméditation qu’ils opèrent à
proximité ou au milieu de zones peuplées, se servant de la population
palestinienne comme d’un ‘bouclier humain’./

« /L’armée israélienne regrette toute atteinte à des civils ou à leurs
biens, mais c’est là le résultat inévitable de la poursuite du
terrorisme par les roquettes. La responsabilité en incombe aux
organisations terroristes et à l’Autorité Palestinienne qui ne font rien
pour mettre un terme aux tirs./

« /La possibilité qu’un certain nombre de Palestiniens ont été touchés
par nos tirs fait l’objet d’une enquête et n’a pas encore été confirmée./ »

www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=712028