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Auschwitz : 60 ans après, la mémoire contre l’oubli

Publie le lundi 24 janvier 2005 par Open-Publishing

de Bertrand Poirot-Delpech de l’Académie française

La commémoration devient un sport national, coincée entre deux dimanches de foot - sans la surprise. Le cérémonial s’use, le consensus banalise le souvenir qu’il est censé honorer. La mémoire de la Shoah n’avait pas besoin de cela.

Qu’un tribun dont c’est le fonds de commerce remette ces jours-ci le disque d’une inhumanité nazie pas si "inhumaine", comme s’il y avait des degrés dans la barbarie dès lors qu’un pays de haute culture fait flamber des bambins de trois ans pour le crime d’être né Mayer ou Benguigui, c’est la routine.

Signe plus effarant : que le déguisement en SS d’un héritier du trône d’Angleterre passe pour une simple faute de goût.

On savait peut-être moins de choses, il y a une génération, sur ce que représentaient la croix gammée en brassard et le salut bras tendu - remis à la mode en pleine Rome, Urbi et orbi ! -, mais on flairait d’instinct le sacrilège. Les tabous ont du bon quand les sociétés perdent la boule. A tragédie sans équivalent devraient correspondre des célébrations sans fioritures. Or les marchands d’anniversaires clés en main noient déjà le poisson. Les monceaux de cadavres, ça va comme ça, ça sature. Jouons plutôt - toujours payant, le jeu - à "ce qui se serait passé si..."

Moins la morale compte dans les comportements privés, plus nous chargeons historiens, juges et médias d’en chercher trace dans les passés collectifs. La chasse aux "responsables" a remplacé la quête des faits, le juste prime le vrai. Les procès Barbie, Touvier et Papon ont servi à stigmatiser des complicités, plus qu’à les établir.

Le 60e anniversaire de l’ouverture des camps est l’occasion d’un vieux débat intranchable, telle l’hypothèse d’un bombardement allié sur Auschwitz l’été 1944. La cible était-elle connue ? Réponse : oui, dès 1942. Pouvait-on l’atteindre ? A coup presque sûr. Pour quel résultat ? Déjà les corbeaux du doute planent au ras des barbelés repeints à neuf. Même l’ancien déporté et écrivain Primo Levi (1919-1987) hésitait. "Il fallait d’abord gagner la guerre", tranchent les militaires. "Faillite morale" des libérateurs, suggère Annette Wieviorka dans Auschwitz, 60 ans après (Robert Laffont, 298 pages, 20 euros). Pendant ce temps, risque de s’estomper une réalité implacable, glacée comme les vents tombant de Lublin sur les pelouses de Majdanek tondues de frais. Une réalité qui se chiffre. Les juifs de France raflés sous l’Occupation étaient 76 000. 2 500 sont revenus. Il en reste à ce jour 400, espère-t-on. Leur âge moyen dépasse 80 ans. Malgré la fraîcheur et l’ardeur à témoigner de certaines septuagénaires - à peine pubères en 1945 ! -, le compte à rebours va vers son terme.

LA PAROLE VIVE S’EFFACE

Dans peu d’années, l’ouï-dire devra relayer à lui seul la parole vive. A voir la résurgence du négationnisme, fût-il de bazar et de préau, qu’en sera-t-il le jour, maudit soit-il, où aucun avant-bras tatoué ne pourra plus se tendre face à l’offense ?

Au 75e anniversaire, c’est demain, ne restera plus en arrière-garde pour l’éternité que l’enseignant écrivant au tableau des noms de camps silésiens imprononçables, et la cloche de la "récré" donnera le signal des jeux de ballon. L’oubli par étourderie aura la partie belle. Deux mystères, au moins, ne sauraient disparaître des célébrations et des programmes scolaires - cette chance ultime de défier le temps.

Comment, par quels mécanismes pourris, les soldats d’un des pays d’Europe les plus civilisés en sont-ils venus à rayer froidement du monde des enfants pareils aux leurs ? Se peut-il que Mozart et Brahms aient servi à apaiser les bourreaux après le turbin ? Si la culture ne protège pas de la barbarie, à quoi sert-elle ? A quel ravissement stérile, minuscule, à la Sempé ?

Une seconde interrogation persistera, à laquelle les rescapés écrivains ont peiné à répondre. Les images s’usent, elles se prêtent au truquage. Mais les mots peinent à traduire, donc à transmettre, l’indicible des camps, vraie raison du silence qui a longtemps pesé et qui menace comme jamais.

Autant que s’en souvienne un adolescent épargné qui croyait se rendre utile, ce printemps-là, entre gare de l’Est et Lutétia, il m’a semblé que la stupéfaction de survivre, la honte aussi, privaient les revenants de toute sensation autre, d’une liberté qui tarderait à renaître. La confiance dans le lendemain renaissait, mais avec la lenteur méfiante du pouls chez l’évanoui. Il fallait une distribution inopinée d’aliments, un appel soudain, une séance d’épouillage, l’irruption d’un inconnu dans le convoi, en bure marron souvent, suspect d’usurper son état, pour que le groupe s’émeuve, manifeste une hâte lasse héritée de la captivité et insensible à la situation nouvelle. Se sentir en confiance, cela s’apprend vite, et se désapprend de même.

Jour après jour, les bus surchargés cessaient de traîner leur plate-forme dans des gerbes d’étincelles. Quelques passagers, encore, puis personne, rien, deux paquetages oubliés sous un banc, avec leur ficelle. Une nuit, un revenant a demandé qu’on le présente à sa femme, de peur que celle-ci ne peine à le reconnaître. Il fallut les diriger l’un vers l’autre, en effet. On eût dit cette hésitation interminable des amants qui se cherchent des yeux dans une gare, l’un sur le quai entre deux lampadaires trop jaunes, l’autre progressant à grand-peine dans quelque couloir bondé. Scène d’arrivée, de départ ? Il en faudrait, du temps, pour que la vie reprenne, plus la même, jamais.

Aux tiers, il ne resterait qu’à se détourner, muets, bras ballants.

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