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Reporter de guerre : lettre ouverte de Reporters sans Frontières

Publie le samedi 19 mars 2005 par Open-Publishing

de Mimmo Candito Président italien de "Reporters Sans Frontières", traduit de l’italien par karl&rosa

Nous recevons et publions intégralement la lettre ouverte signée par Mimmo Candito, président italien de "Reporters sans Frontières"

Cher Directeur,

l’âpre débat qui s’est ouvert dans le monde politique après la conclusion dramatique de l’enlèvement de Giuliana Sgrena implique désormais profondément le rôle du journalisme et ses méthodes d’intervention en temps de guerre.

A nous tous dont une grande partie de l’engagement professionnel s’est manifesté et continue à se manifester sur les champs de bataille (ou en tout cas dans des zones de conflit) la description qu’on est en train de faire du reporter de guerre comme d’un irresponsable, ou en tout cas d’un ingénu, qui s’expose à des risques qui ne méritent pas cet engagement, surtout en considération des tragiques retombées qui peuvent s’ensuivre - la mort, ou la capture et la réduction à la condition d’otage - semble très lointaine. Même si quelques inexpériences ou quelques ingénuités ont parfois accompagné une spirale amère où sont tombés certains journalistes, les histoires de reporters qui ont fait leur travail avec courage en étant pleinement conscients des dangers, sans renoncer pour autant à adopter les mesures les plus adaptées pour désamorcer les conditions de menace grave, mort ou autre, sont incomparablement - mais vraiment incomparablement - plus nombreuses.

C’est pourquoi nous tous avons la forte et commune conviction que le journalisme ne peut et ne doit pas renoncer - à cause d’un danger - à ce qu’il considère comme sa propre identité, sa nature même : le projet d’un récit honnête de la réalité, témoignée toujours dans son déroulement concret, factuel. Mais cela pour tout le journalisme et pas seulement pour le journalisme de guerre. Et en effet il n’y a aucune distinction - et il ne peut pas y en avoir - quelles que soient les émotivités et les réactions spectaculaires concernées - entre la mort, par exemple, de notre pauvre confère Enzo Baldoni quelque part dans le désert irakien et la mort d’un autre de nos confrères, Mauro De Mauro, que la Mafia (pas les Américains, pas les Irakiens, pas la guerre) a bétonné dans une colonne d’un des palais de Palerme.

Toutefois, maintenant on dit que les conditions à l’intérieur desquelles se déroule notre travail ont changé, surtout dans les théâtres de conflits qui répondent de plus en plus au principe de la guerre totale, sans règles ni respects. C’est vrai, les journalistes sont devenus aujourd’hui une cible militaro-politique, car c’est à présent devenu une conviction générale pour tout le monde - les hommes politiques, les militaires, les guérilleros, les terroristes, même les mafieux avec ou sans casquette - que l’information est l’arme la plus puissante qu’un "pouvoir" ait dans son propre arsenal, utile à la conquête du consensus et, de toute façon, du contrôle, en guerre comme en paix. Et alors les journalistes payent cette forte identité qui est la leur, appelés maintenant à répondre à des dangers même plus graves, ou nouveaux, par rapport au passé.
Le débat qui s’en est suivi, également à l’intérieur du monde des médias, procède le long d’une ligne d’étude qui tend à identifier des formes différentes d’intervention sur le territoire de guerre, des formes qui tiennent compte de la qualité nouvelle de la menace et qui peuvent donc lui répondre par des procédures adéquates (la diversification des temps de présence, par exemple, ou des enquêtes rapides, ou des déplacements non méthodiques etc.). C’est un parcours qui est encore intégralement dans la phase du projet. Mais jamais, vraiment jamais, nous tous n’avons pensé qu’il est possible d’imaginer un journalisme qui fasse abstraction du travail sur le terrain, du rapport directe avec la réalité (qu’il s’agisse de Bagdad ou de Palerme).

Mais non parce que ce rapport serait exhaustif d’une connaissance de la réalité ; au contraire, c’est complété par toute l’élaboration que peut permettre une utilisation consciente des nouvelles technologies électroniques, qu’il devient aujourd’hui un instrument essentiel du projet d’enquête qui fait la substance du travail du journaliste, c’est-à-dire le projet de vérification de la qualité et de la nature de l’information. Mais cet appareil de support est dangereux - lui oui, vraiment dangereux - s’il n’est pas soutenu par l’intervention directe du journaliste/reporter dans la lecture et l’interprétation de la réalité.
Parce qu’il finit par livrer la connaissance dans les mains d’un système de la communication de plus en plus soumis aux conditionnements de pouvoirs qui se montrent très équipés pour se soustraire à un contrôle efficace de la part de la société.

C’est pourquoi nous saisissons - dans l’exhortation du gouvernement italien à ne pas retourner en Irak - la préoccupation légitime et réconfortante pour un risque pouvant devenir trop important ; et toutefois, avec la conviction d’un intérêt certainement commun à reconnaître la valeur haute et inaliénable de l’information qui soit telle, nous réaffirmons qu’enfin ce n’est que nous, ce n’est que le journalisme qui a le droit de décider où, quand et comment il doit mesurer son projet avec les conditions concrètes qui oeuvrent sur le terrain. Dans ces jours de réactions émotives confuses, ou intéressées, nous avons même lu que la liberté de presse et le libre choix de l’information doivent être mesurés sur la base du nombre d’exemplaires vendus par un journal. Ce sont des temps amers, des temps dans lesquels on prétend de décider sur la base de chiffres et de sous la valeur de cette liberté, qui est mise en jeu de toute façon quand le journaliste n’est plus sur le terrain. Ouvrir des lignes de fracture dans la défense de cette valeur - même si les intentions sont les plus légitimes et compréhensibles - dessine le profil d’une culture dont les risques d’une dérive progressive des processus de connaissance ne touchent pas que les journalistes mais la société toute entière.

http://bellaciao.org/it/article.php3?id_article=7835