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Assia Djebbar, une intellectuelle à l’itinéraire exemplaire

par Mohamed Bensalah

Publie le vendredi 13 février 2015 par Mohamed Bensalah - Open-Publishing

« J’écris, comme tant d’autres femmes écrivains algériennes, avec un sentiment d’urgence, contre la régression et la misogynie. »

C’est avec beaucoup de tristesse et de consternation que nous venons d’apprendre qu’Assia Djebar s’est éteinte, dans la nuit de vendredi à samedi, sans fêter son 79e anniversaire. Elle sera inhumée, comme elle le souhaitait, à Cherchell, la ville qui l’a vu naître. Fatima-Zohra Imalayène, Assia (celle qui assiste, aide, porte-secours) Djebar (l’écrivaine), n’a pas attendu son élection à l’Académie française (le 16 juin 2005) pour devenir immortelle, même si, avant cette consécration, elle n’a pas eu le privilège d’être fêtée par les siens. Considérée comme l’une des auteures les plus célèbres et les plus influentes du Maghreb, elle n’a jamais cessé de s’interroger à travers sa vingtaine d’ouvrages, tous genres confondus, traduits dans vingt-trois langues (excepté en Amazigh et en Arabe) et ses deux films majeurs, qui n’ont malheureusement pas été distribués. Ses liens avec la France remontaient à ses études à l’Ecole normale. Elle soutiendra plus tard une thèse sur sa propre œuvre « Le Roman maghrébin francophone, entre les langues et les cultures : quarante ans d’un parcours 1957-1997 ». Elle sera à la Sorbonne entre 1959 et 1961, où elle avait obtenu un diplôme de littérature comparée. Membre de l’Académie royale de langue et de littérature française en Belgique, Docteur honoris causa des universités de Vienne, de Concordia, d’Osnabrück, la fille douée de l’instituteur a très tôt pris le parti de l’indépendance de l’Algérie. Elle enseigne de 1962 à 1965, l’histoire à l’université d’Alger. Puis s’envole vers New York University pour y enseigner la littérature française. Elle, fut tour à tour, représentante de l’immigration algérienne au Conseil d’administration du Fond d’Action Sociale (FAS), avant de rejoindre en Louisiane, Bâton Rouge, où elle prend la direction du Centre d’Etudes Françaises. Fidèle à ses engagements, à ses idées et à ses principes sans concession aucune, Assia Djebar, la défenderesse des droits humains et plus particulièrement ceux des femmes, dispose d’un franc parler qui bouscule les conventions. La fin de son Discours de réception à l’Académie française où elle revient sur ses blessures mémorielles a été l’occasion de revenir sur son expérience cinématographique, et de la situer dans son contexte de production. L’hommage que lui ont rendu ses pairs récompense en quelque sorte plus d’un demi-siècle de combat personnel et d’entêtement à écrire pour exister, pour exprimer « le trop lourd mutisme des femmes algériennes »

DES BLESSURES COLONIALES AUX BLESSURES MEMORIELLES

L’écrivaine émérite, profondément attachée à son terroir, n’hésitait pas à pointer du doigt les affres de la colonisation :« L’Afrique du Nord, du temps de l’Empire français, — comme le reste de l’Afrique de la part de ses coloniaux anglais, portugais ou belges — a subi, un siècle et demi durant, dépossession de ses richesses naturelles, déstructuration de ses assises sociales, et, pour l’Algérie, exclusion dans l’enseignement de ses deux langues identitaires, le berbère séculaire, et la langue arabe dont la qualité poétique ne pouvait alors, pour moi, être perçue que dans les versets coraniques qui me restent chers. Ecrire pour exister, tel était le leitmotiv de cette normalienne devenue écrivaine prolifique, enseignante, chercheuse et cinéaste, qui a fini par accepter l’offre qui lui a été faite d’entrer à l’Académie, après une longue hésitation. « En France, je suis considérée comme trop nationaliste et je ne possède pas de partisans dans le milieu littéraire français. En Algérie, je craignais de paraître, non pas comme une écrivaine francophone, mais plutôt comme une écrivaine française ».

Après dix années d’écriture assidue (1957-1967), jalonnées par quatre succès de librairie (La soif, son premier roman, écrit à 17 ans, suivi par Les Impatients, Les enfants du nouveau monde, et Les alouettes naïves), Assia Djebar, sentant que les mots s’étaient bloqués, a tenté, non sans difficultés, de pénétrer, par effraction, les arcanes du 7ème Art, provoquant défiance et soupçons au sein de la gent masculine. Dix longues années de silence ont suivi avant que l’écrivaine décide de sortir de l’enfermement qu’elle s’était imposé. En quête de nouvelles formes d’expression, Assia Djebar va, par le biais des images et des sons, poursuivre ce qu’elle a toujours considéré comme étant sa mission, à savoir, déconstruire les mémoires en faisant renaître la mémoire personnelle, dénoncer le patriarcat, lutter contre l’enfermement des femmes en leur donnant la parole, et enfin dénoncer l’obscurité coloniale avec son cortège de malheurs et de déchirements, comme l’illustre parfaitement « La Zerda ». Première femme algérienne à avoir franchi le seuil de l’auguste Assemblée française, Assia Djebar fut également la première femme cinéaste dans son pays. Elle cherchait, après un long silence littéraire, à dépasser la limite des mots afin de donner une image aux protagonistes de ses romans. Le 7ème art, de par sa magie, lui permettait de franchir le pas.

Deux récents colloques organisés à Oran et à Boumerdes ont permis de revisiter son œuvre et d’établir des passerelles entre la langue littéraire pratiquée par l’écrivaine et le langage cinématographique, nouveau moyen d’expression dont l’auteure s’est accaparé. Entre disait-elle « la langue qui exprime les pensées à celle qui exprime les émotions ». Première œuvre documentaire produite par la télévision : « La nouba des femmes du Mont Chenoua » (1978), une fiction de 120 minutes, greffée d’images documentaires et de renvois au travail littéraire qui a précédé. Ce film, quelque boudée en Algérie, fut récompensé par la Critique internationale à la Mostra de Venise en 1979. La seconde réalisation « La Zerda ou les chants de l’oubli » (1980), d’une durée de 60 minutes, prix du meilleur film historique au Festival de Berlin, 1983, analyse le regard – regard colonial, regard orientaliste – comme hypothèse de travail, auquel s’ajoute le regard de la cinéaste. Mais, le mépris des uns et la misogynie des autres ont fini par avoir raison d’elle, en l’obligeant à fermer rapidement sa courte parenthèse cinématographique, malgré l’immense talent dont elle a fait montre. « J’aurais pu être, à la fin des années 1970, à la fois cinéaste de langue arabe, en même temps que romancière francophone. Malgré mes deux longs métrages, salués à Venise et à Berlin, si j’avais persisté à me battre contre la misogynie des tenants du cinéma d’État de mon pays, avec sa caricature saint-sulpicienne du passé, ou ses images d’un populisme attristant, j’aurais été asphyxiée comme l’ont été plusieurs cinéastes qui avaient été sérieusement formés auparavant […]. J’aurais donc risqué de vivre sourde et aveugle en quelque sorte ».

L’ECRIVAINE, VISCERALEMENT ATTACHEE A SON TERROIR, S’INSTALLE A NOUVEAU DANS LA MIGRANCE

Malgré l’hostilité affichée à son égard par ses compatriotes cinéastes, l’écrivaine est restée viscéralement attachée à son terroir, à son passé, à ses origines, à son peuple, à ses aïeuls berbères dont elle était très proche. Avant que ne s’imposent à elle le désir d’images, de voix sonores vivantes, de paroles en langue maternelle, de bruits et de musique, Assia Djebar s’était très jeune réfugiée dans l’écriture, seul moyen à ses yeux d’exprimer sa pensée à défaut d’investir sa langue maternelle, celle qui exprime ses sentiments. « Ecrire m’a ramené, aime-t-elle dire, aux cris des femmes sourdement révoltées de mon enfance, à ma seule origine. Ecrire ne tue pas la voix, mais la réveille surtout pour susciter tant de sœurs disparues ». Le 7ème art aura, à tout le moins, permis à Assia Djebar une remontée aux sources avec comme fondement une écoute de la sonorité de la langue maternelle réduite à des murmures. Ses films, d’une grande intelligence et d’une grande subtilité, lui ont permis d’affronter la lumière avec ses chants, ses bruits, ses musiques qui célèbrent les corps dans leur expression corporelle, en rendant visibles les lieux des interdits où l’imaginaire et le réel s’entremêlent à travers le prisme optique qui participe au dévoilement des autres et de soi. Comme le précise un commentaire transmis par « La Zerda… », à l’intention des spectateurs sous forme de chant : « Mon chant parle toujours de liberté, j’intercède pour les femmes martyres et que les autres ne soient plus opprimées… les femmes ne retourneront plus dans l’ombre… au temps de la servitude, on a justifié le voile mais maintenant commence le jour de la liberté ».

Quittant bien malgré elle, le 7ème art, Assia Djebar rejoint son refuge linguistique. Après notamment Femmes d’Alger dans leur appartement (1980), L’amour, la fantasia (1985), Ombre sultane (1987), elle fait parler les grandes figures féminines proches du Prophète dans Loin de Médine (1991). Elle poursuivra son œuvre en se penchant encore plus sur le sort des femmes et des intellectuels dans l’Algérie de la violente décennie 1990. Suivront alors, entre autres, Le Blanc de l’Algérie (1996), Oran, langue morte (1997, Prix Marguerite Yourcenar à Boston), Ces voix qui m’assiègent (1999), La Femme sans sépulture (2002). Après La Disparition de la langue française (2003), elle publie un récit autobiographique, Nulle part dans la maison de mon père (2007). La mise en lumière de son parcours littéraire montre à quel point ce dernier repose non seulement sur une stratégie discursive, mais aussi sur une structure linguistique élaborée. L’œuvre s’insère dans un champ interculturel et inter-discursif à partir d’une stratégie intelligente de la perception. D’où l’intérêt, pour qui veut interroger et comprendre le champ des signes linguistiques djebariens, d’analyser ses discours paralinguistiques et de ses représentations cinématographiques. Si la démarche qui consiste à décoder les articulations complexes entre imaginaire, oralité, écriture textuelle et signes iconique et sonores n’est guère aisée, il y a lieu, dans un premier temps, de se focaliser l’attention sur le langage plus que sur la langue qui renvoie à des référentiels multiples et à une polyphonie émotionnelle.

En cette douloureuse circonstance, ayons pour cette grande dame, une pieuse pensée. Nous présentons à sa famille et tous les défenseurs des droits humains nos sincères condoléances.

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A suivre, deuxième partie : De la Nouba à la Zerda, l’univers cinématographique djebarien.

L’univers cinématographique djebarien : De la Nouba à la Zerda, parcours de lecture par Mohamed Bensalah

« J’aurais pu être, à la fin des années 1970, à la fois cinéaste de langue arabe, et romancière francophone. Malgré mes deux longs-métrages, salués à Venise et à Berlin, si j’avais persisté à me battre contre la misogynie des tenants du cinéma d’État de mon pays, avec sa caricature saint-sulpicienne du passé, ou ses images d’un populisme attristant, j’aurais été asphyxiée comme l’ont été plusieurs cinéastes qui avaient été sérieusement formés, auparavant […]. J’aurais donc risqué de vivre sourde et aveugle en quelque sorte » (1).

Ainsi s’exprimait notre première cinéaste algérienne, déçue par tant d’animosité à son égard. Elle écourtera, bien malgré elle, sa courte parenthèse cinématographique pour reprendre le chemin de l’exil. Après une production littéraire jalonnée de succès, Assia Djebar se mure, des années durant, dans un silence incompréhensible. Elle reprendra, finalement le chemin de la création, en recherchant de nouvelles formes d’expression nourries de l’oralité et des mémoires. Constatant que les femmes de son terroir étaient exclues de la scène publique et de l’écriture de l’Histoire, elle se rend, dès 1976, sur le Mont Chenoua, berceau de ses origines, pour rencontrer les aïeules, les mères, les sœurs et toutes les sans voix. Le 7ème Art va lui offrir l’opportunité de « réapprendre à voir pour transmettre », comme elle le dit si bien. Substituant aux mots qui peinaient à sortir, des images et des sons, l’auteure va poursuivre son œuvre, sous l’œil scrutateur des caméras. Elle commencera par enregistrer des paroles de femmes en déconstruisant les mémoires et en faisant resurgir la sienne. Elle dénonce, pêle-mêle, le patriarcat, la violence et la colonisation sauvage.

Dans sa première œuvre documentaire : « La nouba des femmes du Mont Chenoua », (3) Assia Djebar met en scène une femme de trente ans, Lila, architecte, de retour dans sa région natale, les montagnes du Chenoua, en compagnie de sa fille et de son mari Ali, vétérinaire, immobilisé sur sa chaise roulante suite à un accident. Sa seconde réalisation « La Zerda ou les chants de l’oubli », qui donne à voir les bals traditionnels algériens, la fierté des danseuses, le chuchotement des femmes, est une sorte de radioscopie du regard, celui des colons et celui de la cinéaste. Cette dernière dénonce l’obscurité coloniale avec son cortège de malheurs et de déchirements des populations.

Mais, si l’œuvre littéraire d’Assia Djebar, saluée mondialement (cf, QO, 8 février 2015), a fait l’objet de plusieurs études et analyses, il n’en fut pas de même pour son travail filmique. Non seulement la réalisatrice a dû faire face à la violence inouïe eu égard au fait qu’elle était la première à se mouvoir dans un univers d’hommes, mais en plus elle dut subir dès la première projection de « La Nouba des femmes du Mont Chenoua » les réactions du public (composé de beaucoup de femmes) qui criait au scandale. C’était avant que la terreur nihiliste ne s’installe, en Algérie. Comment expliquer une telle levée de boucliers ? La réalisatrice, contrainte et forcée, a tenté en vain, de poursuivre sa création artistique. Sévèrement jugée par les siens qui ont élevé des murs insurmontables, elle finira par écourter sa parenthèse cinématographique, malgré l’immense talent dont elle a fait montre.

Et pourtant et « La Zerda et les chants de l’oubli », film qui exprime concrètement l’univers dans lequel se meuvent les personnages quasi-irréels qui parlent à notre intelligence, nous interpellent, s’imposent à nous, nous obligent à les appréhender, non comme de simples illustrations, mais sous l’angle de leur fonctionnalité idéologico-politique. Nous nous devons de décrypter et d’analyser les images, tout autant que les sons, afin de leur donner leur véritable sens.

« LA NOUBA » OU LA QUETE DE SENS QUI EST L’ESSENCE DU CINEMA

Les images de massacres à Alger qui rythment la séquence donnent le ton. La musique introduit le plan. Dans « La Nouba des femmes du Mont Chenoua », récit d’une très grande qualité technique et esthétique, les femmes chuchotent, s’écoutent et parlent de résistance loin du regard des hommes. Tout comme la phrase, l’image djebarienne, hésite, bifurque, palpite. Les femmes minorées, étouffées, opprimées se meuvent aisément dans leur espace domestique, sous le prisme des objectifs. Le décor de la chambre est clair, limpide, un univers féminin avec un certain désordre. Les images de mort qui alternent avec le visage de Lila, l’architecte qui dort, nous interpellent. Rêve ou réalité ? C’est la mémoire, l’enfance, les souvenirs, le feu, l’eau, la peau de mouton, la laine, le lit d’enfant. Le couple que forment Lila et son mari vétérinaire, handicapé en raison d’un accident de travail, semble être dans une impasse. L’époux incarne une double impuissance – physique et émotive – par rapport à son épouse qui s’agite, en permanence. Elle l’observe dans son sommeil, figé et muet, derrière la fenêtre.

Le silence accablant dans la maison rustique où la famille réside, alourdit l’atmosphère. Lila met son foulard devant la glace, un geste banal du quotidien qui remonte à la surface. Elle entre et sort, continuellement, de la maison, en quête de témoignages sur la disparition du frère pendant la guerre, de l’enfance ou de la mémoire perdue. Elle questionne les paysannes, les travailleuses saisonnières des coopératives, les femmes qui furent engagées dans la résistance. Allers-retours constants donc entre une maison et une autre, entre tradition et modernité, entre histoire et présent, entre musique populaire traditionnelle et musique savante. L’histoire s’écrit par le biais des images et des sons. Ali chute après avoir, vainement, essayé d’entrer dans la chambre. Son impuissance à accéder au territoire des femmes n’a-elle aucun lien avec le théâtre des opérations de guerre ? Sa chute rappelle celle des corps fusillés dans le rêve de Lila. La réalisatrice ne pose-t-elle pas en filigrane la question des relations sexuelles hommes/femmes ou celle des rapports femmes/maternité/mères ?

Ce film sur la mémoire se présente comme un regard. L’objectif de la caméra, tout comme les yeux d’Ali, ne quitte pas Lila, durant ses déambulations. La cinéaste avoue guetter le détail, moteur de la séquence et élément qui va lui donner tout son sens. Les sons sont omniprésents. La musique introduit le rêve et le temps qui passe, le paysage qui change et qui, vers la fin, se fige, lorsque l’héroïne rejoint la montagne, les pierres autour du Tombeau de la Chrétienne, où Lila (prisonnière pendant la guerre ?) resurgit. Dans une de ses intentions formulées dans le script, la réalisatrice précise l’ambition du film, celle de s’appuyer sur la structure de la ‘Nouba andalouse’. Son écriture filmique répond, en fait, à la question : comment faire revivre en images notre Histoire ? Le fil conducteur se veut, avant tout, un témoignage sur l’expérience collective des femmes du Chenoua et des montagnes voisines, à travers le cheminement psychologique de Lila-Assia. Cette dernière s’ouvre à l’expérience de ces femmes et retrouve, à travers ses propres souvenirs exaltants ou douloureux, une sérénité nouvelle.

Pour la réalisatrice, il s’agissait, d’une part, de transmettre les détails d’histoire de 1954 à 1962, exactement comme le ferait un documentaire et, d’autre part par des visions subjectives et concrètes.

« LA ZERDA » ET LA VISION FOLKLORISANTE DES CAMERAS COLONIALES.

Dès le prélude, le film annonce les buts de la cinéaste. Le script scande l’histoire de chants qui, en contrepoint de l’image, se proposent de restituer un passé susceptible de polémiques. Au-delà du rapport dialectique, entre les images et les sons, Assia Djebar pose la question de l’imbrication de thèmes tels l’Histoire, la culture, la femme et leur traitement. Chronique historique avouée interrompue par cinq chants poétiques dont le premier, « 1912-1942, trente ans au Maghreb », introduit le thème de la femme et réaffirme sa position : « la mémoire est corps de femme voilée ». En fait, tout se passe comme si les territoires explorés par « la Zerda… » (Voix, musique, poésie, image) étaient, parfaitement, indépendants. On constate aisément que la réalisatrice a consacré, à la bande son, une attention particulière. Sophistiquée et militante, cette dernière demeure cependant impuissante à s’approprier le sens constitutif de l’image. Elle existe, mais en parallèle avec un sens latent qui, parfois, domine, parfois s’estompe. On l’écoute avec plaisir, tout en regardant les images, même si le passé dont il est question, dans la bande son, est absent de ces images d’archives savamment sélectionnées.

Ces dernières montrent et démontrent, à travers les bals traditionnels algériens, la fierté des danseuses, le chuchotement des femmes, le tout accompagné d’une voix off –celle d’Assia Djebar probablement – qui égraine implacablement les années : « 1911, le Maroc avec son sultan est encore indépendant pour quelques mois ; 1912, en Tunisie le protectorat français est installé déjà depuis une génération… Le Caire à la même époque, les Anglais qui sont déjà là, vont mettre fin à l’indépendance égyptienne en 1914…Au Maroc le protectorat français est installé. L’insurrection populaire éclate…. ». Puis enfin, au-dessus des images de révolte et de répression armée contre le peuple, se superpose : « à Alger, on embarque des forçats. 1913, après un siècle de révoltes et d’insubordinations, le pays entre dans la nuit coloniale ». Dans un Maghreb, totalement soumis et réduit au silence, nombreux étaient les photographes et les cinéastes débarqués pour photographier et filmer les indigènes. « La Zerda est cette « fête » moribonde qu’ils prétendent saisir de nous. Malgré leurs images, à partir du hors-champ de leur regard qui fusille, nous avons tenté de faire lever d’autres images, lambeaux d’un quotidien méprisé... Derrière le voile de cette réalité exposée, se sont réveillées des voix anonymes, recueillies ou re-imaginées, l’âme d’un Maghreb réunifié et de notre passé. », dira Assia Djebar sur un fond musical arabe, toujours plus fort, discordant, presque expérimental, qui se mélangeait aux voix et aux murmures. « Depuis que j’ai réalisé le film « La Zerda… », ma manière d’écrire a changé. J’ai alors appris comment écouter les femmes algériennes. J’étais étonnée de la manière dont certaines femmes utilisaient la langue berbère quand il s’agit de narrer l’assassinat de leur mari ou de leur frère, pendant la guerre de Libération. Je me suis alors mis à l’évidence qu’il existe une langue pour exprimer ses pensées et une autre pour exprimer ses émotions. La langue française me permet d’exprimer mes pensées, tandis que le berbère et l’arabe constituent l’espace des émotions et des sensations ».

Lorsque nous lisons Assia Djebar, notre point de vue sur ses écrits est dissocié des choses, elles-mêmes car, notre pensée, complexe et mouvante, est analysée, réduite en éléments exprimés, successivement, par des mots, des phrases et des symboles abstraits. Lorsque nous visionnons ses films, nous constatons, par contre, que les images arrivent à produire du sens et à provoquer des significations et des interprétations. La réalité traduite, ou plutôt recréée par la caméra, s’impose au spectateur avec une insistance qui fait parler de surréalité. Grâce aux multiples effets techniques (travelling, panoramiques, zoom, effets sonores, à l’échelle des plans, aux mouvements d’appareils, aux angles de prise de vues...), une réalité artificielle prend forme. Les objets fixes s’animent, se meuvent, semblent doués de vie. Un lit, une porte, une jarre d’eau, arrivent à nous émouvoir. L’espace d’enfermement des femmes que scrute, inlassablement, l’œil de la caméra n’est plus mental, il devient un état d’âme. Ce que le texte ne peut pas rendre, en raison des difficultés à susciter des émotions et à exprimer la pensée de l’homme, l’image l’offre à la vue.

« LE MOT ET L’IMAGE, DEUX CORRELATIONS QUI SE CHERCHENT ETERNELLEMENT », DISAIT GOETHE.

Mis en parallèle avec ses écrits, l’expérience cinématographique de Assia Djebar éclaire et complète la compréhension de son œuvre littéraire. Contournant les difficultés liées à la mise en mots, la réalisatrice impose, dans son récit filmique, le discours narratif pour en déplacer les perspectives. Elle avouera, plus tard, dans « Vaste est la prison » (1995), ses visées et ses interrogations, lors de la réalisation du long métrage « La Nouba… ». Assia Djebar développe, en effet, une esthétique romanesque dans laquelle le rapport texte / image devient fondamental. La recherche historique et le texte littéraire se rejoignent et éclipsent la représentation. Au scripturaire s’amalgame, donc, le visuel, créant des scènes saisissantes, disparates à l’origine, qui mettent l’identité en langage.

Chez Assia Djebar, les mots correspondent à une série d’opérations mentales. Ils ont un contenu intellectuel riche, et sont en charge d’images souvenir. La langue littéraire laisse au lecteur une grande liberté de pensée et d’interprétation. Les images de Assia Djebar, par contre, de par leur caractère concret, ont une charge émotionnelle considérable, au point de faire croire qu’on est face à la réalité. Alors que le texte verbal ne travaille qu’une seule matière, la langue, le texte filmique fonctionne, au niveau de la mise en scène et des éléments pro-filmiques (terme cher à Christian Metz), que sont les lieux, les décors, les figurants, les costumes, les dialogues, la musique…

Ses films ne donnent pas du plaisir facile. L’observateur s’implique, doit faire un effort pour comprendre. Le discours filmique djebarien se présente comme une sorte de prolongement de son discours linguistique. Il est une continuité qui s’inscrit, au cœur même, des œuvres littéraires à venir. « Femmes d’Alger dans leur appartement », en est l’exemple. Ce recueil de nouvelles, est né durant le tournage de « La Nouba… ».

Le matériel filmique collecté durant la préparation et la réalisation de ce premier film, a permis la création de l’opuscule autobiographie « L’Amour, la fantasia », (1985).

L’auteure souligne, d’ailleurs, la filiation artistique qui relie et rapproche ses œuvres : « Tout ce que j’ai pris là […] est devenu du texte. Il se trouve, en effet, dans la iiie partie de L’Amour, la fantasia. […] Quand j’ai commencé à écrire le volume, la troisième partie ne devait pas porter au présent. C’est en cours d’écriture que j’ai compris que si je reconstituais la guerre du xixe siècle, il fallait aussi passer par la guerre vécue par les femmes. L’utilisation de ce matériau de repérage sonore n’est, donc, venue qu’après, comme contrepoint, comme mémoire des femmes de ma tribu ».

Dans « Vaste est la prison », Assia Djebar reprend son personnage allant parler avec des femmes. On y voit se succéder ce qui éclairent la genèse et le tournage du film, le tout formant une sorte de journal de tournage. Il y a lieu de préciser qu’Assia Djebar avait, initialement, collecté plus de vingt-cinq heures de pellicule lors des entretiens que lui avaient accordés les femmes du Mont Chenoua. Seules six séquences de 3mn environ, correspondant à leurs six témoignages se retrouveront dans « La Nouba… ». Les interférences entre « La Zerda… » et le roman « L’Amour, la fantasia », distant d’à peine trois ans, sont manifestes, d’où l’influence du film sur le roman et réciproquement.

L’auteure livre une réflexion importante sur son œuvre dans la troisième partie de « Vaste est la prison »,. Elle dévoile ce qui s’est passé durant la réalisation de « La Nouba… ». Dans l’avant-dernière partie de « fugitive et ne le sachant pas », nous avons droit à un véritable monologue liant la tradition des noubas andalouses à l’histoire familiale de la narratrice. « Le 18 décembre de cette année-là, j’ai tourné le premier plan de ma vie : un homme assis sur une chaise de paralytique regarde, arrêté sur le seuil d’une chambre, y dormir sa femme. Il ne peut entrer : deux marches qui surélèvent ce lieu font obstacle à sa chaise d’infirme. Le lit est large, bas, entouré de multiples peaux de mouton blanches…, la dormeuse a serré ses cheveux dans un foulard rouge. L’époux immobilisé regarde de loin. Il a un mouvement du torse, sa main s’appuie au chambranle, une seconde avant que je finisse le plan ».

Enfin, dans « Ces Voix qui m’assiègent… en marge de ma francophonie » (1999), Assia Djebar revient sur les thématiques de l’écran et de l’orientation du regard. « Le son, sous les images, ne pouvait être commentaire, il devait combler un vide, faire sentir ce vide… Il devait dénoncer, alerter, sans être polémique ni même engagé. Je compris, donc, que par le son, je devais ramener, suggérer, peut-être ressusciter les voix invisibles, celles de ceux qu’on n’avait pas photographiés, parce qu’ils se tapissaient dans l’ombre, parce qu’ils étaient dédaignés… ». Ainsi « La Zerda et les chants de l’oubli » rend, parfaitement, compte de l’absence et du silence. En fait, les deux films procèdent d’une volonté similaire à celle qui sous-tend son écriture littéraire. Ses expériences cinématographiques et littéraires retranscrivent, l’une et l’autre, les « multiples voix qui l’assiègent » et qui ont transporté, en elle, leurs turbulences, leurs remous. Assia Djebar commentera à de nombreuses reprises, notamment lors d’entretiens, ses deux réalisations.

Notes :

1. Quotidien arabophone, El Khabar, du 02-02-2006. (Entretien repris dans La Dépêche de Kabylie du 05- 02-2006).

2.Œuvre miraculeusement produite, grâce à la persévérance d’Ahmed Bedjaoui, producteur à la télévision algérienne (ex RTA), et du DG de l’institution, M. Abderrahmane Laghouati.

3. « La Nouba des femmes du Mont Chenoua », (1978), 120 mn, fiction greffée d’images documentaires et de renvois au travail littéraire de l’auteure, récompensée par la Critique internationale à la Mostra de Venise, 1979.

4. « La Zerda ou les chants de l’oubli », (1982), d’une durée de 60 minutes, réalisé à partir d’un scénario cosigné par Malek Alloula, (poète et écrivain, qui était alors son second mari), à partir d’images d’archives, Prix du meilleur film historique au Festival de Berlin, 1983.

http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5209520