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Simon Bolivar dans le labyrinthe de la dette

par Eric Toussaint

Publie le samedi 9 juillet 2016 par Eric Toussaint - Open-Publishing
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Bolivar Boulevard, Venezuela - Luis Robayo/AFP

Dès le début de la lutte pour l’indépendance, Simon Bolivar |1|, comme d’autres dirigeants indépendantistes,
s’est lancé dans une politique d’endettement interne (qui a
finalement bénéficié aux classes dominantes locales) et
d’endettement externe auprès de la Grande Bretagne et de ses
banquiers. Afin de pouvoir emprunter à l’étranger, il a mis en
gage une partie des richesses de la nation et il a concédé des
accords de libre échange à la Grande Bretagne. La plus grande
partie des sommes empruntées n’est jamais parvenue en Amérique
latine car les banquiers de Londres prélevaient des commissions
énormes, des taux d’intérêt réels abusifs et vendaient les
titres nettement en-dessous de leur valeur faciale. Certains des
chargés de mission latino-américains mandatés par les leaders
indépendantistes ont également prélevé d’importantes commissions
à la source quand ils n’ont pas purement et simplement volé une
partie des sommes empruntées. Pour le reste, une autre partie
importante des sommes empruntées a directement servi à l’achat
d’armes et d’équipement militaire à des prix prohibitifs aux
commerçants britanniques. Sur ce qui est parvenu en Amérique
latine, à savoir une partie mineure des sommes empruntées, des
montants importants ont été détournés par des membres des
nouvelles autorités, des chefs militaires et des classes
dominantes locales. Une série de citations de Simon Bolivar
accompagnées de commentaires de Luis Britto indiquent clairement
que le Libertador a pris peu à peu conscience du piège de la dette dans lequel lui et les nouveaux États indépendants étaient
tombés. Simon Bolivar n’a pas cherché à s’enrichir
personnellement en profitant de ses fonctions de chef d’État, ce
qui n’est pas le cas de nombreux dirigeants arrivés au pouvoir
grâce aux luttes d’indépendance.

Un endettement externe dans des termes très favorables
pour la Grande Bretagne

En novembre 1817, Simon Bolivar délègue un envoyé spécial à
Londres afin d’obtenir du financement extérieur à crédit. Dans
la lettre d’accréditation qu’il rédige, il lui confère d’énormes
pouvoirs : « Et afin qu’il propose, négocie, adapte, conclue
et signe au nom et sous l’autorité de la République du
Venezuela tout pacte, convention et traité fondé sur le
principe de sa reconnaissance, comme État libre et
indépendant, et de lui apporter soutien et protection, en
stipulant à cet effet toutes les conditions nécessaires pour
indemniser la Grande Bretagne pour ses généreux sacrifices et
lui apporter les preuves les plus positives et solennelles
d’une noble gratitude et d’une parfaite réciprocité de
services et de sentiments
 » (Luis Britto, p. 395). Luis
Britto |2|
fait le commentaire suivant : « L’accréditation est conçue en
des termes très larges : il est possible de convenir de
« quelque condition nécessaire
 ». « Le mandataire comme
les prêteurs en useront avec la plus grande liberté
 »
(Britto p. 395). Au début les dettes contractées doivent
exclusivement servir à l’effort de guerre.

Se référant à la création de la Grand Colombie (Venezuela,
Colombie, Panama, Équateur) en 1819, Britto note : « Cette
intégration entraîne l’amalgame des dettes contractées par
chacun des corps politiques. Ainsi, l’article 8 de cette
Constitution stipule clairement : ”Sont reconnues
solidairement comme dette nationale de la Colombie les dettes que les deux peuples ont
contractées séparément ; et tous les biens de la République
sont garants de leur règlement”
 ». Britto poursuit : « Non
seulement les dettes sont constitutionnellement consolidées :
de par la Loi fondamentale, tous les biens publics du corps
politique naissant sont mis en garantie. Hélas, cette
opération ne s’effectue pas avec la transparence que l’on
aurait pu souhaiter, car les registres des opérations étaient
incomplets et confus.
 »

Rosa Luxembourg, près d’un siècle plus tard, considérait que
ces emprunts, bien que nécessaires, avaient constitué un
instrument de subordination des jeunes États en création : « Ces
emprunts sont indispensables à l’émancipation des jeunes États
capitalistes ascendants et en même temps, ils constituent le
moyen le plus sûr pour les vieux pays capitalistes de tenir
les jeunes pays en tutelle, de contrôler leurs finances et
d’exercer une pression sur leur politique étrangère, douanière
et commerciale
 » |3|. De mon côté, j’ai analysé le lien entre la
politique d’endettement et les accords de libre-échange dans la
première moitié du 19e siècle
en Amérique latine dans « La dette et le libre-échange comme instruments
de subordination de l’Amérique latine depuis l’indépendance
 ».


Les nouvelles élites profitent de la dette interne et refusent
de payer les impôts

Le Consul anglais, sir Robert Ker Porter, mentionne les
conversations avec Simon Bolivar dans son journal et à la date
du mercredi 15 février 1827, il observe que : « Bolivar
reconnaît l’existence d’une dette interne de 71 millions de
dollars, en monnaie-papier, devant être payée par le
gouvernement. Des centaines d’individus ont spéculé
intensément et de façon usuraire la plupart du temps sur les
bons, les rachetant à des gens dans le besoin à 5%, 25% et
60%, et on m’informe, cela paraît incroyable, que presqu’aucun
fonctionnaire ne conserve d’argent liquide, car tout part dans
cette spéculation immorale et anti patriotique : le vice-président Santander
(m’apprend-on) possède pour deux millions de ces bons, qu’il a
vraisemblablement achetés pour 200 000 dollars
 » (voir
Britto, op. cit. p. 378). Luis Britto fait le commentaire
suivant : « ces agioteurs sont à leur tour étroitement liés à
de nombreux officiers et hommes politiques républicains, qui
se font de grosses fortunes aux dépens du sang de leurs
troupes
 » (p. 380). Et il ajoute : « la seule annonce
de mesures fiscales rigoureuses fait peur à des fonctionnaires
comme l’Intendant Cristobal Mendoz, qui démissionne
intempestivement
 » (p. 380).


La dette nationale va nous opprimer

Les mots utilisés par Simon Bolivar dans une lettre envoyée le
14 juin 1823 au Vice-président Francisco Paula de Santander
(celui dont parle le consul anglais dans ses notes de 1827) sont
percutants : « Enfin, nous ferons tout, mais la dette
nationale va nous opprimer.
 » Et se référant aux membres
des classes dominantes locales et des nouveaux pouvoirs : « La
dette publique engendre un chaos d’horreurs, de calamités et
de crimes et Monsieur Zea est le génie du mal, et Mendez, le
génie de l’erreur et la Colombie est une victime dont ces
vautours dépècent les viscères : ils ont dévoré à l’avance la
sueur du peuple colombien ; ils ont détruit notre crédit
moral, et nous n’avons reçu en échange que de maigres
soutiens. Quelle que soit la décision que l’on prenne en ce
qui concerne cette dette, ce sera horrible : si nous la
reconnaissons, nous cessons d’exister, et si nous ne le
faisons pas… cette nation sera l’objet de l’opprobre
 »
(Britto, p. 405). On voit clairement que Simon Bolivar qui a
pris conscience du piège de la dette rejette la perspective de
la répudiation.

Deux mois plus tard, Simon Bolivar écrit à nouveau au
Vice-président Santander au sujet de la dette et se réfère à la
situation des nouvelles autorités du Pérou : « Le
gouvernement de Riva Agüero est le gouvernement d’un Catilina
associé à celui d’un Chaos ; vous ne pouvez imaginer pires
canailles ni pires voleurs que ceux que le Pérou a à sa tête.
Ils ont mangé six millions de pesos de prêts, de façon
scandaleuse. Riva Agüero, Santa Cruz et le Ministre de la
guerre ont volé à eux seuls 700 000 pesos, seulement en
contrats passés pour l’équipement et l’embarquement de
troupes. Le Congrès a demandé des comptes et il a été traité
comme le Divan de Constantinople. La façon dont s’est conduit
Riva Agüero est proprement infâme. Et le pire, c’est qu’entre
Espagnols et patriotes, ils ont fait mourir le Pérou à force
de pillages répétés. Ce pays est le plus cher du monde et il
n’y a plus un maravedi pour l’entretenir
 » (in Britto, p.
406)

Simon Bolivar acculé par les créanciers est disposé à leur
céder des biens publics. En 1825, il propose de payer la dette
en cédant une partie des mines du Pérou qui ont été laissées à
l’abandon au cours de la guerre d’indépendance (voir Britto p.
408 et svtes) ; en 1827, il essaye de développer la culture du
tabac de qualité afin de la vendre en Grande Bretagne de manière
à pouvoir payer la dette (Britto, p. 378-382) ; en 1830, il
propose de vendre aux créanciers des terres publiques en friche
(Britto, p. 415-416).


Simon Bolivar menace de dénoncer publiquement devant le peuple
l’abominable système de la dette

Le 22 juillet 1825, Simon Bolivar écrit à Hipólito Unanue,
président du conseil du gouvernement du Pérou : « Les maîtres
des mines, les maîtres des Andes d’argent et d’or, cherchent à
se faire prêter des millions pour mal payer leur petite troupe
et leur misérable administration. Que l’on dise tout cela au
peuple et que l’on dénonce fortement nos abus et notre
ineptie, pour qu’il ne soit pas dit que le gouvernement
protège l’abominable système qui nous ruine. Que l’on dénonce,
dis-je, dans la « Gazette du Gouvernement » nos abus ; et que
l’on y présente des tableaux qui blessent l’imagination des
citoyens
 » (Britto, p. 408).

En décembre 1830, Simon Bolivar décède à Santa Marta (sur la
côte caraïbe de la Colombie) alors que la Grande Colombie est
déchirée et qu’il a été abandonné par les classes dominantes de
la région. Il est prouvé qu’il n’a jamais cherché à s’enrichir
personnellement en profitant de ses fonctions de chef d’État, ce
qui n’est pas le cas de nombreux dirigeants arrivés au pouvoir
grâce aux luttes d’indépendance.


Remerciements à Lucile Daumas qui a traduit en français les
citations en espagnol.


Notes

|1|
Simón Bolívar, né le 24 juillet 1783 à Caracas au Venezuela, et
mort le 17 décembre 1830 à Santa Marta en Colombie, est un
général et homme politique vénézuélien. II est une figure
emblématique, avec l’Argentin José de San Martín et le Chilien
Bernardo O’Higgins, de l’émancipation des colonies espagnoles
d’Amérique du Sud dès 1813. Il participa de manière décisive à
l’indépendance des actuels Bolivie, Colombie, Équateur, Panama,
Pérou et Venezuela. Bolívar participa également à la création de
la Grande Colombie, dont il souhaitait qu’elle devînt une grande
confédération politique et militaire regroupant l’ensemble de
l’Amérique latine, et dont il fut le premier Président.

Le titre honorifique de « Libertador » lui fut d’abord accordé
par le Cabildo de Mérida (Venezuela), puis ratifié à Caracas
(1813), et reste aujourd’hui encore associé à son nom. Bolívar
rencontra tant d’obstacles pour mener à bien ses projets qu’il
en arriva à s’appeler lui-même « l’homme des difficultés », dans
une lettre adressée au général Francisco de Paula Santander en
1825.

En tant que figure majeure de l’histoire universelle, Bolívar
est aujourd’hui une icône politique et militaire dans de
nombreux pays d’Amérique latine et dans le monde, qui ont donné
son nom à un très grand nombre de places, de rues ou de parcs.
Son nom est aussi celui d’un État du Venezuela, d’un département
de la Colombie et surtout d’un pays, la Bolivie. On retrouve des
statues à son effigie dans la plupart des grandes villes
d’Amérique hispanophone, mais aussi à New York, Lisbonne, Paris,
Londres, Bruxelles, Le Caire, Tokyo, Québec, Ottawa, Alger,
Madrid, Téhéran, Barcelone, Moscou et Bucarest. Extrait de Wikipedia.

|2|
Luis Britto Garcia est un homme de lettres, dramaturge,
historien et essayiste vénézuélien, né à Caracas le 9 octobre
1940. En 2010, il a publié en espagnol un ouvrage consacré à
Sion Bolivar : El pensamiento del Libertador - Economía y
Sociedad, BCV, Caracas, 2010 http://blog.chavez.org.ve/temas/lib...
En mai 2012, Luis Britto Garcia a été nommé Conseiller de la
présidence, par le président Hugo Chávez, au Conseil d’État
vénézuélien. Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Luis_...

|3|
Rosa Luxembourg. 1913. L’accumulation du capital, Maspero,
Paris, 1969, Vol. II, p. 89.

http://cadtm.org/Simon-Bolivar-dans-le-labyrinthe

Messages

  • Simon Bolivar : Homme, un Humaniste d’une intégrité remarquable ! Un exemple qui inspira beaucoup les Humanistes de la fin du 19ème siècle ; Marx, Engels, Lénine ....! Merci pour ce rappel historique qui je crois fait d’autres inspirations de nos jours . De vaillants dirigeants épris de justice se lèvent encore et se lèveront toujours ! Il n’est pas vrai que l’Humanité se destine aux prédateurs !