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Thales : petits meurtres entre amis, ou la politique des bâtons dans les roues

par Bertrand F

Publie le lundi 9 septembre 2019 par Bertrand F - Open-Publishing

Nº1 français et nº8 mondial de l’industrie de la Défense, Thales se doit d’être à la hauteur de ses responsabilités sur un marché où d’autres entreprises françaises ont aussi un – beau – rôle à jouer. Mais trop souvent, Thales n’en fait qu’à sa tête. Explications.

Dans son bureau de la tour Carpe Diem à la Défense, le PDG de Thales a toutes les raisons de regarder avec fierté la trajectoire de son groupe. Depuis son accession tout en haut de la pyramide Thales en décembre 2015, Patrice Caine n’a jamais fait mystère de ses projets pour Thales. Arrivé dans le groupe en 2002 quatre ans après la fusion des branches militaires d’Alcatel, de Dassault Electronique et de Thomson CSF, Caine a gravi les échelons, sûr de sa destinée alors que la fin des années 2000 a vu se succéder pas moins de quatre PDG en six ans. Dans sa famille, l’échec professionnel n’existe pas. Son frère aîné Stéphane lui a montré la voie : les deux frères ont fait leurs armes dans la fonction publique, dans l’équipe Jospin à la fin des années 90. Stéphane est parti chez Veolia, Patrice chez Thales. Cet état d’esprit de battant, Patrice Caine l’a insufflé à chaque étage de son groupe, dans chaque branche d’activité. Et sur les cinq continents.

Parfois partenaires, parfois concurrents

Mais toute médaille a son revers. Car Thales se veut aujourd’hui omnipotent, dans les domaines militaire et civil, quitte à marcher sur les platebandes de ses partenaires les plus proches. Mais avant de rentrer dans le détail des manœuvres commerciales du groupe, un rapide tour d’horizon des acteurs de l’industrie française de l’armement s’impose. Qui fait quoi ? Qui contrôle qui ? Car les liens du type « Je t’aime moi non plus » entre certains d’entre eux sont essentiels à comprendre. Pour faire simple, l’industrie hexagonale réunit :
• Pour l’armée de terre : Nexter (88e groupe mondial, selon le SIPRI, Institut international de recherche sur la paix de Stockholm) et Arquus (ex-Renault Trucks Defense)
• Pour la marine : Naval Group (19e groupe mondial)
• Pour l’armée de l’air : Dassault Aviation (50e groupe mondial)
• Pour la fabrication de missiles : MBDA (consortium européen)
• Pour l’électronique : Thales (8e groupe mondial)
• Pour les motorisations (avions, hélicoptères, fusées) : Safran (33e groupe mondial)

Tous ces acteurs se retrouvent fréquemment sur les mêmes appels d’offres, soit parce qu’ils sont partenaires au sein de consortiums (le Rafale réunit par exemple Dassault, Thales et MBDA), soit parce qu’ils sont en concurrence directe. Le meilleur exemple pour cela reste le marché des drones furtifs : Thales est partenaire de Dassault sur la conception du drone Neuron, tout en s’alliant avec le Britannique Elbit Systems pour la conception d’un drone concurrent, le Watchkeeper. Thales joue sur tous les tableaux.

Dernière chose, essentielle, à garder à l’esprit entre les deux poids lourds français du secteur : Dassault Aviation contrôle 24,3% du capital de Thales. A noter que Thales contrôle quant à lui 35% du capital de Naval Group. Le décor est planté.

Chez Thales, l’appétit vient en mangeant

Quatre ans après sa prise de pouvoir, les résultats sont là : Patrice Caine a boosté son groupe, lui apportant la stabilité managériale dont celui-ci avait besoin. Les carnets de commande sont pleins, les objectifs annoncés par l’équipe précédente en 2013 – le programme Ambition 10 – sont déjà presque atteints. Tous les voyants sont au vert. Et même un peu trop.

En effet, Thales se retrouve fréquemment en concurrence avec ses partenaires français. Comme l’Etat français ne joue pas le rôle de régulateur qu’il devrait jouer, le PDG de Thales ne se gêne pas : tout est bon pour prendre des parts de marché, ou exiger des clauses d’exclusivité, tout en faisant semblant de jouer le bon élève pour garder son « quasi-monopole » et les subsides de la DGA qui vont avec. Bien que Patrice Caine se refuse - pour l’instant - à revendiquer un quelconque leadership sur les programmes, il se verrait bien en effet « maître d’œuvre » des futurs systèmes de « combat collaboratif connecté », selon le journal l’Opinion*. Thales a ainsi dû mettre par exemple le pied dans la porte du SCAF, acronyme du futur avion de chasse européen, et Patrice Caine n’a guère apprécié la désinvolture de l’Etat et des autres industriels concernés sur ce dossier. Pour lui, Thales se situe de facto au cœur de systèmes d’armes conçus autour des capacités de tir, des systèmes de communication et des capteurs, que l’on parle d’un avion de chasse ou d’un blindé. Dans la vision de Patrice Caine, la « hiérarchie industrielle » devrait être logiquement inverse, Nexter, Dassault ou Airbus devenant simples équipementiers des « systèmes d’armes Thales », terrestres ou aériens, ni plus ni moins… Mais à vouloir en faire trop, Thales commence à en agacer plus d’un.

Contrat belgo-néerlandais : le coup de Jarnac de Thales n’a pas fonctionné

Mais parfois, la concurrence est plus rude que prévue pour Thales. Dans les tuyaux depuis 2017, le super contrat de 2,2 milliards d’euros avec les gouvernements belge et hollandais vient d’être remporté par un consortium dans lequel on retrouve… Naval Group, le spécialiste français de la construction de bâtiments militaires. Cela semble logique de prime abord. Pourtant, pendant des mois, un autre dossier a eu les faveurs des pronostics : celui présenté par le tandem Thales/STX. Naval Group a finalement remporté le contrat au nez et à la barbe de son actionnaire et néanmoins meilleur ennemi, et ce sur tous les tableaux : technique, financier et industriel. Et ça, Patrice Caine n’a pas du tout apprécié. D’autant plus que les projets actuels de Naval Group – le rapprochement avec sa contrepartie italienne Fincantieri – ont tout pour déplaire à Thales : Fincantieri apporte dans ses bagages l’équipementier Leonardo, un concurrent direct. L’opposition butée de Thales au rapprochement franco-italien commence à tourner au mauvais feuilleton politico-industriel.

Il faut dire que les relations entre Thales et Naval Group sont houleuses depuis plusieurs années, l’idée d’un rachat des parts de l’Etat de Naval Group ayant déjà été à l’ordre du jour chez Thales. Comme le dit son PDG, « 35% (du capital de Naval Group), c’est trop ou trop peu ». Mais le statu quo risque de durer car l’État tarde à s’exprimer. Il y a peu de chances que Thales mette la main sur son partenaire/concurrent. De là à imaginer une décision de sortie du capital de Naval Group il n’y a qu’un pas, profitant de la confortable plus-value générée par les excellents résultats récemment annoncés par le constructeur naval…

(*) https://www.lopinion.fr/edition/international/combat-aerien-futur-thales-se-sent-exclu-cooperation-franco-allemande-169517+&cd=1&hl=fr&ct=clnk&gl=fr